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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

poesie

La nuit du coeur

12 Février 2019, 01:29am

Publié par Grégoire.

Il n'y a pas d'autre raison de vivre que de regarder, de tous ses yeux et de toute son enfance, cette vie qui passe et nous ignore.

Les œuvres issues du vide ont une grâce comparable à celle du vent sur un champ de blé. Elles sont le vent, elles sont le champ. Elles donnent à voir les cordes d'un silence.

Ce sont nos maladresses qui nous sauvent. Nos habiletés nous mènent aux enfers.

L'odeur de miel me soûle en traversant le pont. Elle peint à la feuille d'or les alvéoles de mes poumons. Mon hôte qui me raccompagne à la gare de Strasbourg est un homme sensible. Il me montre les ruches alignées sur la berge en bas : la ville abandonne cet espace aux abeilles meilleures ouvrières de France. Je me penche, je regarde : les ruches, collées par cinq ou six les unes aux autres, ressemblent à des cercueils - les plus espérants que j'aie jamais vus. Elles dégagent une odeur de sainteté. Ce sucré de la fleur c'est comme l'enthousiasmante odeur de pain chaud - quelque chose qui indique une porte ouverte du paradis, et même : aucune porte. L'ouverture absolue. 
 
Nos cœurs sont ces cercueils d'abeilles. La lumière des jours s'y métamorphose à notre insu en sentiment inexplicable que vivre vaut la peine, toute la peine.

 

Il faut ouvrir une porte là où il n'y en a pas, puis laisser entrer le silence qui est le seul vrai Dieu.

Christian Bobin, la nuit du coeur.

 

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La poésie est prophétie

10 Février 2019, 01:03am

Publié par Grégoire.

La poésie est prophétie

" Il n’y a pas de séparation entre la vie et le sacré. Tout est spirituel. Je ne veux pas porter la couronne de la spiritualité ou de la religiosité. Je me méfie de tous les mots qui finissent par «ité». Cela me paraît prétentieux de dire que je vais parler de ma spiritualité, d’appartenir à une caste de spirituels. J’essaie juste de vivre le plus profondément, sincèrement possible avec les autres en Dieu, qui est l’abîme intérieur. 

Je suis née dans une famille d’artistes. Mon père était organiste titulaire de l’orgue de chœur de Notre-Dame. Ma mère était actrice de théâtre. Elle souhaitait que je suive le même chemin qu’elle. J’ai pris des cours de théâtre, mais je ne voulais pas être actrice. J’ai très vite compris que le seul rôle que je souhaitais jouer était le mien. J’ai été élevée dans la religion chrétienne, mais je m’en suis émancipée rapidement. 

Inapte à m’intégrer dans les cadres scolaires, j’ai cherché dès mes 13 ans ma propre voie dans la poésie. Je me suis fabriqué un monde pour échapper à l’enfer de la récréation, un monde où l’on est consolé par un poème, ressuscité par une phrase. Très tôt, j’ai été marquée par des figures de contes, telles que Neige-Blanche et Rose-Rouge, Shéhérazade. J’ai senti à travers elles qu’il y avait un équilibre à trouver entre le charnel et le spirituel. Shéhérazade a un physique plaisant et en même temps elle raconte des histoires, elle est dans le verbe. C’est la femme qui essaie de combattre le tyran. L’écriture m’a sauvée de la cour de récréation comme du moule de la société.

Mon premier recueil de poèmes, Noone, fut remarqué et publié par Jean Grosjean. Quand j’ai lu cet auteur, tout s’est éclairé. Ses livres m’ont réconciliée avec les Écritures saintes. Ils m’ont révélé un mode de pensée inchangé depuis Abraham, où la valeur suprême est la vie ordinaire et autrui. J’y ai trouvé une pensée de la rencontre et de la personne répondant à ma propre quête. Le but est d’aller vers l’autre et d’établir avec lui un lien de vérité qui ne se confond pas avec les rôles sociaux. Pour Jean Grosjean, Dieu est une personne, et le hasard n’existe pas, puisqu’il est un des visages de Dieu. 

... En 1968, je suis allée à Paris pour étudier la philosophie. Puis je suis entrée au Cirque d’hiver. J’y ai rencontré mon futur mari, le dompteur Alexandre Bouglione, et les Gitans, ma famille d’âme. Des gens en chair et en os, plus incarnés que les idées ou les concepts philosophiques que j’avais étudiés, qui réconciliaient la pensée et l’instinct. L’instinct est capital ; la pensée est limitée. L’instinct traverse tout, il voit beaucoup plus loin que les idées. Avec mon mari, nous rêvions de créer un cirque qui serait un lieu de vie sauvage et de pensée vitale à la fois, rappelant un mode de vie biblique. Un cirque dépouillé de tous les numéros spectaculaires habituels, où le sacré reprendrait sa place. Où la joie et la vie seraient présentes. Chez les Gitans, un repas est une messe ; la nourriture partagée, une communion ; le quotidien, une liturgie. Nous avons alors créé le cirque Lydia Bouglione, qui est devenu plus tard le cirque Romanès. 

Ma spiritualité est inclassable. Elle est inédite. Je ne prie pas au sens commun du terme, je ne vais pas à la messe. Néanmoins, je fréquente les églises, qui sont des « maisons » silencieuses où l’on peut réfléchir et méditer. Je lis des auteurs de toutes confessions. Je peux trouver dans des textes profanes des illuminations aussi spirituelles que chez les grands mystiques. Car toutes les pensées intériorisées sont des prières. Jean Genet disait qu’un certain temps de vie nous est donné et qu’il s’agit d’en faire quelque chose. Selon moi, il faut retrouver le sens du sacré, aimer, ce qui consiste d’après Jean Grosjean non pas à regarder dans la même direction, mais être dos à dos pour voir d’où vient l’ennemi, celui qui détruit la vie, hisser la vie à son niveau le plus haut.

Lydie Dattas.

La poésie est prophétie

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Ressemeler l'âme

4 Février 2019, 03:06am

Publié par Grégoire.

Ressemeler l'âme

Seul, il avait appris l’arabe et la réparation des chaussures ne sachant rien ni de l’un, ni de l’autre. Aurais-je été capable un beau jour de prendre la décision de m’asseoir au coin d’une rue, déposant mes propres chaussures devant moi, comme un faux client en attendant qu’une vraie première personne s’arrête et me confie les siennes ? Ses pauvres chaussures pointées devant lui réclamaient du travail, pour ne pas avoir à tendre une main faisant l’aumône. Sa santé ne lui permettait plus de travailler dans les palmeraies où les chantiers de construction. Ce travail se situait dans un rapport financier médian entre les chantiers à 1000 dinars la journée sans garantie de paiement et les différentes formes de mendicité pouvant rapporter de 1500 à 3000 dinars, selon les différents niveaux de handicap, enfant compris…

Il connaissait la valeur des chaussures pour avoir économisé les siennes, chaussant ses mains sur des centaines de kilomètres de migration. Il avait appris que les cadavres croisés dans le désert pouvaient s’en passer. Qu’il valait mieux être va-nu-pieds au paradis que non ou mal chaussé sur cette terre. Il savait donc que le premier signe de richesse est d’être chaussé.  Alors, au bout de cette ruelle, il était prêt à mettre ses mains au service des pieds des autres.

Lorsque j’étais enfant, je vivais dans un pays où l’on réparait encore les chaussures en prenant le temps d’écouter ceux qui étaient dedans. On confiait au cordonnier son intimité pédestre, comme à un médecin, expliquant ce qui n’allait pas. Aujourd’hui on remmène ses vieilles savates dans un cercueil en carton neuf, celui où patientaient les remplaçantes désormais exhibées.

Peu à peu les mains d’Yliès se couvraient d’une semelle de corne crevassée. Comme si des milliers de pas, d’innombrables trajets et courses aventureuses, petit à petit suivaient les lignes de vie de ses mains et les courbes de déclivité de ses empreintes. Son travail réclamait toute son attention. Redonner vie aux vieux cuirs, aux plastiques, aux caoutchoucs, à toutes sortes de similis justifiait aux yeux de tous sa présence.

Au bout de la rue le monde se faisait ressemeler, coller, recoudre avec un simple pied de fer, un petit marteau, quelques aiguilles. A l’autre extrémité de cette petite rue, un pédiatre puis un dentiste, puis un médecin. Que des réparateurs…Au bout de cette chaîne, Yliès renvoyait sur ses deux pieds chacun dans la grand-rue du monde. Parfois marcher mieux, aller un peu plus loin, ressemelle l’âme…

Un matin l’absence d’Yliès marqua l’angle de la rue. On avait presque oublié que les chaussures et ceux qui les occupent sont faits pour circuler et que la réparation n’est qu’une sédentarité passagère. La carte de ses mains dessinée par l’usure de milliers de pas était devenue lisible. Le nomade avait repris ses chaussures pour la grand-rue du monde…

Jean-François Debargue

 

« Toute personne à le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un état. » (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, art. 13)

 

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De l'imperfection de Dieu.

25 Janvier 2019, 01:50am

Publié par Grégoire.

De l'imperfection de Dieu.
Cet homme était comme moi: il n'existait pas. Il portait un feutre cabossé sur la tête, un costume froissé par des nuits passées dehors. Collée à ses lèvres, une cigarette. Il l'oubliait puis la ranimait en tirant dessus au bord de l'abîme, alors qu'elle allait s'éteindre. Ce vagabond était tout entier précipité dans ses yeux. Sa voix poussait les nuages. Les mots qui passaient ses lèvres faisaient trembler de joie le mégot blanchâtre. Il parlait brutalement comme font les sages, sans songer à ménager qui que ce soit.
 
Il y a quelque chose, me dit-il , qui ne va pas avec les religieux. Ils assurent que Dieu est parfait- mais il ne peut l'être s'il est vivant : vivre c'est toujours plus ou moins échouer, manquer, trembler. Et il est vivant, Dieu, nous en sommes bien d'accord,  monsieur,  il est vivant et même le seul à l'être, n'est-ce pas? J'acquiesçai, ma seule certitude étant cette vie sauvage du divin, en nous et au dehors dans ses apparitions concrètes,  inapprivoisables. Eh bien cher ami, poursuivit-il , franchissons un seuil : si Dieu, grâce à Dieu, n'est pas parfait,  par contre le diable l'est. Il est même le seul à l'être. La preuve est sous nos yeux : nos technologies lisses, arachnéennes, et nos morales aiguisées comme des sabres - ici le bien, là le mal -,  témoignent de ce que je dis : le diable est épris de perfection. Le diable est le sans reproche, le tout-blanc en baskets, le très efficace bâtisseur d'une vie nouvelle dans laquelle,  croyez-le bien, je n'entrerai pour rien au monde. J'habite une forêt. Les arbres sont de grands croyants. Leur respiration est mon maître. Tant de puissance alliée à tant de délicatesse. Dans une forêt la modernité arrive en lambeaux. Dans les métropoles elle explose plein centre. Rien n'y subsiste, que des visages affairés. Ce ne sont plus des visages mais des calculs avec deux yeux au milieu. Puis il se tut, sembla soudain mélancolique. Un rire le traversa, secouant sa cigarette toujours soudée à ses lèvres. Je ris, dit-il il, de ma propre idiotie. Comme si je savais quoi que ce soit ! Qu'est-ce qui me prend  de vous parler du monde et de ses technologies? C'est ajouter du bruit au bruit. Plutôt vous dire ceci, autrement plus décisif : hier j'ai entendu le vent rouler dans les feuillages, près d'une barrière. Au début c'était puissant, déterminé. Le convoi de l'éternel avec ses trente tonnes de lumière qui passaient. Puis ça c'est adouci en murmure. Je pense que vous ne me croirez pas mais j'ai entendu le chuchotement des morts aimés : la plus belle preuve de Dieu jamais donnée. C'était à la lisière de la parole et du silence. Une écoute absolue de nos angoisses. Vous comprenez? Quelqu'un qui nous écouterait vraiment. Ce souffle passait à  l'intérieur de mon coeur. Quelqu'un me recueillait ( n'est-ce pas le vrai sens d'écouter ?) avec toutes mes stupidités, mes paresses, mes sommeils, pour me rappeler à la catastrophique merveille de vivre. Puis cette rumeur est partie. Les arbres, c'étaient des trembles. Je vous raconte ceci avant de l'oublier. Le propre d'une révélation c'est d'être très vite effacée.
 
Idiots que nous sommes, dit-il en riant! Tout est dans le creux de nos mains vides et nous allons chercher au fond de nos poches ou dans la poche du voisin! Il riait et son rire effaçait peu à peu ses traits, son corps, son chapeau. C'est la cigarette qui a disparu en dernier. Un feu rouge dans l'infini. 
 
C.Bobin 
De l'imperfection de Dieu.

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L'essentiel on l'attrape en une seconde. Le reste est inutile.

21 Janvier 2019, 01:48am

Publié par Grégoire.

L'essentiel on l'attrape en une seconde. Le reste est inutile.
L'essentiel on l'attrape en une seconde. Le reste est inutile.
L'essentiel on l'attrape en une seconde. Le reste est inutile.
L'essentiel on l'attrape en une seconde. Le reste est inutile.

Ce matin, le chant d’un rouge-gorge a réveillé le soleil dans le jardin. Toutes les eaux du paradis sortaient de sa gorge, inondaient la terre. J’ai assisté, pendant quelques secondes, à la défaite de tous les nihilismes.

« La vie est extraordinairement simple » lançait-il, sans soucis d’être cru, éclaboussant toutes les heures à venir. Chemise gonflée par le vent, l’oiseau chantait à tue-tête les amours de la lumière et du vide.

Ses petites pattes solidement plantées sur une branche d’arbre, l’oiseau me dévisageait. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire : « Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées.» Je n'ai pas su lui répondre.

C Bobin.

 

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Jean-Louis Trintignant et Daniel Mille, un tango de poésie.

20 Janvier 2019, 01:45am

Publié par Grégoire.

Jean-Louis Trintignant et Daniel Mille, un tango de poésie.

Jean-Louis Trintignant et Daniel Mille, c’est un tango qui dure depuis plus de dix ans. En 1998, ils ont partagé la scène au rythme de La Valse des adieux d’Aragon, puis ont fait danser Poèmes à Lou d’Apollinaire. Aujourd’hui, le comédien vient glisser ses poèmes libertaires favoris dans les magnifiques interprétations que l’accordéoniste a faites de la musique de Piazzolla. Le compositeur argentin a transcendé le tango pour léguer une oeuvre intemporelle. Daniel Mille nous fait redécouvrir toute l’humanité de cette musique à la fois savante et populaire, dans une instrumentation sublimée par la sensualité des cordes.

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L’oubli, cette autre nuit.

18 Janvier 2019, 01:39am

Publié par Grégoire.

L’oubli, cette autre nuit.

Le jour s’étire sous le drap de sa nuit, tranquillement, sans bruit. Dans la poussière de la Hamada, la prière des hommes accompagne cet enfant né de l’aube et le berce dans son refuge rouge sang. Ces hommes qui prient sont eux mêmes réfugiés. Depuis plus de trois générations. Ils savent tendre avec respect une couverture à l’hôte et au jour passant.

A mes côtés gazouille joyeusement une toute petite fille aveugle, Fahrida, comme un oiseau dans l’épaisseur à jamais sombre de sa forêt.

Ce n’est pas le malheur qui blesse, c’est d’avoir eu connaissance du bonheur. Les vieux Sahraouis portent dans leurs yeux ridés cette blessure que ravivent les souvenirs des jours heureux. Ils enseignent douloureusement ce bonheur d’avoir été libres à ceux qui ne l’ont pas connu pour ne pas faire du malheur une simple insouciance.

Seul le premier déracinement compte. En perdant tout on se quitte vraiment. On n’emporte que sa vie et le sac sans poids des souvenirs. Vous n’êtes plus vous; vous êtes déjà un réfugié qui court à vos côtés. Du presque rien de ce sac il faut refaire une identité. Les départs suivants ne sont plus arrachements mais pas encore des choix. Ce sont mouvements de nage pour ne pas couler; pas forcément pour vivre, mais pour ne pas mourir.

Fahrida sautille dans ses feuillages. Faudra t’il lui dire ce qui lui manque? Sous le drap de sa nuit, rêve t’elle en noir et noir?

Seul un comportement de grand nomade permet paradoxalement de survivre à la sédentarisation des camps. Mais la capacité à s’adapter aux pires des situations survit elle à la succession des générations? à la perte mémorielle faute de vécu? à l’inanité des institutions faute de présent et d’avenir? à l’étouffement instrumentalisé de l’assistanat humanitaire? à la diaspora provisoirement définitive?

Faut il taire aux nouvelles générations nées dans les camps leurs droits spoliés?Faut il en arriver à souhaiter que la cécité de ceux qui détiennent la solution contamine les réfugiés, comme un refuge ultime?

Dans ce monde plus profond encore d’absence et d’oubli, sous le drap de nos nuits, Fahrida avance en éclaireuse.

 

Jean-François Debargue

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la vie se résume à trouver une autre personne avec qui partager ses jours, puis à survivre à la rencontre...

14 Janvier 2019, 01:05am

Publié par Grégoire.

la vie se résume à trouver une autre personne avec qui partager ses jours, puis à survivre à la rencontre...

La solitude d'un homme -—- de tous les hommes quoi la comparer, comment la mesurer ? Elle est plus grande que tous les mondes qu'il y a dans le monde.

L'abbatiale de Conques est une femme de miséricorde qui ouvre au premier venu son sexe, son ventre, qui l'engloutit et lui donne à manger sa chair la plus délicate, la lumière rosée, bleutée, parfois gris neige, des vitraux.

Un homme, c'est une bête divine qui s'enfouit dans le terrier d'une ambition, d'une passion, d'une œuvre. Ce coureur du cent mètres, doigts tendus sur la piste, quand le stade retient son souffle et se tait juste avant le signal du starter, le claquement sec de la mort. Une solitude dont personne n'est la cause.

Il y a un évangile des fleurs d'acacia, ces jeunes aristocrates guillotinées aux premiers beaux jours. Je le  connais bien cet évangile. Il parle de ce dieu qui meurt et aussitôt revient pour nous donner les premiers soins.

Christian Bobin, la nuit du coeur.

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« Je suis juste amoureux de la vie au plus haut point »

3 Janvier 2019, 15:37pm

Publié par Grégoire.

« Je suis juste amoureux de la vie au plus haut point »

Depuis quatre décennies, Christian Bobin réenchante le monde par la magie de sa poésie. Encore bouleversés par la lecture de sa « Nuit du cœur », nous l’avons rencontré au seuil de cette nouvelle année.

 

Il ne reçoit plus trop chez lui, dans sa maison-datcha des environs boisés du Creusot. Avec le temps et la notoriété, on croit savoir pourquoi. Christian Bobin ne refuse pas les visites. Mais l’auteur mythique du Très bas, traduit aujourd’hui en quarante langues et célébré partout dans le monde – Iran et Japon en tête – comme un des derniers grands poètes vivants, demeure une terre sauvage qui a besoin d’ombre et de solitude pour produire sa lumière.

La solitude est son bain de décantation. Elle lui évite de se perdre dans le carnaval du monde. Elle cloue aussi le bec à ses derniers détracteurs, ceux qui n’en démordent pas (Ah ! Bobin l’embobineur, Ah ! Bobin le petit chantre des bonheurs minuscules, des jours sans gloire, du grand dénuement, etc.). C’est donc dans les salons de son éditeur, Gallimard, que la rencontre a lieu. Il vous met à l’aise tout de suite. « Ne vous souciez donc pas du temps imparti... on ne va même pas compter. » On est tout de même dans ses petits souliers. On ne veut pas le bombarder de questions, ni remplir le silence à tout prix... De toute manière, il n’est pas homme à se laisser tenir la bride courte. Il se tient concentré, en face de vous, ses deux mains de jardinier enserrant délicatement une petite bouteille d’eau, l’œil vif aux reflets mordorés, le débit lent, la pensée affûtée, la voix chaude et calme éclatant de temps en temps en une immense détonation de rire.

 

 

On pense au personnage de Dostoïevski, le prince Mychkine, ce frêle roseau de bonté et de lucidité – ou à l’anti-héros d’Ordet, le chef-d’œuvre de Dreyer, l’autre fol en Christ à la présence magnétique. « Ne nous y trompons pas, Bobin est un lutteur. Depuis quarante ans, il lutte », nous avait soufflé auparavant Frère Grégoire Plus, ce religieux de la Communauté Saint-Jean qui propose des spectacles poétiques inspirés de l’œuvre de Bobin. Contre quoi lutte-t-il donc, ce poète-né, cet écorché de la première heure ? Contre l’engourdissement de l’âme, contre l’absence d’étonnement, contre l’esprit de sérieux et de convoitise, contre un nihilisme ravageur, contre le soleil noir de sa propre mélancolie, qu’il a la pudeur de taire.

 

« Sous le front bombé comme une ogive d’obus, ardoit une âme opiniâtre », pointe Dominique Pagnier, son dernier biographe en date. « Sa première illumination de lecteur fut “Le Joueur de flûte de Hamelin” », confie de son côté la vibrante Lydie Dattas qui le connaît bien... Tout un symbole : le musicien vengeur du conte de Grimm – qui châtie des habitants trop avares en envoûtant leurs enfants – est l’incarnation du poète rejeté...

 

 

Bobin le christique n’est pas l’homme lisse que certains croient. Sa poésie cristalline parle à tous, mais transperce et bouscule. Ne possède-t-elle pas ce pouvoir transfigurant de toute vraie poésie ? Et si au fond, la révolution poétique (et spirituelle) des poètes, qui appelle un renouveau intérieur et s’élabore loin des barricades, était la seule qui vaille, dans un monde à bout de souffle et d’utopies, désenchanté et sans repères, qui semble sonner le glas du politique ? Entretien.

L’écriture est l’ange gardien de la vie, dites-vous...

Il est, je crois, impossible de traverser cette vie sans passer par des zones de ténèbres et sans avoir un moment le cœur serré, mais l’écriture réplique à ces ténèbres... Ce que j’appelle l’écriture est un combat à mener pour que la vie continue et qu’elle soit respectée, aimée et accompagnée jusque dans les heures les plus graves.

La poésie est-elle un chant, un acte de résistance ou la capacité de soulever le voile des apparences ?

Je vais proposer deux définitions, inventées dans l’instant de la conversation. Une première, triviale : la poésie est ce qui décrasse l’âme pour lui permettre de respirer à nouveau, ce qui la nettoie des cendres retombantes du monde et de ses images, dont la finalité profonde n’est peut-être que de nous emmener à désespérer. Elle ouvre les fenêtres et fait entrer tout l’océan de la vie. Autre définition : la poésie est l’ultime chance de faire revenir dans la volière de la page tous ces oiseaux que notre espèce a commencé à détruire et avec eux les chants secrets de la vie. La poésie est le fracas d’une parole vivante, le surgissement d’un imprévu bienveillant, ce qui ne supporte pas la répétition. Peut-on modifier un poème de Rimbaud, Verlaine, Marceline Desbordes-Valmore ou Jean Grosjean ?

La simple lecture d’un poème, dans la solitude et le silence quasiment parfait d’une maison, reconstruit déjà le monde entier. De même qu’une personne effectuant avec cœur et honnêteté son travail empêche le monde de se déchirer comme un vieux drap. La femme de chambre, à Conques, était un poème vivant...

La poésie est aussi le refuge de la vie intérieure, que le monde moderne n’aime pas...

Ce qu’on appelle « le monde » est une très ancienne tentative de destruction des âmes : destruction de la pudeur, du silence, de la solitude, de tout ce qui fait germer l’amour. La légère différence, c’est que le monde moderne est très proche d’arriver à ses fins par le raffinement de ses technologies et par l’invasion qu’elles font de notre intériorité. Peut-être avez-vous remarqué que le rythme des voix publiques s’accélère. On a commencé à défaire la lenteur qui permet aux mots les plus forts de venir. On confond aussi la spontanéité et la liberté. La spontanéité est ce que la mode et l’air du temps ont déposé en nous et qui n’est pas nous-mêmes. La liberté demande un creusement, c’est une matière amoureuse et sauvage. Elle jaillit certes comme une source mais après un long temps de cheminement souterrain.

Venons-en à votre dernier et éblouissant ouvrage, La Nuit du cœur. Que s’est-il passé exactement à Conques, entre vous et Dieu ?

Je dirais plutôt, peut-être, entre moi et moi. On parle toujours trop vite de Dieu, et du coup cela le fait s’enfuir... Ce qui me gêne dans les discours religieux, c’est qu’ils soient bien sages, bien ordonnés. La fraîcheur des étoiles, le silence enfantin de ma chambre, à peine rayé par une chorale réunie dans l’abbatiale, les vitraux, le plomb de la gouttière au bord de la fenêtre mansardée, la fatigue du voyage peut-être, tout s’est précipité en seul point de fusion, presque d’explosion silencieuse, un accident nucléaire à l’intérieur de la poitrine. J’ai vu la splendeur de la vie qui nous est donnée à chacun, qui que l’on soit, où que l’on soit. Pas la peine de faire des études pour cela : il suffit d’éprouver la bonté paradoxale de cette main qui donne et qui reprend. Il suffit de deviner que cette histoire dans laquelle chacun de nous est embarqué a un sens, malgré absolument tout.

Êtes-vous tout à fait normal ? !

Je ne suis pas en permanence dans le voisinage de l’invisible ! Il m’arrive de me perdre, de m’engourdir, beaucoup. Je suis juste amoureux de cette vie au plus haut point, et quand je retrouve cette vie, les retrouvailles sont toujours surprenantes, imprévisibles... c’est pour cela que j’écris : pour partager une sorte de révélation qui me dépasse, pour n’en pas souffrir aussi.

 « Le septième ange a versé son bol dans l’air. Alors du sanctuaire, une voix forte a dit : “Ça y est.” » Pourquoi ce verset de l’Apocalypse (XVI, 17) en incipit ?

J’ai ouvert l’Apocalypse et j’ai choisi les premières lignes sur lesquelles mon œil est tombé, dans une traduction du poète Jean Grosjean dont j’aime la rudesse et la simplicité. Les paroles les plus importantes dans la vie sont toujours dites d’une manière bousculée. Devant le tombeau de son ami Lazare, le Christ dit : « Sors de là » avec force, presque comme on dit à un enfant bêtisier : « Arrête ça ! » De même pour le « ça y est » de l’ange, qui mettra fin à l’égarement et à l’ensevelissement de nos cœurs. Enfin, quelque chose se passe ! Enfin, quelque chose va commencer. C’est ce que j’ai ressenti en écrivant. Je ne peux pas m’en expliquer.

Diane Gautret

https://www.famillechretienne.fr/culture-loisirs/litterature/christian-bobin-je-suis-juste-amoureux-de-la-vie-au-plus-haut-point-246880

Grégoire Plus : Le Frère qui murmure du Bobin

Ce religieux propose des spectacles poétiques à partir de textes de Christian Bobin. Histoire d’une aventure extraordinaire.

Théâtre à domicile

Grégoire Plus propose, de fin janvier à fin février, ses 3 derniers seul-en-scène à partir des textes de Bobin : Cette vie merveilleusement perdue à chaque seconde qui va ; Splendeurs infracassables des jours sans histoires ; Louise Amour ; ou une lecture à la bougie : Le Christ, délinquant spirituel. Du théâtre sur mesure, à partir de 20 personnes (contribution au chapeau) 1h30 de pur bonheur. 07 86 55 67 62 ; www.quecherchezvous.fr

On croirait toucher les étoiles. Dans une grande pièce à vivre, sous les toits de Paris, à quelques encablures de la Bastille, un public disparate est assis sur des chaises qui ont vécu. Soudain, un air tendre de musique latino remplit l’espace et un homme en costume de lin apparaît... « Nous ne cherchons tous qu’une seule chose, la douceur d’un amour sans déclin, entrer dans la lumière d’un regard aimant... » Ce soir-là, Frère Grégoire Plus, religieux de la Communauté Saint-Jean, présente chez des particuliers son dernier seul-en-scène, créé à partir de textes de Christian Bobin.

Le prêtre-comédien n’est déjà plus un jeune premier. Voilà maintenant six ans que ce créatif au regard de braise est dispensé de vie communautaire pour se consacrer pleinement à sa mission très spéciale : « Faire rayonner la parole de Christian Bobin », dans laquelle il discerne une vraie « disposition évangélique ». Rattaché au diocèse de Vannes et résidant à l’Île-aux-Moines quand il n’est pas en tournée, ce religieux peu conventionnel a enseigné pendant dix ans la philosophie dans le monde entier, et s’est occupé d’enfants des rues en Lituanie, avant de monter ces spectacles poétiques à la saveur incomparable. Des spectacles de coloration différente chaque fois, réservant de véritables instants de grâce.

Un peu après la représentation, un verre de vin à la main, le religieux qui voyage incognito tente d’en analyser le succès... « Ces soirées répondent à un désir de contemplation, de gratuité et de délicatesse, dans une société ultra-cartésienne qui cloisonne, soupèse, juge... » L’art est un lieu de médiation entre Dieu et les hommes, il en est convaincu. « La parole de Bobin est un nectar. Elle parle à tous, laboure les âmes, sans prononcer le nom même de Dieu, par peur de se l’arroger. La grâce du Christ est au-delà de la grâce sacramentelle. » Des passerelles entre chrétiens et mouvance new age peuvent ainsi s’établir. Il lit ce mail tout frais reçu d’une spectatrice bouleversée : « J’ai retrouvé dans l’éclat de rire d’hier la petite fille émerveillée devenue aujourd’hui vieille dame indigne. Oui, l’âme est éprouvée à chaque seconde, à chaque ouverture de l’œil du cœur, qui passe de la solitude de la nuit aux éclats aveuglants des mondanités [...]. C’est par les fêlures de l’intelligence que la lumière passera... » De tels fruits, il en compte en pagaille.

Converti par Bobin !

Et soudain, il s’esclaffe : « La découverte de Bobin m’a converti, moi, religieux et prêtre ! Lorsque j’ai lu L’Homme-Joie, j'étais en Pologne. C’était en février, le ciel était bas, il pleuvait, la nourriture était mauvaise, l’eau rouillée... Une illumination ! Bobin a réveillé en moi une soif contemplative et ouvert une nouvelle quête de lumière, complémentaire de ma formation religieuse. » Depuis, Frère Grégoire a rencontré plusieurs fois le célèbre poète,  à Avignon et chez lui ; une amitié est née entre eux. « Que restera-t-il de notre vie ? lancent-ils en chœur. Notre contemplation : le temps passé à ne rien faire qu’à regarder par la fenêtre les papillons qui volent... le temps nécessaire pour le levain de l’esprit, le temps qui ne s’efface jamais. »

Diane Gautret

https://www.famillechretienne.fr/culture-loisirs/litterature/gregoire-plus-le-frere-qui-murmure-du-bobin-246882

 

Christian Bobin : la bonté rebelle

ARTICLE | 29/12/2001 | Numéro 1250 | Par Stéphane Klein

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A rebours de l'affreux désenchantement contemporain, l'écrivain du Creusot continue d'espérer la lumière.
 

 

 

Les éditions Gallimard offrent aux admirateurs de Christian Bobin un beau triplé poétique. L'écrivain du Creusot fait son apparition en poche avec L'Enchantement simple. Une petite fille de 4 ans, petite étoile humaine, Hélène, nous y guide, à travers la nuit angoissante du monde, apportant sa réponse pleine de bonté et de mystère "aux cruautés inextricables de la vie".

Paraissent simultanément en collection "Blanche", un recueil de paroles réveillées, recueillies sous le titre La Lumière du monde, ainsi qu'un nouvel essai, Ressusciter. Ces deux derniers ouvrages semblent marquer un tournant dans l'œuvre du Bourguignon. Il y a dans le style, dégagé du voile de bons sentiments fédérateurs qui l'opacifiaient parfois, plus de fermeté et de feu, moins d'esthétisme.

 

Ressusciter s'écarte des précédents essais : à mi-chemin entre la poésie contemplative en prose et le recueil d'aphorismes inspirés (Le Très Bas, Autoportrait au radiateur), c'est une très pure confession de joie par-delà le deuil. L'espérance de Bobin y sort de l'ornière des mots et "bondit sur l'éternel comme sur une proie de choix". Comme dans La Plus Que Vive, bien que plus sereinement, il évoque un être cher décédé, son propre père, souffrant de la maladie d'Alzheimer depuis de nombreuses années. Le texte entier, dans son apparente incohérence, se relie au souvenir de ce père disparu.

 

Un regard brillant et perdu dans la pénombre d'une maison de repos, un sourire énigmatique de malade dans la nuit bleutée d'un hôpital, une photo d'enfance en barboteuse, une main posée sur la lame froide d'un marbre funéraire, viennent ponctuer les contemplations fusionnelles de Bobin et ses fulgurances visionnaires. Son émotion orpheline trace comme un sillon d'espérance dans le livre, depuis la maladie du père, l'impasse de la tombe, jusqu'au sourire de qui, par-delà la mort, se tient debout à ses côtés, souriant, pour l'éternité.

Dans ce contexte proprement "résurrectionnel", les "petites fleurs de l'hortensia", les "tourterelles à collier noir" autant que les pensées sur "l'air du temps, devenu irrespirable", emberlificotées avec tendresse au fil des pages, réinvestissent comme dans un tremblement le champ du réel, loin, très loin de toute sensiblerie présumée.

Si l'on a pu reprocher, non sans raison, à l'auteur de la Souveraineté du vide, de La Part manquante, ou de Isabelle Bruges, une certaine forme de tristesse répétitive, voire de mièvrerie, les entretiens de La Lumière du monde désamorceront définitivement ce reproche.

Vivant modestement depuis cinquante ans au Creusot (sorte d'étoile noire couverte de suie dans l'imaginaire des gens), Bobin conservait une part vaguement hallucinée, engourdie pour certains. Or, c'est en polémiste brillant et plus qu'éveillé qu'il apparaît dans ces échanges avec la poétesse Lydie Dattas. Il y est énergique - "La littérature que j'aime est faite par des braconniers qui traquent le réel" -, parfois tranchant et excessif - "La folie de Proust, de Balzac et de Flaubert est de se vouloir les maîtres de leur propre écriture" -, mais le plus souvent enthousiaste et percutant dans sa charge contre "l'humanisme et le gentil moralisme dans lequel les philosophies et les religions ronronnent..."

Le dernier chapitre, "Le Paradis de la mort", est une diatribe brillante et enlevée contre l'emprisonnement de l'âme, le nihilisme, contre une religion qui serait devenue une sorte de nourriture fade.

En un temps où l'on fait du malheur une chose littéraire qui est très bien portée, Bobin veut que son œuvre n'ajoute pas au chaos, mais qu'elle serve. Finalement, écrire comme une rébellion de bonté, en attendant la résurrection, écrire pour demeurer capable de voir, d'espérer la lumière à travers tout et ne pas céder à l'affreux désenchantement contemporain. ?

Stéphane Klein

L'Enchantement simple et autres textes, Gallimard, coll. "Poésie", 176 p., 35,49 F (5,41 E).

La Lumière du monde, propos réveillés et recueillis par Lydie Dattas, Gallimard, coll. "Blanche", 176 p., 84,95 F (12,95 E).

Ressusciter, Gallimard, coll. "Blanche", 174 p., 84,95 F (12,95 E).

https://www.famillechretienne.fr/contenu/archives/archive/christian-bobin-la-bonte-rebelle-33470

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Improvise, surtout improvise.

29 Décembre 2018, 02:01am

Publié par Grégoire.

Improvise, surtout improvise.

Il y a une chose qui manque à cette vie très souvent et dont on aura jamais assez, c’est l’intelligence. Quand j’entend l’intelligence, j’entend par là non pas quelque chose qui se diplôme, qui s’étudie, qui s’achète, non rien de tout ça. C’est plus proche du bon sens, c’est simplement la pointe du diamant de la vie, du présent de la vie, c’est la facette la plus exposé au soleil de la vie, l’intelligence. Tout le monde peut ou devrait théoriquement l’avoir et l’a par naissance. C’est une simple question de bon sens et je dirai même d’improvisation. 

Il y a une musique dont la matière même est d’improvisation c’est le jazz. Et, c’est une musique ou les gens vieillissent très bien d’ailleurs si on regarde. Les vieillards les plus  vivants, les plus beaux, les plus réjouissants à voir, ce sont souvent des pianistes, ou des saxophonistes. A croire que cette musique là fait traverser le temps comme un jeu d’enfant, ou comme on joue à la marelle, en sautant et en riant d’une case à l’autre jusqu’a la mort comprise.

Le ressort même de la vie c’est improviser. Pas de règles, pas de lois, connu en tout cas. Il y a des lois mais très difficile à trouver parce que très simple, et ce qui est le plus simple est toujours le plus difficile. Il n’y a pas vraiment de règles et c’est à vous de les découvrir. On vous donne juste, exactement comme en Jazz, on vous donne un tempo, on vous donne un thème, et puis là dessus c’est à vous et vous seul de vous débrouiller, d’improviser, d’inventer, de diminuer le rythme, de presque vous taire, comme Miles Davis  pouvait faire qui, en jouant une note tout les quart d’heure emplissait le temps, largement, amplement. 

La vérité de la vie n’est peut-être pas musicale, mais a coup sur elle emprunte au savoir très enfantin, très gamin des joueurs de jazz quand ils sont à leur meilleurs, c’est à dire quand ils oublient qu’on les écoute et quand ils sont tous en train de se chahuter dans une petite formation à trois ou quatre comme ces gosses qui sortent de l’école et qui se lancent des boules de neige ou qui jouent à s’attraper et qui poursuivent quelque chose peut-être de surement de plus grand qu’eux. Je ne sais pas comment la dire cette chose, le… l’évidence d’une fête, le réel peut-être, le dieu du réel qui passe en se moquant de nous, et dont on peut toucher parfois le manteau, pour peut que l’on bouge très vite, pour peut que l’on sache se réjouir et surtout surtout improviser, très vite, pour toucher le manteau incroyablement lumineux et doré de ce dieu là, qui déjà s’éloigne et s’en va et nous condamne à ré-improviser, à réinventer, à parler à nouveau comme si on ne l’avait jamais fait, comme si jamais personne au monde ne l’avait fait. Le monde vient d’apparaitre, c’est ça qu’on peut entendre dans la musique classique quand elle est joué avec l’attention qu’il faut, et dans le jazz, quand il est joué avec une joie non commerçante et non machinale. Le monde vient d’apparaitre, tu peux non pas mettre la main dessus -ce ne serait plus vivant mais la marque de la mort- mais tu peux juste frôler le manteau du dieu invisible. Improvise, surtout improvise. 

C Bobin. 

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Enchantements

20 Décembre 2018, 04:44am

Publié par Grégoire.

Enchantements

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C’est le bordel mais il n’y a pas de problème ! 

19 Décembre 2018, 01:18am

Publié par Grégoire.

à s'offrir de toute urgence !! pour guérir de l’idée de guérison... et faire la peau à la bien-pensance qui nous impose un modèle ou idéal de vie...

à s'offrir de toute urgence !! pour guérir de l’idée de guérison... et faire la peau à la bien-pensance qui nous impose un modèle ou idéal de vie...

Dans la Sagesse espiègle, j’ai eu à coeur d’explorer un grand chantier de l’existence : l’attachement, la dépendance. Accueillir, dire oui au chaos, à ce qui nous dépasse sans couler, sans devenir amers, voilà l’immense défi qui nous est lancé d’instant en instant.

Je suis parti à la recherche d’un art de vivre allègre, d’un gai savoir apte à nous aider à danser au milieu du chaos, au sein même du tragique. Que faire des tenaces blessures, des traumatismes qui résistent? A côté d’une orthopédie de l’âme, d’une discipline stérile et vaine existent mille et une voies pour se délivrer de la dictature du « on », pour s’éloigner des passions tristes et des tiraillements intérieurs et descendre joyeusement au fond du fond.

 
Ce périple qui m’a conduit bien des fois à emprunter des chemins imprévus, j’ai eu la chance de l’entreprendre en compagnie de Chögyam Trungpa, des Stoïciens, de Rousseau, Spinoza, Bukowski et de bien d’autres. Sans oublier bien sûr le bon Nietzsche qui, précisément, écrit, dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».
 
Ce livre propose une sorte de traité de sagesse espiègle tout en rapportant, sous la forme d’un journal intime, le récit d’une dépendance, d’un itinéraire chaotique vers un détachement. Car tout peut conduire à la grande santé, au dire oui, à la déprise de soi. Un mantra parcourt ce texte. Il aurait pu en être le titre : « C’est le bordel mais il n’y a pas de problème! » Oui, sur le tragique de l’existence se greffent les psychodrames, les tourments de l’âme. C’est à eux qu’il s’agit de gentiment s’attaquer pour goûter à la paix et se donner inconditionnellement aux autres.
 
Bonne route, bonne lecture !

Alexandre

« A mes yeux, l'essentiel consiste vraiment dans l'intuition que le bonheur n'est pas de l'ordre de l'accumulation mais du dépouillement, du lien à l'autre au-delà des attachements et dans la solidarité. C'est peut-être cela la révolution, la douce rébellion à opposer à l'individualisme : contrecarrer le repli narcissique, l'égoïsme, pour vivre librement ces mille et une rencontres que nous donne la vie pour en faire autant d'occasions au don de soi, à la liberté intérieure et à la générosité. »

Alexandre Jollien.

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Mendiants...

17 Décembre 2018, 02:57am

Publié par Grégoire.

Mendiants...

Nous les vivants, nous sommes des mendiants. Nous demandons aux morts très anciens de nous donner une pièce d'or, une chanson, un poème. Quelque chose qui remonte à la source de l'univers sans jamais s'arrêter nulle part. Nous sommes bien plus loin du feu central que les morts avec leur patience et leur âme fleurie de croix. À peine si nous savons que nous avons une âme, si nous en usons. D'ailleurs nous ne l'avons pas : c'est elle qui nous a, qui nous tient, petite fleur de chantier, survivante de nos décombres. Elle va, elle vient. Elle regarde avec nos yeux, touche avec nos mains, respire dans notre souffle et ne craint rien sinon notre lourdeur. Elle vole. Voler dans la lumière, c'est le paradis. Le vent et ses abeilles le savent. La beauté, ce que nous appelons la beauté - ce sont des retrouvailles avec nous-mêmes. Notre âme de retour au colombier. On surprend parfois son éclat dans les yeux des gens. Les yeux sont nos papiers d'état céleste. Quand j'étais enfant, je savais tout mais je ne le savais pas. Ce qu'on m'apprenait était sans âme. Je l'oubliais tout de suite. Je lisais pour rêver, aimer ou mourir - jamais pour apprendre. Lire assouplit l'âme, lui donne cette miraculeuse souplesse des roses trémières, les plus belles habitantes de Vézelay. Elles rasent les murs, mendient un peu de soleil. Ce sont des voyageuses, partant sans cesse en navigation dans l'air blond. Des danseuses à la barre. La basilique et ses os de Marie-Madeleine ne peuvent rivaliser avec ces roses trémières, leur tête dodelinant au bout de leur long cou, bénédiction donnée aux passants fatigués par la rue trop montante. 

Seule atteint cette grâce la tombe de Maurice Clavel en contrebas de la basilique avec, gravée sur la pierre, cette foudroyante parole d'un Évangile : « Je te remercie père, créateur du ciel et de la terre, d'avoir caché tout ceci aux sages et aux habiles et de l'avoir révélé aux tout petits. » Une croix est en creux au-dessus de cette parole, tracée dans la pierre par l'ongle d'un ange, comme jadis au couteau le même signe sur le pain. Les cimetières sont des trésors enfouis de douceur. Quelques coups de pioches dans le coeur les découvrent. Je regardais cette croix, les yeux encore colorés par la souplesse éternelle des roses trémières. Ceux qui, comme Maurice Clavel, ont cherché sans repos un peu de ciel sur terre, ne meurent pas même quand ils meurent. Leur âme continue à grandir. Grandir pour une âme, c'est diminuer, décroître, perdre ses propriétés pour connaître une souplesse de plus en plus grande, de plus en plus folle jusqu'à finalement bercer Dieu. Oui, c'est ça : bercer Dieu. 

Christian Bobin.

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Le coeur de l'homme

12 Décembre 2018, 18:08pm

Publié par Grégoire.

Le coeur de l'homme

" la vie se résume à trouver une autre personne avec qui partager ses jours, puis à survivre à la rencontre... ce qui n'est pas si mal, même si ce n'est pas grand-chose car il est sans doute plus difficile de survivre seul qu'avec les autres. Nous naissons seuls, nous mourrons seuls et il est épuisant de vivre également seul..."

Jón Kalman Stefansson, le coeur de l'homme.

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Une sorte d'équilibre à la frontière du ludique instable, comme quand on sautillait enfant sur les pierres pour traverser un cours d'eau

11 Décembre 2018, 04:22am

Publié par Grégoire.

Une sorte d'équilibre à la frontière du ludique instable, comme quand on sautillait enfant sur les pierres pour traverser un cours d'eau

 …Dès qu’on parle du cœur, tous les faux prophètes se lèvent et amènent leur bienveillance et leur bonté. L’amour clamé, le bien affiché, c’est toujours pour se farder de quelque chose de terrible. Dans mon cas, ce que j’ai voulu un temps comprimer, c’était ma tristesse qui menaçait d’exploser comme une grenade. J’ai longtemps habité au « 2, rue de l’Inquiétude », j’ai toujours su, ou plutôt senti, que très peu nous sépare du pire et très peu du « paradis »… 

Christian Bobin, La lumière du monde.

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Chris d’Alger

9 Décembre 2018, 02:05am

Publié par Grégoire.

Chris d’Alger

 

Le petit se jeta dans mes bras. J’accueillis sa demande de réfugié en les nouant autour de lui. Petit Ivoirien ayant vécu depuis huit mois dans un camp de réfugiés au Togo, Chris Evan a quatre ans et vient de traverser le Sahara. Nous nous étions rencontré la veille et d’une petite voix émoussée par la bronchite, il demanda avec une pointe d’inquiétude : «Bonjour»? Sous une pluie froide nous cherchions dans les allées de l’hôpital Mustapha le service de radiologie. Accompagnés de Fahrida, notre ange gardien, médecin sans clefs nous ouvrant toutes les portes, nous sortions de l’auscultation et attendions de passer la radio.

Un enfant mongolien sortit de la pièce en nous saluant un à un joyeusement, regagnant la salle des pas perdus où un jeune homme agressif tournait sans cesse, insultant les personnes à qui il tendait une main sur laquelle reposait sa carte d’identité et une pièce de dix dinars. Nous étions transportés au beau milieu de la cour des miracles espérés, juste au bord du monde.

Nous traversâmes deux pièces, Chris Evan et moi, pour arriver dans une petite salle, lépreuse et blafarde. Une femme voilée, revêtue d’un lourd tablier de plomb m’ordonna d’enlever le pull trop grand de l’enfant et sa chemisette trop petite. Nous lui avions trouvé cet assemblage disparate la veille, ses jeunes parents et lui ayant été détroussés quelques jours auparavant en traversant le désert. 

La femme saisit Chris Evan, torse nu et le posa en équilibre sur un tabouret de bois où s’accrochaient vaille que vaille quelques traces de peinture. Elle l’adossa debout, contre la plaque froide et lui mit les bras en croix. Pour la première fois inquiet, l’enfant tourna sa tête vers moi, et murmura «papa». Ma main droite saisit le bout de ses petits doigts. Dans son armure de soldat romain, la radiologiste passa derrière la vitre sale de sa guérite pendant quelques secondes d’où elle annonça:«C’est fini!»

C’était avant-hier. Il est 4h30 et nous sommes à l’aube du troisième jour. Il continue de pleuvoir et la terre vient de trembler à Alger. 

Le regard de Chris posé au dessus de ces deux syllabes m’empêche de dormir. Dans le sous sol de cet hôpital où chacun vient présenter sa souffrance et sur lequel un ciel déchiré comme un rideau usé laisse tomber son fardeau de pluie, un fils appelle son père qui n’est pas Dieu, pas même son père;  je revois Chris Evan, tout petit sur son échafaud branlant; je vois son suaire radiographique d’os de moineau, petite cage thoracique si fragile accrochée au fil tendu de ses bras, portée vers la lumière comme une offrande par le médecin. Je ne peux désormais m’empêcher de voir un enfant migrant crucifié dans chaque église. 

 

Le 23 novembre 2011 

Jean-François Debargue

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Pour être dans une solitude absolue il faut aimer d'un amour absolu.

5 Décembre 2018, 02:56am

Publié par Grégoire.

Pour être dans une solitude absolue il faut aimer d'un amour absolu.

" Chanter c'est confier sa voix à la vérité d'un silence, à la justesse d'un souffle, tremblant dans son envol, lumineux dans son déclin. Dans le chant, la voix passe de l'ombre à la lumière, de la chair à l'esprit. L'esprit est une partie du corps, un fragment plus subtil de la chair- comme on dit d'un vin qu'il est subtil, d'une absence qu'elle est longue."
Christian Bobin -la part manquante

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Les gitans, les chats errants et les roses trémières savent quelque chose sur l'éternel que nous ne savons plus.

1 Décembre 2018, 01:56am

Publié par Grégoire.

Les gitans, les chats errants et les roses trémières savent quelque chose sur l'éternel que nous ne savons plus.

"La racine du mauvais monde dans lequel nous nous trouvons, c'est la négligence, c'est le défaut d'attention, un manque d'attention, c'est que ça. 
C'est peut-être pour ça que la poésie est une chose vitale, parce que la poésie est une pierre à aiguiser l'attention, une sorte de pierre de sel, pour se frotter les yeux, pour se frotter les paupières, pour revoir le jour enfin, pour revoir ce qui se passe, pour revoir le jour et les nuits et la mort en face, cachée derrière le soleil, voir tout ça. Le voir s'en trop s'en inquiéter, s'en trop s'en alarmer.
C'est ça je crois la racine du mal d'aujourd'hui qui est grande, c'est juste un défaut panique d'attention, qui suffit pour engendrer tous les pires désordres et les maux les plus terribles. Juste ça, l'attention.
Ça ne sert à rien de se plaindre, tout le monde va vous dire que c'est insupportable, tout le monde va vous dire ça, mais tout le monde y participe. Juste faire attention aux siens, faire attention à ce qui se trouve mêlé à nous dans la vie banale. Ceux qui sont là, pas ceux qui sont à dix milles kilomètres et avec lesquels on fait semblant de parler à travers un écran, ça n'a pas de poids ça.

Mais simplement faire en sorte que les gens qui nous entourent ne dépérissent pas, et peut-être même les aider, les conforter...
Voilà...
Faire simplement attention au plus faible de la vie, parce que c'est le plus faible qui est le plus réel et parce que c'est ça qui est digne de vivre, et qui vivra toujours d'ailleurs. 
Recueillir ces choses là, porter soin, prendre soin, faire attention, voilà. Ce sont des pauvres verbes mais ce sont des verbes comme des armées en route si vous voulez, ce sont des verbes de grande résistance, et ce qui pour moi est en oeuvre dans ce qu'on appelle la poésie.
La poésie pour moi, c'est pas une chose désuète, c'est pas un napperon de dentelle sur la table, c'est pas un vieux genre littéraire....C'est la saisie la plus fine possible de cette vie qui nous est accordée, et un soin de regard porté à cette vie. 
Voilà, c'est ça la poésie. C'est pas une chose qui même est tout de suite dans les livres, c'est pas une chose de littérature en tout cas, c'est simplement chercher à avoir un coeur sur- éveillé. 
Sur-éveillé!"

Christian Bobin

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Le désenchantement, ce rétrécissement de l'esprit, cette maladie des artères de l'intelligence qui peu à peu s'obstruent et ne laissent plus passer la lumière...

29 Novembre 2018, 05:15am

Publié par Grégoire.

Le désenchantement, ce rétrécissement de l'esprit, cette maladie des artères de l'intelligence qui peu à peu s'obstruent et ne laissent plus passer la lumière...

"Lorsque j'arrive dans un endroit nouveau, c'est en bélier que j'y pénètre. Ma tête un peu courbée, mes deux cornes en avant je cherche, plus vite qu'avec mes yeux, ce que ce lieu a de sensible ou d'infernal. Je vois avec mon crâne. Je ne regarde pas les gens à la figure, je les croque. Je sais, à la première jetée des yeux, qui peut me tuer et qui me ravir, qui est mortellement infesté de lui-même et qui angéliquement s'ignore comme le coucou dans son appel. Quant aux nuages, aux fleurs, aux prés, je ne vois pas les paysages, ce sont les paysages qui s'effondrent sur moi.

 Ce qu'un acteur ressent lorsqu'il passe la ligne entre l'ombre maternante  des coulisses et la scène trempée de lumière, cette brutalité d'adaptation, de réglage millimétré entre la solitude dormante et le surpeuplement fébrile du monde, je l'éprouve à chaque seconde." 

"Les troubadours étaient ces guerriers qui avaient pour armure un poème. J'ai pris leur armure, j'ai adopté leur chant. C'est très simple, la morale des troubadours. Il s'agit d'aimer et de mourir dans son amour inaccessible."
 
Christian Bobin, la nuit du coeur.

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Deux choses nous éclairent, qui sont toutes les deux imprévisibles : un amour et une mort. C'est par ces événements seuls qu'on peut devenir intelligents, parce qu'ils nous rendent ignorants. Ces moments, où il n'y a plus de social, plus de vie ordinaire, sont peut-être les seuls où on apprend vraiment, parce qu'ils amènent une question qui excède toutes les réponses.

25 Novembre 2018, 01:55am

Publié par Grégoire.

Deux choses nous éclairent, qui sont toutes les deux imprévisibles : un amour et une mort. C'est par ces événements seuls qu'on peut devenir intelligents, parce qu'ils nous rendent ignorants. Ces moments, où il n'y a plus de social, plus de vie ordinaire, sont peut-être les seuls où on apprend vraiment, parce qu'ils amènent une question qui excède toutes les réponses.

Un mort, c'est quelqu'un qui se lève de sa chaise et gagne la chambre du fond en disant: "je vais réfléchir". Ses yeux se ferment. Le mal du monde ne l'atteint plus. Une poignée de myosotis dans un verre d'eau, ça oui, il continue, paupières closes, à le voir.

 C  Bobin, La nuit du coeur.

 

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Sceller l’instant.

17 Novembre 2018, 02:56am

Publié par Grégoire.

Sceller l’instant.

Ils avaient couru dans la fournaise de ce tunnel. Au départ éclairés par les phares de la motrice. Puis juste avant d’entrer dans le noir absolu, il avait trouvé la main de sa sœur. Le wagon entier courait follement sur le ballast. Dans la tête de chacun une seule certitude : « Ils vont tirer ». Le train avait été arrêté par un faux barrage. Contrôlés, interrogés, puis sommés de descendre et de s’engager dans le tunnel, les passagers s’étaient mis à courir, attendant le coup de grâce. Entendre le claquement des armes automatiques semblait inéluctable, dans sa tête de petit garçon, comme dans celle de tous. La même peur, comme une balle à blanc, les avait déjà traversés. Ils s’étaient donc mis à courir comme se lance un train ; poussivement d’abord, paralysés dans la fonte immobile du cauchemar puis lentement avec hésitation sur leurs jambes de coton ; enfin dans un emballement que rien ne semblait pouvoir arrêter. Enfin, au bout du noir, du silence et d’une course folle, surgit la clarté du jour puis le battement sourd du cœur dans les tympans et ce brasier crépitant des poumons, naissance inattendue après une mort attendue. Il lui avait fallu 25 ans et l’enterrement d’un proche, présent ce jour de fournaise et de terreur, pour oser parler de cet épisode de la décennie noire algérienne. Un long tunnel d’un quart de siècle de silence succédant à celui de la voie ferrée dans lequel sa gorge s’était altérée de peur et de soif. Dans toutes les situations où l’on risque de perdre la vie, un détail est là pour ne pas risquer de perdre la mémoire de cette situation. Il avait réussit à aligner cinq mots, jetés dans un souffle à sa sœur. Cinq mots qu’aucune autre circonstance ne pouvait justifier et qu’il ne pouvait toujours pas expliquer, après toutes ces années. « Crache-moi dans la bouche ». Ce qu’elle fit, avec toutes les difficultés du monde pour réunir elle même un peu de salive. Il est des circonstances où la vie, ou le sentiment d’être en vie, doit sans doute être craché. Un crachat, réhabilité… Pour sceller la véracité d’une promesse d’enfant ou comme une réanimation, pour rappeler à la vie… la vie.

Jean-François Debargue

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« La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire.

5 Novembre 2018, 02:54am

Publié par Grégoire.

« La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire.

« Qu'importe l'instrument pourvu qu'il y ait la musique.
- Proverbe d'ivrogne ! Cela importe énormément au contraire, car le génie de la musique est déjà dans l'instrument et le plaisir de jouer commence dans le jouet. Avant de naviguer il y a le bateau ; le bateau vivant, neuf ou d'occasion, nouveau né d'illustre lignage, bâtard ou enfant trouvé, mais qui porte en lui toute la mémoire de sa race, dans son âme ou dans sa chair, dans son bois, son goudron, son chanvre, sa toile et son étoupe qui ont déjà mille et mille choses à raconter. Vos produits à la gomme synthétique, un peu jeunes, pas grand chose à dire, inaltérables et sans mémoires, les histoires leur glissent dessus. »

Jacques Perret, Rôle de Plaisance

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Je ne reconnais l'éclat du vrai que dans la joie et dans cette conscience de nous-mêmes qui l'accompagne toujours, cette conscience radieuse de n'être rien...

3 Novembre 2018, 02:10am

Publié par Grégoire.

Je ne reconnais l'éclat du vrai que dans la joie et dans cette conscience de nous-mêmes qui l'accompagne toujours, cette conscience radieuse de n'être rien...

"S'il y a un lien entre l'artiste et le reste de l'humanité, et je crois qu'il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut-être qu'un lien d'amour et de révolte. C'est dans la mesure où il s'oppose à l'organisation marchande de la vie que l'artiste rejoint ceux qui doivent s'y soumettre : il est comme celui à qui on demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail c'est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d'utilitaire."

Christian Bobin, l'épuisement .

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Qu'est-ce que le sacré, sinon le souffle que chacun porte en soi jusqu'au bout, donnant à ses yeux cette lueur d'infini ?

1 Novembre 2018, 01:39am

Publié par Grégoire.

Qu'est-ce que le sacré, sinon le souffle que chacun porte en soi jusqu'au bout, donnant à ses yeux cette lueur d'infini ?

" J., que beaucoup appelaient " mademoiselle " alors qu'elle avait déjà soixante ans,  travaillait comme bibliothécaire dans un centre culturel, recouvrant de plastique de lourds livres d'art qu'aucun lecteur ne venait emprunter. Ses goûts , son  humour et les teintes de ses robes : tout en elle semblait fragile et quelque peu désuet comme une aquarelle où la couleur rose eût dominé.  Une douceur et une bienveillance cernaient les yeux de celle qui, parce qu'elle n'avait jamais causé de mal, aura traversé cette vie sur la pointe des pieds sans que nul ne la voie, sa mort ne faisant pas plus de bruit que de la  neige tombant sur de la neige. Peut- être le monde est-il continuellement sauvé de l'anéantissement auquel il tend par de tels êtres que personne, jamais, ne remarque. "

Christian Bobin.

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Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent..

28 Octobre 2018, 02:36am

Publié par Grégoire.

Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent..

« Un fou est quelqu’un centré sur une blessure ancienne. Il la veille. Il la chérit. Il nous faut lui voler la puissance de sa concentration et la déplacer, la lancer sur ce qui nous fait face aujourd’hui, maintenant. Fou est celui pour qui rien n’arrive que du passé. Saint est celui pour qui tout Est éternellement neuf.

C'est très beau d'aller vers un solitaire, cela donne des frissons comme d'approcher un animal sauvage et doux. Le malheur c'est que, si vous réussissez à attraper un solitaire, vous le perdez : il n'est plus seul."

Christian Bobin.

 

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