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Ressemeler l'âme

4 Février 2019, 03:06am

Publié par Grégoire.

Ressemeler l'âme

Seul, il avait appris l’arabe et la réparation des chaussures ne sachant rien ni de l’un, ni de l’autre. Aurais-je été capable un beau jour de prendre la décision de m’asseoir au coin d’une rue, déposant mes propres chaussures devant moi, comme un faux client en attendant qu’une vraie première personne s’arrête et me confie les siennes ? Ses pauvres chaussures pointées devant lui réclamaient du travail, pour ne pas avoir à tendre une main faisant l’aumône. Sa santé ne lui permettait plus de travailler dans les palmeraies où les chantiers de construction. Ce travail se situait dans un rapport financier médian entre les chantiers à 1000 dinars la journée sans garantie de paiement et les différentes formes de mendicité pouvant rapporter de 1500 à 3000 dinars, selon les différents niveaux de handicap, enfant compris…

Il connaissait la valeur des chaussures pour avoir économisé les siennes, chaussant ses mains sur des centaines de kilomètres de migration. Il avait appris que les cadavres croisés dans le désert pouvaient s’en passer. Qu’il valait mieux être va-nu-pieds au paradis que non ou mal chaussé sur cette terre. Il savait donc que le premier signe de richesse est d’être chaussé.  Alors, au bout de cette ruelle, il était prêt à mettre ses mains au service des pieds des autres.

Lorsque j’étais enfant, je vivais dans un pays où l’on réparait encore les chaussures en prenant le temps d’écouter ceux qui étaient dedans. On confiait au cordonnier son intimité pédestre, comme à un médecin, expliquant ce qui n’allait pas. Aujourd’hui on remmène ses vieilles savates dans un cercueil en carton neuf, celui où patientaient les remplaçantes désormais exhibées.

Peu à peu les mains d’Yliès se couvraient d’une semelle de corne crevassée. Comme si des milliers de pas, d’innombrables trajets et courses aventureuses, petit à petit suivaient les lignes de vie de ses mains et les courbes de déclivité de ses empreintes. Son travail réclamait toute son attention. Redonner vie aux vieux cuirs, aux plastiques, aux caoutchoucs, à toutes sortes de similis justifiait aux yeux de tous sa présence.

Au bout de la rue le monde se faisait ressemeler, coller, recoudre avec un simple pied de fer, un petit marteau, quelques aiguilles. A l’autre extrémité de cette petite rue, un pédiatre puis un dentiste, puis un médecin. Que des réparateurs…Au bout de cette chaîne, Yliès renvoyait sur ses deux pieds chacun dans la grand-rue du monde. Parfois marcher mieux, aller un peu plus loin, ressemelle l’âme…

Un matin l’absence d’Yliès marqua l’angle de la rue. On avait presque oublié que les chaussures et ceux qui les occupent sont faits pour circuler et que la réparation n’est qu’une sédentarité passagère. La carte de ses mains dessinée par l’usure de milliers de pas était devenue lisible. Le nomade avait repris ses chaussures pour la grand-rue du monde…

Jean-François Debargue

 

« Toute personne à le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un état. » (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, art. 13)

 

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