Lettre à un ami... (III)
Si la pollution du milieu biologique peut favoriser l'éclosion de toute espèce de cancers, la pollution du milieu culturel peut favoriser l'éclosion de toutes sortes de fausses idéologies, mal encore plus effrayant au niveau du développement de l'intelligence et du cœur de l'homme.
Devant ce danger, on ne peut demeurer indifférent: il n'y a pas de neutralité possible, car la neutralité serait déjà une sorte de compromission. Notre intelligence n'est-elle pas faite pour la découverte de la vérité? Notre cœur n'est-il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l'aimer comme un ami? Ne plus vouloir lutter pour la conquête de la vérité, en considérant qu'il est impossible d'atteindre la vérité, ne plus vouloir rechercher un véritable amour d'amitié entre les hommes, en considérant que l'amour d'amitié est impossible, serait le fait d'un grave scepticisme et d'un désespoir angoissé.
L'homme normal, en face d'un danger menaçant, cherche à se fortifier pour lutter, pour se sauver et sauver ceux qui sont proches de lui. Nous n'avons pas le droit de nous laisser enliser sans lutter de toutes nos forces pour sauver notre esprit, notre capacité d'atteindre la vérité et d'aimer, et pour sauver l'esprit, l’intelligence et le cœur de ceux qui nous suivent, qui sont nos «cadets» dans l'humanité.
Reconnaissons, du reste, que nous sommes dans une situation tout à fait privilégiée pour reprendre cette recherche de la vérité. Car nous sommes descendus très bas; et si nous sommes comme «au creux de la vague », nous ne pouvons guère descendre beaucoup plus bas! Quand on pense aux diverses idéologies qui sont nées depuis une centaine d'années, et quand on regarde la dernière d'entre elles, la philosophie analytique, on est bien obligé de reconnaître que la métaphysique y est réduite à néant, à tel point que non seulement l'existence de Dieu est rejetée, mais que l'homme lui-même, en ce qu'il est comme personne, au plus profond de son être, n'est plus considéré du tout. On ne peut guère aller plus loin dans l'abandon de la signification profonde de la philosophie. Celle-ci n'a-t-elle pas toujours été au service de l'homme, pour permettre à celui-ci de découvrir sa véritable finalité? Dans la philosophie analytique, où l'homme disparaît, on ne considère plus ses œuvres, ses effets, comme des effets de l'homme, mais en eux-mêmes, comme des faits, des donnés dont on saisit les conséquences et les antécédents.
Mais, pour reprendre les vers de Holderlin que Heidegger aimait à citer, «là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve». Le moment où l'on touche la plus grande dégradation n'est-il pas proche d'un nouvel élan? Toute résurrection n'exige-t-elle pas un cadavre? Toutefois, pour que le cadavre ressuscite, il faut un esprit nouveau qui lui redonne une nouvelle vie. N'est-ce pas pour nous une obligation de tout faire pour donner ce nouvel esprit, pour redonner à l'intelligence humaine sa véritable vie, la reprendre en ce qu'elle a de plus profond, de plus radical—j'allais presque dire: dans son premier souffle?
On m'objectera, je le sais, que revenir à une métaphysique, c'est revenir à du passé, c'est se fixer dans l'immobilisme, s'isoler du monde moderne, s'installer en dehors de l'évolution, puisque la métaphysique nous établit tout de suite au-delà du constatable immédiat, du mesurable... Mais si on comprend ce qu'est une philosophie réaliste et, à son sommet, une métaphysique de ce-qui-est, ces objections tombent, puisque, comme nous le verrons, le point de départ d'une philosophie réaliste est notre expérience du monde réel actuel, de l'homme tel qu'il est, selon toutes ses dimensions. Une véritable philosophie, et une véritable métaphysique, ne s'installent pas dans le domaine des idées, des principes immuables: elles cherchent à connaître le réel, l’homme existant, tel qu'il est dans sa complexité d'être vivant et dans son unité d'être et d'esprit. II est évident que la philosophie ne peut se contenter de décrire ce que nous voyons, ce que nous constatons; elle ne peut se contenter de mesurer le réel observable. Elle cherche—et c'est sa besogne propre—à analyser le réel expérimenté en le saisissant dans toutes ses dimensions, spécialement l'homme, qui ne peut être un « être unidimensionnel ». Voilà ce que je voudrais montrer, au-delà des objections que je viens de mentionner et qui proviennent d'idéologies qui, ne voulant plus distinguer l'idée de la réalité, ne peuvent plus saisir le réel, l’homme existant, tel qu'il est: elles le relativisent en fonction d'un a priori.
MD Philippe, Lettre à un ami, Intro.