Pour celui qui cherche la lumière, qui se veut à l'école du réel, pour celui qui cherche Celui qui est, et pour celui qui n'attend plus, pour qui voudrait croire et celui qui croit croire...
Au cours d’une promenade au cimetière, j’ai vu sur une tombe ces mots inscrits : « Ici repose untel, en attendant le jour de sa Résurrection. » Cette phrase était plus dure que la pierre sur laquelle elle était inscrite. C’est parce que aujourd’huitout est perduque la résurrection peut commencer enfin : tout ce qui était sacré est atteint comme le seraient des arbres après le travail d’un vent noir. Le motrésurrectiontrouve un appui réel dans cette perte enfin presque totalement réalisée aujourd’hui. De même que l’absence d’un mort nous inonde de sa présence et nous le rend encore plus cher, on sait ce qu’est un arbre quand on le découvre accablé et la face contre terre.
(...) à une messe de Pâques, au moment de la communion, les gens se levaient en silence, gagnaient le fond de l'église par une allée latérale, puis revenaient à petits pas serrés dans l'allée centrale, s'avançant jusqu'au chœur où l'hostie leur était donnée par un prêtre barbu portant des lunettes cerclées d'argent, aidé par deux femmes aux visages durcis par l'importance de leur tâche – ce genre de femmes sans âge qui changent les glaïeuls sur l'autel avant qu'ils ne pourrissent et prennent soin de Dieu comme d'un vieux mari fatigué. Assis au fond de l'église et attendant mon tour pour rejoindre le cortège, je regardais les gens – leurs vêtements, leurs dos, leurs nuques, le profil de leurs visages. Pendant une seconde ma vue s'est ouverte et c'est l'humanité entière, ses milliards d'individus, que j'ai découverte prise dans cette coulée lente et silencieuse : des vieillards et des adolescents, des riches et des pauvres, des femmes adultères et des petites filles graves, des fous, des assassins et des génies, tous raclant leurs chaussures sur les dalles froides et bosselées de l'église, comme des morts qui sortaient sans impatience de leur nuit pour aller manger de la lumière. J'ai su alors ce que serait la résurrection et quel calme sidérant la précéderait. Cette vision n'a duré qu'une seconde. À la seconde suivante la vue ordinaire m'est revenue, celle d'une fête religieuse si ancienne que le sens s'en est émoussé et qu'elle ne demeure plus que pour être vaguement associée aux premières fièvres du printemps.
Le Christ s’est servi du langage comme d’une hache de lumière pour fendre le bois mort de nos âmes puis il a jeté cette hache au fin fond des étoiles où St Jean l’a reprise pour écrire son évangile. Certaines de ses paroles me sont insupportables. Je refuse d’y entrer car je sais qu’alors il me faudra quitter beaucoup de choses. C’est surtout rien de plus que le parfait récit d'une vie humaine qui se déploie et qui échoue.
Le Christ,par son échecplus glorieux que toutes les réussites, est ce qui a jamais été vécu de mieux sur terre : une inlassable quête des âmes vivantes, un soleil traversant des épaisseurs de mort. Il est le fleurissant par surprise, l’attaquant par grâce, l’incroyable insurrection du rouge de l’esprit dans notre coeur éteint. Le spirituel est une guerre et une paix – les deux indissolublement.
Le Christ est un guerrier sans armes. Un tigre de douceur, aussi frêle qu’un coquelicots que pour leur profit, les hommes veulent arracher de la terre. Ceux qui entrevoient sa pureté ne comprennent pas sa faiblesse. Ce n'est pas un modèle ni un idéal. Les modèles sont décourageants, les idéaux sont des fantômes. C'est un soleil voilé par les nuages de nos ambitions et de nos soucis. Il suffit d'être humain pour entrer dans le royaume dont le Christ est le gardien bienveillant. Ses yeux ont la fièvre des yeux des pauvres. Un soleil qui n'attend que notre regard pour courir toute la vie d'un seul coup. Il veut traverser nos vies comme un feu de forêt.
Aucune intelligence n’égale la sienne, sa pensée fait des bonds de tigre. Elle renverse tous les sages comme si ils étaient des quilles. Et c’est parce qu’ils ne pouvaient pas lui répondre qu’ils l’ont tués. Ce qu’il leur refuse, il le donne sans compter aux timides.
C’est le feu de l’esprit. Il n’a besoin pour prendre que d’un bois sec, c’est-à-dire d’un cœur ferme. La lumière du monde ne vient pas du monde : elle vient de l’embrasement de ces cœurs purs, épris plus que d’eux-mêmes de la simplicité radicale du ciel bleu, d’un geste généreux ou d’une parole fraîche. Le Christ est comme un amour qu’on attend et qui est déjà là, dans cette attente qu’on en a.
Je pense à toi, Christ guérisseur
A ta salive lumineuse pleine de soleil, lucioles et autres fées
Remèdes contre la lassitude
Prends dans ta bouche, Christ sorcier, ma maigre vie
La grâce de toute conversion, c’est de nous laisser dépouiller de nous-même, de nos opinions, nos volontarismes, nos projets idéaux, pour être radicalement attentif, opiniâtrement réceptif, en attente panique de cet amour que Dieu est pour chacun de nous.
Déjà, dans l’Ancien Test, Dieu ne cesse d’harceler son peuple à entendre son don : « Écoute Israël ! d’un amour éternel je t’ai aimé… et pourquoi t’ai-je aimé? Non parce que tu étais aimable, car tu es le plus pauvre de tout les peuples et tu n’étais pas aimable avant d’être aimé : c’est mon amour qui t’a donné d’exister et d’être aimable. Alors, pourquoi t’ai-je aimé ? parce que je suis Amour, un feu dévorant… » -ce qui fait presque l’effet d’une mère possessive-
Mais, puisque les hommes préfèrent jouer avec leur Legos, Dieu se fait oppressant, insupportable dans le Nouveau Testament : puisque c’est écouter, être brûler par Celui qui se fait trop proche de moi, qui est trop là, plus intime à moi-même que moi-même et qui m’impose un amour qui, parce qu’il assume tout en nous, en commençant par nos échecs, devient éprouvant : «comme le Père m’aime, je vous aime -et ne comptez pas sur moi pour vous foutre la paix » (je ne suis pas venu apporter la paix, mais la division…dit-il dans Matthieu.)
Entendre que cet amour -qui est Lui-même- me fait Fils bien-aimé, tout de suite ! C’est donc un amour comme insupportable, scandaleux, car alors, cet amour suscite en moi des attentes que rien sur terre ne peux combler… c’est pour cela qu’il ’réclame’ la Croix, là où la nature humaine explose de la vie divine qui sourd en elle : « détruisez ce temple, détruisez vos attentes de salut temporel, vos bonnes consciences, vos idées pieuses, vos conceptions de bien-pensants, de médiocre-fatalistes-résignés ou de dépressifs-aigris-repliésursoi, pour demeurer dans ma parole, une parole personnelle, dévorante, pour toi maintenant, qui seule engendre cette confiance aveugle, cette joie obstinée, cette espérance délirante de ce que -moi, Jésus- je fais en vous. »
La conversion chrétienne, n’est donc ni un surcroit de pieusités, de religiosité active, d’intériorité mystico-planante, de soumission à des préceptes ou des rites, mais d’ouvrir les yeux sur le débarquement permanent que Jésus fait chez moi, là, tout de suite. Cette présence tellement lumineuse qu’on n’y voit plus rien, tellement excessive qu’elle nous éprouve. Nos nuits et nos épreuves sont le signe que Lui nous travaille à bras le corps.
Comment laisser sa soif retentir jusqu’au bout sur nous ? Comment se laisser attirer par Celui qui se fait impuissant, devant qui on détourne le regard, rebut de l’humanité, objet de dégout, sans rien pour séduire … ? Sinon en y voyant qui est Dieu, une bonté sans force, aveugle et naïve, et comment nous lui ressemblons par nos errances accumulées..
La conversion, c'est le laisser -Lui- nous faireêtre Fils, c’est à dire se laisser faire et devenir par lui tout-pauvre, tout-recevant, tout-rien,… avec bien évidemment une compétence marquée apparement pour la défaite, pour n’être plus que devant cette abondance à chaque instant donnée. »
La perfection d’un verre rempli d’eau sur une table en bois m’anéantis. J’essaye de faire le même travail clair de présence pure. J’essaye d’atteindre par l’écriture à cette plénitude du verre, du bois et de l’eau.
Les iris éclairent le mur près du garage. Je suis un piètre jardinier. Je laisse les ronces et les fleurs à leurs aventures. Je n’interviens pas dans leur drame. Hier le ciel s’est mis à tourner autour de la flamme mauve des iris. L’univers, avec ses astres, trouvait asile dans leur bourgeon durcit pareil à des ongles laqués de noir. Une fleur venait d’éclore, ses trois pétales dressées, légèrement gluant. Je me suis agenouillée devant la reine mendiante. J’ai regardé cette larme qui coulait sur sa joue. Je cherchais à en savoir plus.
Prenez une fleur, une seule fleur, passez des heures à la contempler, a pensez à elle quand vous êtes loin d’elle, et vous verrez descendre vers vous les étoiles, les morts aimés et les grandes promesses de l’enfance. Et peut-être, avec un peu de chance et d’obstination, Dieu qui n’est rien. Combien précieux ce rien. Combien inestimable.
Les modernes meublent la maison de l’âme quand c’est la contraire qu’il faudrait : la vider, n’y laisser que deux, trois présences élémentaires. Un verre d’eau plus profond que le cerveau de Pascal, un iris avec la raideur doctorale de sa tige, et tout en haut la fleur, un crachat de pleine lune, une bave angélique.
Ils disparaitront avant moi ces iris, et ils reviendront après. La nature est un grand bégaiement. Elle me défie d’écrire une phrase aussi nécéssaire qu’un verre d’eau, aussi pure que la souillure immortelle de l’iris. J’ai pensé à toi, et que cela faisait longtemps que je n’étais pas allé dans le pays où tes os se reposent. Par la pensée j’ai fait quelques pas sur le pont rouge où tu aimais te promener, et j’ai jeté un iris dans l’eau. Il ira vers toi. Toutes les rivières filent vers ceux que nous aimions voir marcher dans la lumière.
Le bourgeon gagné de vers, pointu comme une lame noire, j’ai cru un instant comprendre sa dureté, et qu’elle protégeait une éternité de douceur, qu’elle rayait la vitre entre les vivants et les morts. Et puis cette pensée s’en est allé comme les autres. Restait le Dieu appuyé contre la porte du garage, et l’énigme de son silence mauve. Rien ne ressemble plus aux fleurs couleurs de nuit que les yeux des enfants mendiants qui vous barrent le chemin espérant une pièce ou une phrase parfaite porteuse d’un soleil pur.
Un mastodonte de près de 700 pages, un gigantesque cheval de Troie qui nous arrive de Chine... Le titre ne ment pas: La Montagne de l'âme est bien un roman vertigineux. Par sa taille, par les abîmes qu'il affronte, par le souffle qui le traverse.
Aux commandes, un cosaque à la plume débridée: Gao Xingjian, 55 ans, nouveau timonier d'une littérature qui fut si longtemps bâillonnée sous l'étouffoir de la Révolution culturelle. A l'époque, ce romancier-dramaturge fut contraint de détruire ses manuscrits et de boire à grandes gorgées l'eau croupie de la propagande communiste. Puis, à la fin des années 70, un timide dégel lui permit de publier ses premiers livres. C'est dans les théâtres de Pékin que Gao Xingjian se fit d'abord connaître, mais l'une de ses pièces - Arrêt d'autobus - fut interdite en 1983, et il devint la cible d'un régime qui s'acharna à le renvoyer dans les oubliettes de la censure. Il quitta alors ses pénates et entreprit une longue odyssée à travers la Chine profonde, avant de s'éclipser: en 1988, ce traducteur de Ionesco et de Beckett s'exila à Paris, où il termina La Montagne de l'âme - laquelle culmine très haut dans le ciel des lettres chinoises.
Nous sommes au bout du monde, sur de ténébreux sentiers qui serpentent entre le Tibet et les gorges du Yang-tseu kiang. Le narrateur est un écrivain qui fut «ré-éduqué» sous Mao et se dit «réfugié depuis sa naissance». Il a décidé de fuir le vacarme des villes pour explorer, sac au dos, une Chine qui semble encore vivre à l'heure de Confucius. Son but? Abandonner la civilisation. Et parvenir au pays où l'on n'arrive jamais, la mystérieuse «montagne de l'âme» sur laquelle «tout est à l'état originel». Au hasard des pistes poussiéreuses, au fil du pinceau et de la plume, il consigne le moindre détail de ses vagabondages, raconte ses divines robinsonnades dans cet empire du Milieu qui secoue peu à peu le joug communiste pour retrouver ses rêves et ses rites, ses chimères et ses légendaires diableries.
Un guide du routard céleste Entre ciel et terre, entre les sources de la rivière Noire, la falaise des Immortelles et le royaume des Serpents, notre pèlerin crapahute de villages en forêts, recueille des chants populaires, devise avec des calligraphes et des bonzes, de vieux botanistes et quelques femmes fatales. Clopin-clopant, il apprendra l'art de la métamorphose: à l'intoxication politique qui a ravagé sa jeunesse, ce Sindbad taoïste oppose la désintoxication spirituelle, afin, dit-il, de conjurer «la stupidité de l'espèce humaine».
Evidemment, il ne parviendra pas à déflorer les cimes inaccessibles de la montagne de l'âme... Mais sa victoire est intérieure: c'est le chemin du ciel qu'il découvre au coeur de cet Orient fantomatique dont il ranime la magie, dans un joyeux tohu-bohu de pagodes et de lampions, d'ombrelles et de jonques, de moinillons et de sorciers, de moustaches et de chapeaux pointus.
Chronique ethnographique, voyage vers l'au-delà, quête d'une sagesse perdue, ce roman inclassable a l'épaisseur de la Grande Muraille et la légèreté d'une fumée d'opium. En le lisant, on pense sans cesse aux célèbres sagas de la Chine médiévale. Certes, on n'y trucide plus les voyageurs pour en faire des raviolis comme dans Au bord de l'eau; certes, les bâtons de bambou ne se transforment plus en dragons comme dans La Pérégrination vers l'ouest, mais La Montagne de l'âme possède la même fraîcheur, la même insouciance baladeuse, la même grâce cristalline.
Les Chinois, on le sait, ont inventé la boussole. L'intrépide Gao Xingjian, lui, vient d'écrire le plus déboussolant des romans: un guide du routard céleste dont les pages se dispersent sous les vents du large, comme des cerfs-volants. C'est un enchantement.
La Montagne de l'âme, par Gao Xingjian. Trad. par Noël et Liliane Dutrait.
ne pas oublier la révolution culturelle
« …les gens ne veulent pas écouter tes vérités périmées, il préfèrent aller voir des films d’hollywood avec leurs fantasmes fabriqués… » « … tu dois trouver un ton pondéré, étouffer la colère accumulée en toi, avancer tranquillement, pour raconter ces impressions mêlées…. » « Son expérience passée s’accumule dans les replis de ta mémoire. Comment faire pour les dérouler couche après couche, les dissocier pour les explorer un à un, et considérer d’un regard froid les événements qu’il a vécus : toi c’est toi, lui c’est lui. »
Dans « le livre d’un homme seul » Gao Xingjian revient sur le sujet récurent de son œuvre : la révolution culturelle chinoise.
Divers récits, épisodes probablement vécus par l’auteur témoignent des injustices, des souffrances, des bouleversements humains que la révolution culturelle engendra durant les dix années qu’elle durera (de 1966 jusqu’à la mort de Mao et l’arrestation de la bande des quatre).
Dans le « livre d’un homme seul » le narrateur est passablement désabusé, il pense que l’horreur qu’il a vécue n’intéresse plus « … les gens ne veulent pas écouter tes vérités périmées… ». Devant ce besoin impérieux de raconter et le relatif désintérêt « des gens » sur le sujet il s’interroge sur le méthode de communication « … tu dois trouver un ton pondéré, étouffer la colère accumulée en toi, avancer tranquillement, pour raconter ces impressions mêlées… ». Il témoigne aussi sur la difficulté du travail de mémoire « …son expérience passée s’accumule dans les replis de ta mémoire ; Comment faire pour les dérouler couche après couche, les dissocier, pour les explorer un à un, et considérer d’un regard froids les événements qu’il a vécus : toi c’est toi, lui c’est lui. » Dans « Livre d’un homme seul » Gao Xingjian fait le récit de sa vie. En parallèle il narre le passé en Chine, passé aux tonalités multiples, heureuses, pendant l’enfance, auprès de sa famille, humiliantes, dévastatrices à partir de la Révolution Culturelle, et le présent dans le monde occidental. Dans ce présent, ni les amitiés, ni l’amour très sexué avec sa partenaire Européenne Marguerite, n’arrive à panser efficacement les plaies encore vives, renforçant son sentiment de solitude.
Moins poétique dans le contenu et la forme que « la montagne de l’âme », « le livre d’un homme seul » n’en est pas moins un texte remarquable par force de description de la Révolution Culturelle, et le témoignage d’un intellectuel sur la force aliénante du passé sur le présent fut il agréable.
« Que je peigne ou que j'écrive, j'essaie de créer une vision intérieure. »
Gao Xingjian
Le temps Face à un système collectif totalitaire, Gao Xinjian a choisi comme défense de se recentrer sur l'individu, notion qu'il considère comme une valeur universelle. L'échelle de temps privilégiée dans son œuvre est celle vécue par l'individu : l'instant. Gao fixe sur le support une succession d'instants qui construisent une identité, une mémoire et qui permettent à chacun d'éprouver une expérience esthétique. La technique de l'encre de Chine, au travers des lavis, taches et traits permet à l'artiste de suggérer des temporalités différentes au sein d'une même œuvre.
Histoire
Gao Xingjian subit durant la Révolution culturelle chinoise (1966-1976) la volonté de contrôle des esprits et de la création artistique par le régime. Cette vision d'un destin collectif déterminé par les objectifs politiques d'un régime totalitaire est, pour lui, vouée à l'échec et à la destruction. Ses œuvres sont traversées par des motifs évoquant une civilisation menée vers la ruine, l'inconnu ou la mort. Cependant, Gao Xinjiang ne conçoit pas l'acte de création comme un propos politique, mais plutôt comme une quête de la beauté car elle se transmet au-delà des générations, tandis qu'un art politique reste contextualisé et donc périssable.
Esquisse « Dans mes carnets de notes, j'expérimente. C'est une phase de travail qui précède la réalisation de l'œuvre même. Au crayon, au fusain, à l'encre, je cherche l'amorce de l'image ; le trait, la tache juste qui lanceront le processus imaginaire. J'étudie aussi les possibilités de l'encre du papier, la bonne humidité du support pour accomplir l'effet recherché. Au moment de travailler, il faut tout oublier. »
Ombre et lumière « L'art contemporain occidental a oublié que la subtilité de la vision de l'art vient de la lumière et que sans la lumière, point d'âme. J'utilise le noir, le gris ou le blanc, mais le résultat n'est jamais vraiment noir grâce à la lumière. La lumière est l'âme de l'encre. »
La quête La notion de quête est au cœur du travail littéraire et pictural de Gao Xingjian. Son roman “La Montagne de l'Âme” relate le voyage initiatique d'un homme qui quitte la capitale chinoise pour fuir les violences politiques de la Révolution culturelle. Les errances du personnage constituent un double voyage à la fois géographique, à travers des régions reculées attachées à leurs traditions millénaires, et intérieur, au travers d'une réflexion philosophique sur l'individu. L'évocation de la quête apparaît chez Gao Xingjian comme un éloge de la fuite ; dans ses œuvres, la fuite est toujours conçue comme une quête de liberté : elle est moteur de la création et permet à l'artiste de se sentir « vivant ».
La nature Gao Xingjian est un marcheur solitaire pour qui la nature est à la fois une référence directe à la campagne chinoise qu'il aimait parcourir mais aussi une évocation des paysages intérieurs qui l'habitent. En arpentant la nature, le rythme de la marche devient source de méditation pour l'homme, sa pensée se libère. De même, ce sont les scansions de la musique répétitive de compositeurs tels que Bach, Messiaen, Glass ou Schnittke qui permettent à l'artiste d'atteindre la concentration à laquelle il aspire. Dans l'acte de création, il retranscrit le souffle et les rythmes puisés dans le paysage. Ainsi l'exploration des quatre éléments, la terre, l'eau, le feu et l'air, au moyen de l'encre de Chine participe de la volonté de Gao Xingjian de retrouver l'essence du paysage.
"Ecrire c’est ne rien oublier de ce que le monde oublie. C’est possible qu’il y ait tout un peuple derrière moi…
J’ai toujours pensé que l’écriture était une manière de rendre quelque chose à quelqu’un à qui ça avait été volé : la parole et par la parole la vision, l’éblouissante vision de la vie, celle de chacun. Mon travail je l’ai toujours perçu comme cela. Surtout ne pas laisser la mort écrire le livre.
L’écriture est l’ange gardien de nos vies. Elle garde ce que nous ne savons pas garder. Ce qui n’est pas écrit se perd comme de l’eau qui tombe dans du sable…
Il y a un bon silence, c’est celui de la neige, c’est celui d’une bougie, c’est celui des poèmes ; Et puis il y a un mauvais silence, c’est celui qui laisse fleurir une blessure depuis longtemps faite et qui la laisse croître.
L’écriture c’est un principe de respiration et de délivrance. Mon enfance, c’était une cour, déjà presque la disposition d’une page…L’écriture, c’est toujours aller chercher dans la gueule du feu la perle de fraîcheur qui s’y trouve. L’écriture est à son zénith quand elle éclaire les sans-visages.
Ce qu’on imagine être dehors, en fait est dedans. La solitude est le lien le plus profond aux autres. La solitude est cette cour d’école en chacun où nous pouvons nous retrouver et jouer ensemble.
Le monde, c’est la salle de classe. Ça ne rigole pas. C’est l’ennui…
La solitude dont je vous parle, c’est le délassement, vous quittez l’argent, le savoir, même vos métiers, vous êtes dans la nudité interne qui est celle de l’âme. Les âmes c’est juste des enfants qui jouent.
Imaginez une cour d’école où vous n’avez plus rien à craindre. Vous n’avez que des amis. La cour d’école dont je parle, c’est une page de papier… On peut s’amuser là, on peut s’entendre, on peut se croiser et même on peut se rencontrer.
Il n’y a rien de plus beau que de se rencontrer.
Il n’y a qu’un millimètre entre le paradis et nous. Seuls, nous n’arriverions jamais à le franchir…
Je sais exactement ce que le monde détruit avec notre concours, du moins avec notre consentement…
Le monde n’est qu’efficacité. Lui obéir, c’est arracher cette divine maladresse que nous avons au fond de l’âme et qui est la pudeur même… tout ce qui est réellement précieux et maladroit, timide, hypersensible… Nous sortirons vainqueurs de cette épreuve.
C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant. La vraie force, c’est notre faiblesse, c’est notre misère.
Le mal a toujours pour l’œil le plus grand prestige. La guérison réelle de nos plaies, c’est l’amitié.
Le secret, la conversation intime, amicale, touche aux racines de la vie et les fortifie. C’est toujours quelque chose de l’invisible qui nous soigne, qui nous répare. C’est toujours quelque chose de spectaculaire qui nous abîme.
Restons dans cette vie et c’est dans cette vie qu’il y a des résurrections ! Il s’agit d’amour simplement, pas de religion… C’est un secret qu’il faut garder pour soi…
Nos armures servent à nous protéger contre la vie, pas contre la mort comme nous le croyons.
Il y a une vie qui ne s’arrête jamais et elle est impossible à exprimer… Elle fuit comme l’oiseau…
Ce qui peut être expliqué ne mérite pas d’être compris."
Pour la collection Réfugiés d'Arte, Yolande Moreau a filmé les migrants dans le nord de la France. A sa manière humble et radicale, à hauteur de regard. Diffusé en avant-première sur Télér...
Pour la collection Réfugiés d’Arte, Yolande Moreau a filmé les migrants dans le nord de la France. A sa manière humble et radicale, à hauteur de regard.
« Regardez-le s’en aller au loin, Spirit of France — l’esprit de France. La République a laissé tomber un peu d’elle-même dans la boue de Grande-Synthe. Ci-gît l’Europe et son concert d’égoïsmes. »
Sur les flots de la Manche, le ferry de la compagnie P&O file à l’anglaise. Mais pour les réfugiés des camps environnants, le voyage n’aura pas lieu. Alors, la caméra se tourne longuement vers une fillette aux yeux tristes, qui patauge dans une flaque saumâtre. La voix reprend.« Ci-gît l’Europe, oui, si elle abandonne l’esprit pour embrasser la peur. »Ce timbre doux que transcende une perceptible colère, c’est celui deYolande Moreau. Ces mots scandés, qui battent comme un ressac la mesure des images, ce sont ceux du romancier Laurent Gaudé, qu’elle a sollicité pour l’accompagner versNulle part, en France, sa première incursion hors du champ de la fiction.
Décembre 2015. Le téléphone sonne dans la maison de l’Eure où la comédienne et réalisatrice césarisée (entre autres pourQuand la mer monte, en 2005, et pourSéraphine, en 2009) partage son temps entre permaculture et projets d’écriture — elle travaille notamment à un long métrage sur les faussaires. Au bout du fil, Philippe Brachet, rédacteur en chef du magazine Arte reportage, lui dit qu’il la voit bien aller tourner, du côté de Calais et de Grande-Synthe, un film sur les migrants. Yolande Moreau tombe des nues : elle ne s’y voit pas du tout.« J’aime bien regarder des documentaires et il y a des gens qui font ça très bien,dit-elle en citant le travail d’Agnès Varda, qui lui confia l’un de ses premiers vrais rôles au cinéma, celui d’une bonne dans le court métrage7 p., cuis., s. de b.,… à saisir en 1984.Je ne comprenais pas : pourquoi moi ? »
Une bonne partie de la réponse réside sans doute dans la place omniprésente qu’occupent le nord de la France et les Flandres dans la carrière de cette native du plat pays. Pendant des années, elle y a promené son one-woman-showSale Affaire, puis elle y a campé ses films… Et n’avait-elle pas ajouté son nom, à l’automne 2015, à l’appel de Calais paru dans les colonnes deLibérationet signé par des centaines de personnalités du monde du spectacle ? Pour la convaincre, la chaîne franco-allemande dégaine, comme elle l’a fait pour les précédents contributeurs de cette collection, baptisée Réfugiés 1, une formule magique : carte blanche. Mais les promesses de liberté, tant sur le fond que sur la forme, ne sont pas suffisantes.« Quand on s’est rencontrées pour la première fois, dans un café à Paris, elle a été très cash : rien que l’idée de débarquer dans un camp avec une caméra la terrorisait », se souvient sa coréalisatrice et cadreuse Elsa Kleinschmager. C’est l’association au projet du photographe Gaël Turine, membre de l’agence Vu, meilleur ami de son fils et compagnon de route de Laurent Gaudé, qui lève finalement les dernières préventions de Yolande Moreau. Ce film, elle le fera donc à son image : humblement, doucement, mais non sans radicalité.« Quand on a en tête le rôle qu’elle tenait dansLes Deschiens, on peut facilement être tenté de l’imaginer foldingue,dit justement Elsa Kleinschmager.Ce n’est pas le cas. Moi, j’ai été très impressionnée par sa force de travail et son efficacité. Elle savait très bien ce qu’elle voulait. »
Dès le départ, elle l’a décidé, il n’y aura pas de voix off, seulement les poèmes écrits en situation par Laurent Gaudé et lus par elle au montage — travail d’actrice qui lui a paradoxalement donné le plus de fil à retordre. Au deuxième jour de tournage, deuxième virage assumé : désormais, on ne filmera plus qu’en plans larges.« J’ai d’abord été assez dubitative, en me disant que ce n’était pas télégénique et qu’on n’était pas là pour faire du cinéma », reconnaît la cadreuse, ayant une longue expérience du reportage télévisé.« Elle aurait très bien pu faire un sujet dans la veine deStrip-tease, en tendant le micro à des Calaisiens et des Dunkerquois à bout de nerfs, en opposant les regards et en faisant monter la sauce,juge Elsa Kleinschmager.Elle n’a jamais voulu aller dans le noir et le blanc. Elle aime le gris, et cela vaut aussi pour les cieux. Un jour que l’on tournait, alors qu’il faisait grand beau et que le ciel était bleu, elle faisait la grimace, me disait qu’elle n’aimait pas, que c’était trop joli… Peu après, on a tout refait en gris ! »
Pudeur d’un regard dénué de toute velléité d’enjoliver, de surplomber ou de juger.« Crapahuter toute la journée dans la boue et les excréments, c’est épuisant. Alors, dès qu’on se posait pour faire une scène, Yolande dépliait sa chaise. Et se mettait, de fait, à hauteur des réfugiés avec lesquels elle discutait »,rapporte la cadreuse. Comment mieux rendre leur dignité humaine à ceux que l’on a vus errer au milieu des rats crevés et des poubelles que de commencer par les regarder dans les yeux ? Mais quand on lui parle de film militant, elle fronce les sourcils. Pourtant, sur les images qui défilent, la voix reprend :« La France est peureuse et l’Europe tout entière prend des airs de fossoyeur. Mais ne nous y trompons pas : ce qu’on enterre avec nos bulldozers, ce ne sont pas les tentes des migrants, c’est la passion européenne. »Et cette voix, c’est la voix de Yolande Moreau.
Mise à jour Ce camp sauvage du Basroch, filmé par Yolande Moreau, n'existe plus : ses habitants ont déménagé, début mars, dans le nouveau camp de La Linière, construit par MSF et la mairie. Il hébergeait environ 1300 personnes dans des abris en bois, selon le dernier décompte. Fin mars, Damien Carême, maire de Grande Synthe (EELV) avait rencontré le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, et obtenu l'engagement que l'Etat prendrait en charge les frais de fonctionnement du camp - estimés entre 3 et 4 millions d'euros par an. Mais en avril, il a totalement été détruit par un incendie... Depuis, plusieurs centraines de migrants se sont réfugiés dans le bois du Puythouck, dans des conditions sanitaires déplorables.
Ce matin, j'ai vu six tourterelles perchées sur le tilleul, et la chance a voulu que cette scène soit découpée par les montants de la fenêtre. Elles étaient comme illuminées de silence. Chacune était sur sa branche avec autour du cou comme un demi-collier noir, à la fois très chic et très sobre. Chacune regardait dans la même direction, était extrêmement paisible et paraissait attendre quelque chose, et cela abolissait la différence entre le jour et la nuit. Elles étaient comme les gens d'un village qui seraient sortis sur le pas de leur porte pour attendre le passage d'un cortège princier. J'étais le septième là-dedans. Nous étions sollicités par la même claire et petite énigme. Nous attendions quelque chose qu'on avait dû nous annoncer, d'à la fois inhabituel et de rare. j'ai senti que l'arbre lui-même était pris dans la même attente. Je n'avais jamais assisté à quelque chose de cet ordre. Évidemment, dans le visible, il ne s'est rien passé, aucun cortège n'est arrivé, mais j'en ai éprouvé une paix inimaginable. C'étaient six âmes dans une attente paisible et sûre. C'était une magie invraisemblable, avec, en plus, le petit gravier de la pluie qui tombait. Ensuite le temps est revenu tout doucement. J'avais participé tout calmement à un petit mystère. Des moments comme celui-ci sortent quelque chose de ma vie pour le rendre incorruptible, car ils sont délivrés du temps.
La fille d'Heather Lanier, Fiona, est atteinte du syndrome de Wolf-Hirschhorn, une maladie génétique qui engendre des retards dans le développements ---mais cela ne la rend ni tragique, ni angélique ou l'un de tout les autres stéréotypes à propos des enfants connaissant un handicap. Durant cette intervention sur le magnifique, complexe, joyeux et difficile chemin qu'est d'élever une fille atteinte de ce syndrome, elle remet en question nos fausses croyances à propos de ce que serait une vie « bonne » ou « mauvaise », nous défiant d'arrêter de nous concentrer sur des solutions pour ce que nous ne considérons pas normal et de prendre plutôt la vie comme elle vient.
" Mon ami Assieds-toi, Cesse tes allées et venues, Ton ombre qui s'agite sur l'eau Trouble la sérénité des poissons."
Poème de Bing Xin.
"Pose là ton visage où tendrement s'ouvrent les lèvres de la nuit, et bois quand je suis source, prends-moi quand je suis d'ombre, étreins-moi terre ou feuillage ou rocher - mais laisse ton désir fermé sur ma paupière, afin que ton regard, jamais, ne lise dans le mien ce que je sais, et que ma chevelure demeure voûte autant que la saulaie, et plus secrète à te rejoindre et plus obscure à t'habiter. "
La racine du génie, c'est l'empathie, la grâce de bondir hors de soi, hors de sa carapace pour entrer au coeur de l'autre et en connaître toutes les douleurs, tous les secrets du feu destructeur ...
C'est le peintre du silence, du retrait et de l'effacement. Bruno Smolarz donne pourtant la parole à Giorgio Morandi (1890-1964) dans un livre tenant de la biographie et du roman. Trop écrit pour rester confiné dans le cadre neutre des faits avérés, l'ouvrage ne glisse pas pour autant dans la fiction. Tout réside dans la manière de raconter.
Smolarz concentre l'action sur une seule journée, dont le lecteur sent vite qu'elle aura quelque chose de particulier. Ce sera en fait la dernière. Tout en poursuivant les humbles besognes de son quotidien d'artiste, Morandi peut récapituler une vie sans événement réel, à part sa fuite en 1944 devant les nazis entrés dans Bologne. Orphelin tôt, couvé par une mère souvent malade et trois sœurs aussi dévouées que bigotes, il a vécu dans un cocon dont il ne sortait que pour enseigner son art. Il ne se sera même pas échappé grâce à une fantaisie créatrice. Dès les années 1920, après une courte période métaphysique influencée par Giorgio de Chirico, il a peint et repeint sous forme de natures mortes les mêmes objets dans le calme de son petit atelier de la Via Fondazza. Difficile de faire plus étriqué!
Un succès qui l'indiffère
Et pourtant! Très vite, Morandi a été reconnu comme l'un des plus grands créateurs italiens du moment. Dès 1934, l'historien de l'art Roberto Longhi, qui faisait alors autorité, l'a porté au pinacle. Le Bolonais s'est vu exposé partout, recherché par les collectionneurs, courtisé par les galeristes, sans que sa vie s'en retrouve pour autant affectée. Cette agitation lui semblait ridicule. «Est-ce vrai qu'on vend mes toiles à Milan des millions? Mais ils sont devenus complètement fous.» Il n'a ainsi quitéé qu'une seule fois sa ville natale et sa campagne de Grizzana, anecdote que ne raconte pas Bruno Smolarz. Ce fut pour aller à Winterthour, où il avait ses amateurs les plus fervents. Le Kunstmuseum de la ville alémanique possède du reste une admirable série de Morandi.
Les heures tournent lentement, tandis que le récit avance. C'est le matin, puis l'après-midi et le soir. Cet homme de 74 ans pense à Hokusai. A Cézanne. Arrive enfin la nuit, où le veille Dina, sa sœur préférée. «Morandi repose dans la pénombre, sur son étroit lit de fortune; il lève la main, geste à peine ébauché, plus machinal que volontaire, pour tracer dans la nuit silencieuse une dernière esquisse. Un dessin invisible, inconnu; un objet désincarné, d'un minceur diaphane pareille à celle du doigt griffant l'espace nocturne...» L'auteur se fait ainsi plaisir en faisant couler les mots. Il les offre aussi, tant à son personnage qu'à ses lecteurs. On ne peut pas toujours en rester au français de base.
Entretien avec Bruno Smolarz.
Propos recueillis par NATHALIE JUNGERMAN. Édition mai 2016
Vous êtes l’auteur de Hokusai aux doigts d’encre, un roman qui parle de la vie et l’œuvre du peintre japonais, une sorte d’autobiographie imaginaire mêlant souvenirs, méditations et réflexions sur l’art (Arléa, 2011). Aujourd’hui vous publiez chez le même éditeur un livre intitulé Giorgio Morandi, Les jours et les heures qui est aux frontières du roman et de l’essai biographique, dans lequel la voix du peintre italien (Bologne 1890-1964) se fait entendre, notamment avec quelques extraits de lettres. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce texte composé de seize séquences qui semblent rythmer une ultime journée ?
Bruno Smolarz. Dans le cas de Hokusaï, c’est l’esprit du peintre lui-même qui a commencé à me raconter sa vie, comme le ferait un vieil homme rencontré chemin faisant qui devient un compagnon de route vers un pays imaginaire. Lorsque quelqu’un raconte sa vie il ne dit pas toute la vérité, comme pourrait essayer de le faire un biographe impartial, consciencieux et méticuleux, mais sa vérité, faite d’omissions volontaires, d’oublis, de confusion à propos de souvenirs modifiés, transformés par le temps, par l’évolution des sentiments. C’est ce point de vue, celui du « vieux fou de dessin », que j’ai essayé de transcrire. L’auteur n’existe pas par lui-même, il n’est qu’un truchement, au sens d’intermédiaire, de traducteur (comme dans Molière). Le récit de sa vie, fait par le peintre, s’oppose parfois aux biographies historiques qui sont, elles, nées de l’imagination de soi-disant témoins qui ne l’ont pas vraiment connu. La première biographie de Hokusaï a été écrite quarante ans après sa mort, il y a un doute sur ces témoignages qui n’étaient déjà plus que des rumeurs. Pour Morandi, l’approche est différente ; la première fois que j’ai vu ses tableaux, j’ai été bouleversé, je n’ai cessé de m’intéresser à lui, sans penser que je pourrais un jour parler de cette passion. L’idée de mettre par écrit ce que j’éprouvais m’a été suggérée lors d’une conversation avec une personne remarquable qui a cité le nom de Morandi ; il y a eu un déclic, comme si cette rencontre (titre de la collection dans laquelle le livre est publié) me remettait en mémoire le choc ressenti lors de ma première rencontre avec des œuvres de Morandi. Cela m’a donné envie d’essayer de dire le pourquoi de cette émotion. De quelle manière ? En me transportant à la fois devant les tableaux et, sinon dans les tableaux, du moins parmi les objets des tableaux. En me blottissant contre eux, dans l’atelier du peintre. En faisant preuve de patience. D’où le rythme lent et régulier qui est à la fois celui d’une journée, heure par heure, et celui d’une vie ; c’est le sens du sous-titre du livre : Les jours et les heures. J’ai suivi le déroulement d’une journée ordinaire, avec ses pensées qui vont et viennent, ses réminiscences, une journée qui s’achemine vers la toute dernière journée, où les retours en arrière sont peut-être plus nombreux. Il ne s’agit pas d’un roman, plutôt d’un témoignage, réel et onirique à la fois. Je ne suis pas romancier, j’essaie de me tenir à l’écart de la fiction, du romanesque qui m’entraînerait trop loin des faits. j’écris à partir de la réalité, celle qui a été, et celle qui a peut-être été, en la replaçant dans le contexte de la société du temps.
Vous montrez dans votre livre toute la patience du peintre, sa recherche individuelle, sa vie dédiée au travail de la peinture, un rythme de vie bien établi, une tendance à la solitude et à l’ascétisme…
B.S. Oui, j’ai voulu montrer la lenteur créatrice d’une journée, semblable à la plupart des autres journées, d’un peintre plutôt casanier, même s’il faisait assez souvent de courts déplacements. Parce que c’est de cette manière qu’il convient de regarder sa peinture, en s’imprégnant de l’état d’esprit du peintre. J’aimerais que les lecteurs puissent prendre en considération cet aspect de lenteur dans l’élaboration de l’œuvre et qu’ils s’arrêtent le plus longtemps possible devant les tableaux, ou les reproductions des livres d’art, malgré leurs défauts.
À l’instar de son style de vie, « immobile, silencieux, réglé, répétitif » selon les mots du poète Philippe Jacottet (Le Bol du pèlerin, 2001), les œuvres de Morandi sont des variations – parfois seulement de lumière – à partir d’un même sujet dont il cherche à épuiser toutes les possibilités : les natures mortes emblématiques de son œuvre (le silence des objets, « il peint les objets qui renferment ce cri silencieux », je vous cite), et les paysages inhabités ou même les fleurs…
B.S. Un mode de vie « réglé, répétitif » fait plutôt penser à Kant et à ses habitudes de métronome, à la régularité d’une horloge. Le rythme de vie de Morandi n’était pas aussi rigide, c’est celui de tout un chacun dans la vie quotidienne, il avait comme tout le monde ses petites manies, c’était un couche-tôt. Dans le processus de création il y a des jours fastes, et les autres … Les thèmes des tableaux de Morandi sont en effet très limités ; ses natures mortes sont des juxtapositions d’objets, bouteilles, flacons, lampes, vases, jamais des assemblages de table garnie avec abondance d’objets de différentes matières, de victuailles, dans un certain désordre d’après festin. Il ne mélange pas l’éphémère, ce qui est périssable (fleurs, fruits, gibier) avec le durable. À partir de là il se livre à des variations, comme un compositeur qui écrirait des variations sur un thème donné, volontairement neutre ou banal, c’est l’impression que l’on pourrait avoir en voyant les alignements de bouteilles de Morandi, mais il n’y a rien de systématique, Morandi ne semble pas avoir été très « musicien » ou influencé par la musique, même si l’un de ses amis et mécènes, Luigi Magnani, était musicologue. Morandi reprend les mêmes objets comme sujets de ses natures mortes, en les disposant différemment, dans une lumière autre, avec un autre angle de vue. Les combinaisons, en musique comme en peinture, sont infinies, mais il faut bien sûr les considérer dans leur ensemble, on ne peut pas se rendre compte qu’il s’agit d’une variation si l’on en écoute une seule. Pour les tableaux il faudrait pouvoir en réunir un assez grand nombre ayant les mêmes caractéristiques comme cela a été fait pour les cathédrales de Monet. Chez Morandi ce n’est pas la répétition de la même image dont seule la luminosité et les teintes changent. Il y a aussi un léger déplacement des objets, un échange entre l’un ou l’autre.
Une « œuvre récurrente mais non répétitive », écrivez-vous (page 170)…
B.S. Je prendrai l’exemple du thème des vues de la cour de la via Fondazza par la fenêtre de son atelier qui est caractéristique de cette récurrence non répétitive. C’est toujours la même cour, vue de la même fenêtre, mais ce n’est jamais le même tableau. La cour est vue parfois de loin, dans son ensemble, en vue générale, ou de près, avec le grossissement d’un détail ou d’un autre, à différentes saisons. Il y a chaque fois, de cette fenêtre ouverte qui n’est pas montrée, une impression différente qui suggère, au delà de l’impression visuelle, une atmosphère, lourde ou légère, une odeur de terre humide après la pluie, un air vif chargé de neige, ou une touffeur d’été. Je rêve d’une exposition où il n’y aurait que des vues de la cour de la via Fondazza, ce serait à mon avis fascinant pour étudier la palette du peintre, son goût des variations. Mais c’est un jeu auquel on ne peut guère se livrer qu’en alignant des reproductions bien médiocres qui ne permettent pas de comparer les dimensions des tableaux et les nuances des coloris.
Ses peintures, ses eaux-fortes aussi (qui reprennent les mêmes sujets), ne seraient-elle pas comme une tentative d’échapper à la fuite du temps ? Vous parlez à propos de ses tableaux d’« un équilibre qui suspend le temps »…
B.S. Morandi essaie peut-être de ralentir le passage du temps, de le faire vivre dans un monde abstrait que l’on ne peut guère dater. Mais on ne peut pas interpréter objectivement la peinture de Morandi, le risque est trop grand d’y projeter son moi, sa propre expérience, que l’on soit artiste, critique, historien, poète ou psychanalyste ; on peut seulement essayer d’apprendre à regarder ses tableaux, y trouver un début de réponse aux questions que l’on se pose, nous qui regardons, et qui ne sont certainement pas celles que se posait le peintre, qui nous sont inaccessibles.
Morandi ne s’est jamais reconnu dans une école, mais il a entretenu un lien avec la peinture de Cézanne. Pouvez-vous nous parler de ce qui rapproche son œuvre de celle du peintre français ?
B.S. Comme pour les peintres cubistes, ce sont les paysages qui ont attiré l’attention de Morandi ; il a d’abord découvert l’œuvre de Cézanne à travers des reproductions en noir et blanc, ce qui lui a permis d’en étudier la composition, d’en apprécier l’équilibre sans être influencé par les coloris. Son esprit de géomètre y a trouvé une approche qui était aussi la sienne, il a vu, sans la connaître, la phrase de Cézanne : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône. ». De Pascal, qu’il a lu à la même époque et qui est devenu l’un de ses auteurs de prédilection, Morandi disait : « Il n’était que géomètre, […] mais avec la géométrie on peut presque tout. » Dans la peinture de Morandi, la précision géométrique, le tracé « à la règle » est flouté, les contours estompés, ce sont les ombres qui indiquent les lignes invisibles. Cette précision est plus visible dans les gravures qui sont très minutieuses, très travaillées.
Ce n’est que plus tard que Morandi a pu voir des œuvres de Cézanne et en étudier les coloris, le sens des coups de pinceau, mais il avait déjà sa propre palette ; il n’y a pas eu chez lui de révolution de la couleur.
Quant à son intérêt pour la tradition picturale italienne ainsi que son « lien » temporaire avec la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico ?
B.S. Morandi fut un excellent élève de l’École (royale à l’époque, avant la Première Guerre mondiale) des beaux-arts de Bologne. C’était un enseignement académique dans une province à la riche, et pesante tradition picturale (Ludovico Caracci, Giuseppe Maria Crespi) qu’il fallait suivre, imiter. En voyant les reproductions de peintres contemporains comme Cézanne, le Douanier Rousseau ou Renoir, il s’est rendu compte que la peinture pouvait chercher à exprimer autre chose, et il s’est rebiffé contre l’enseignement sclérosé qu’il subissait. Cela a contrarié sa carrière professionnelle, mais l’a ouvert à une recherche personnelle. Et il a toujours conservé une palette aux tons ocre qui est celle de la tradition locale. La rencontre avec la peinture métaphysique fut un moment miraculeux, il se trouvait alors dans une période de désarroi, physiquement affaibli et psychologiquement abattu ; son avenir lui paraissait sombre, il a eu la révélation de cette lumière géométrique qui projette des ombres mystérieuses. Cela lui a permis de faire la connaissance de peintres comme Carlo Carrà et lui a servi de tremplin pour trouver et affiner un style plus personnel.
Il lui a été reproché de ne pas participer au « monde politique », d’être « désengagé » alors que la plupart des artistes prenaient position pendant la période du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale… Mais ce retrait de la vie publique n’est-il pas lié au fait qu’il était entièrement tourné vers la peinture, qu’il s’est consacré tout entier à sa vocation ?
B.S. Oui, il a suivi sa propre voie, après la période métaphysique, sans plus jamais répondre aux mots d’ordre des tendances esthétiques et politiques de l’époque. Encore une fois, l’on pourrait interpréter son refus de peindre d’une autre manière, ou d’autres sujets, ou son obstination à toujours peindre la même chose, comme un acte de rébellion, d’insoumission à ce qui est temporaire. Ce n’était pas une indifférence à ce qui se passait autour de lui, la peinture réaliste, conventionnelle ou partisane, idéologique, ne l’intéressait pas ; il n’a pas cherché de compromis, ni à se compromettre.
Existe-t-il en français un ouvrage qui rassemble ses correspondances avec les peintres ou les intellectuels de son époque ?
B.S. Non, c’est un peintre italien dont la reconnaissance internationale n’est intervenue qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il est très peu représenté dans les collections publiques en France ; le musée de Grenoble a récemment acquis un tableau de Morandi (pour plus d’un million d’euros, ce qui l’aurait stupéfié, lui qui ne les cédait que pour des sommes modestes), mais c’est une exception. Le gouvernement français a refusé, il y a quelques années, la dation d’une collection privée qui aurait pu devenir l’ornement d’un grand musée moderne, les considérations financières ont prévalu, ce qui est vraiment dommage. Il y a eu quelques expositions, à Paris, Marseille, Toulon, des catalogues, des livres de reproductions, mais Morandi est un célèbre inconnu pour le public français. Seule une exposition d’envergure, au Grand Palais, pourrait inciter les éditeurs, de plus en plus frileux, à faire traduire une partie de la correspondance de Morandi avec les critiques et historiens d’art italiens comme Cesare Brandi, Cesare Gnudi, Roberto Longhi, Ardengo Soffici, eux-mêmes aussi peu connus, sauf des spécialistes.
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Bruno Smolarz Giorgio Morandi, Les jours et les heures. Éditions Arléa, coll. La rencontre, 28 avril 2016.
Bruno Smolarz Hokusaï aux doigts d’encre Éditions Arléa, 2011. 177 pages. Arléa-Poche, octobre 2013.
L’empathie c’est, à la vitesse de l’éclair, sentir ce que l’autre sent et savoir qu’on ne se trompe pas, comme si le cœur bondissait de la poitrine pour se loger dans la poitrine de l’autre. C’est une antenne en nous qui nous fait toucher le vivant : feuille d’arbre ou humain. Ce n’est pas par le toucher qu’on sent le mieux mais par le cœur. Ce ne sont pas les botanistes qui connaissent le mieux les fleurs, ni les psychologues qui comprennent le mieux les âmes, c’est le cœur. Le cœur est un instrument d’optique bien plus puissant que les télescopes de la Nasa. C’est le plus puissant organe de connaissance, et c’est une connaissance qui se fait sans aucune préméditation, comme si ce n’était plus nous qui faisions attention à l’autre, comme s’il n’y avait plus qu’une attention pure et bienveillante fondée sur la connaissance de notre mortalité commune. Ce qui est très curieux, car qui est-on à ce moment-là ? Toute sagesse qui vient dans le carcan d’une méthode est dépassée par le cœur. Ce moment qui foudroie toutes les carapaces d’identité, qui saute par-dessus l’abîme qui me sépare d’autrui et où le cœur de l’autre est deviné jusqu’en ses moindres battements, donne la plus grande lumière possible sur l’autre.
Dans l’empathie, on peut prendre soin d’autrui comme jamais il ne prendra soin de lui-même, par une attention tendue comme un rai de lumière, mais il n’y a aucune emprise psychique sur lui. C’est l’art double de la plus grande proximité et de la distance sacrée. Le prince Mychkine, de Dostoïevski, est le prince de l’empathie. Peut-être que, par l’empathie, je remonte jusqu’aux photos de classe. Rien n’est plus troublant qu’une photo de classe parce que le destin, les épreuves et les joies, planent déjà autour des visages, autant de raisins, et la main du temps du vigneron va les broyer pour en tirer un vin précieux ou aigre. Les vendanges vont venir et, par l’empathie, de même qu’avec des télescopes on peut remonter le cours de la lumière d’une étoile, eh bien, on peut remonter le cours du temps jusqu’à ce visage d’enfant montré par cette photographie de groupe, c’est-à-dire le comprendre. Tous les calendriers sont renversés : on a accès dans ce moment-là aussi bien au cœur de l’enfant qui a été, qu’au cœur qui sera le sien le jour de sa toute dernière fin.
Je n'ai jamais pensé que la nature était un spectacle, et qu'on devait se mettre dans un fauteuil de velours pour l'admirer. Ce serait plutôt une expérience puisqu'on est soi-même dedans. Un mur couvert de mousse, c'est comme un grimoire. Je ne sais plus, quand je le regarde, où se trouve le livre et où est le lecteur. Au moment le plus accompli, je deviens moi-même une des phrases de ce livre, et j'ai alors le bonheur d'être presque aussi intelligent qu'un feuillage de noisetier ou qu'un rayon de soleil.
Devant la délicatesse d'un papillon ou d'un oiseau, je me sens pris en défaut, comme un analphabète qui se trouverait dans une immense bibliothèque. Marcher dans la nature, c'est comme se trouver dans une immense bibliothèque où chaque livre ne contiendrait que des phrases essentielles.
"Si l'élevage industriel n'existait pas, nous n'aurions pas le problème majeur de réchauffement climatique que nous avons aujourd'hui." (Re)voir LE MONDE EN FACE : "Faut-il arrêter de manger le...
Quand tout le monde aura intégré au plus profond de lui-même que l’élevage intensif mène notre civilisation à sa perte, alors, peut-être que la consommation de viande diminuera pour de bon. D’où l’extrême importance de la vidéo qui va suivre.
Pour satisfaire la demande de viande, l’industrie agricole s’est mise à produire toujours plus, quitte à raser les forêts, quitte à assécher les nappes phréatiques, quitte à tuer la terre à grands renforts de pesticides. La face cachée de la viande, c’est ça. Et c’est cette vérité toute crue que nous montre cet extrait du documentaire.
« Il est incontestable que si l’élevage industriel n’existait pas, c’est un grand si, mais, s’il n’existait pas, nous n’aurions pas le problème majeur du réchauffement climatique que nous avons aujourd’hui. »
La transition écologique aurait pu se faire en douceur. Mais maintenant, on n’a plus vraiment de temps à perdre. Cette vidéo tire la sonnette d’alarme, et c’est là tout son mérite.
Pour nourrir une population toujours plus nombreuse, le monde s'est lancé dans une course à la productivité frénétique qui engendre une cruauté souvent ignorée à l'encontre des animaux, mai...
J’ai une nouvelle lettre pour vous. Ce n’est pas moi qui l’ai écrite, mais l’air, la lumière et un bouquet de lobélies – vous savez, ces fleurs de la famille des campanules, avec de jolis reflets bleutés. Je n’attendais rien ce matin. C’est toujours très bon signe de ne rien attendre, pour peu que cette non-attente soit légère, souple, heureuse. Ça me suffisait d’être en vie. Le bonheur est une décision, l’attaque d’une avant-garde angélique. Je suis entré dans le cimetière. Il faisait beau. L’été et l’automne respectaient une trêve. Un peu de couleurs rougies, un peu de soleil fort. Une guerre suspendue dans l’air.
Mon père reposait dans ce cimetière – enfin, son manteau d’os et d’état-civil, son nom doré sur le côté d’une pierre. En vérité mon père marchait à mes côtés : invisible, il allait avec moi voir sa tombe. Je me suis arrêté net devant une autre tombe. Elle ressemblait au livre parfait, celui que personne ne parvient à écrire. Une croix debout, blanche, au-dessus d’une dalle blanche et, devant la dalle, une vasque débordant de lobélies fraîches, caressées par une main de lumière. Le bleu des fleurs était de passage sur terre. Nous traversons les miracles en aveugles, sans voir que le moindre jaillissement d’une fleur est fait de milliers de galaxies, et que les brindilles d’un nid déserté ou la voûte glacée de bleu du ciel étoilé parlent de la même absence adorable. Un papillon blanc a feuilleté les lobélies. Ses ailes avaient la palpitation d’un cœur épris.
Et puis le plus beau est apparu, celui qui manquait pour faire de cette tombe une page d’écriture radieuse de finesse : un lézard. L’ombre fuyante et enfantine du chagrin. Je me suis accroupi, je lui ai parlé. Le lézard surpris n’a plus bougé. Les lobélies écoutaient. J’admirais la petite carapace de cuir, l’inquiétude qui roulait une boule dans sa gorge, les pattes bien à plat, écartées comme les doigts d’un gant sur la pierre réchauffée de clair. Cela a duré quelques minutes, le temps de voir le ciel et ses docteurs angéliques défiler dans l’intervalle ouvert d’un côté par mon émerveillement, de l’autre par le saisissement du lézard. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. L’important n’était pas les mots, mais la voix. Je connaissais la personne qui était dans cette tombe. Il n’y a pas si longtemps je l’avais vue assise sur un fauteuil, souriant d’un sourire qui se diffusait en ondes autour de son visage lassé. Ainsi donc nous mourons tous : c’est une découverte qu’il nous faut refaire de temps à autre. Ce n’est pas si grave. Ce qu’il y a de bleu en nous remonte au bleu du ciel et même au-delà. Le charme s’est dénoué sans drame. Je me suis relevé, le lézard a filé. Entre les villes étourdies et l’absolu, il y a la zone en friches des cimetières. Une faille entre le temps et l’éternel. Les lézards s’y glissent – comme font le chagrin et l’espérance. Quant au bleu des lobélies il n’est pas de ce monde, pas non plus d’un autre monde. Il est entre les deux. Il n’attend rien. Il fait partie de ces choses qui émerveillent la vie – un sourire sans lèvres, un passage secret, un livre parfait.
Le silence dans la forêt. Il est froissé tout d'un coup par la main du vent, comme on jette une lettre ratée au panier. Ce silence empêché d'être parfait est une des choses les plus fraternelles qui soient.
À Paris, le silence vient par les yeux. Ce mendiant, une couverture sur les jambes, mangeait un yaourt. L'air était si froid que les atomes gelaient. Il ne bougeait presque pas, sidéré par le froid. Il mangeait sa mort à la petite cuillère. Un silence l'enveloppait, contre lequel les bruits des affairés tapaient sans pouvoir le briser.
Le silence de Lao Tseu passant la douane et laissant son traité comme gage, don, sourire. Il s'éloigne. On ne le reverra plus. Quand on ouvre son livre, le coeur se remet à battre. On ne savait même pas qu'il était arrêté. Le texte : un visage avec un doigt sur les lèvres closes. Les commentateurs arrivent, se pressent pour réduire le miracle. Le visage sourit, ne dit rien. La pensée est un moustique, c'est agaçant ce bruit qu'elle fait à notre oreille. Ouvrons le livre, passons la douane, disparaissons.
Le silence du poème. Ce que les psychanalystes appellent un passage à l'acte est, dans sa soudaineté éclairante, proche de ce qu'est un poème, mais c'en est la version diabolique, destructrice. La vitesse du poème dépasse celle de la lumière. Elle n'est comparable qu'au sourire sans cause du nouveau-né. Ce sourire monte au ciel d'où il était venu.
Le silence de la Bible. Lisant un psaume de David, j'ai reçu le souffle de l'éternel, c'est-à-dire du mortel, en plein visage. Les écritures dites « saintes » ne sont pas plus saintes qu'une liste de courses épinglée sur une plaque de liège dans une cuisine : les deux témoignent du souci d'un vivant, du petit désir adorable de maintenir vie et souffle le plus longtemps possible.
Le silence d'un citron. Si nous avions l'oreille fine, nous entendrions le bruit d'un réacteur atomique, le bourdonnement méditatif de l'absolu sous la coquille jaune. Mais nous n'avons pas l'oreille fine. Nous ne voyons qu'un citron et sa dureté joviale caractéristique des fils du soleil.
Le silence de la neige qui tombe sur la neige. C'est le silence des évènements qui nous refont un coeur vierge. « Neige-qui-tombe-sur-de-la-neige » est le nom de l'amoureuse et son visage est plus noir que celui d'une icône.
Le silence du général de Gaulle protégeant sa petite fille mongolienne, Anne. Il rêvait qu'il était le général de Gaulle. Le seul point réel de sa vie était le petit visage oriental rieur d'Anne. L'enfant éternel un jour mourut. À la fin de l'enterrement, s'éloignant de la tombe, le vieil homme dit à sa femme : « Viens, maintenant elle est comme les autres ». Le silence parfois fleurit en une seule parole. Les témoins de cette floraison ne l'oublient jamais plus.
« On ne peut dire de personne qu’il soit insignifiant, puisqu’il est appelé à voir Dieu sans fin. » Marguerite Porete. Le miroir des âmes simples et anéanties.
« La parole d’amour bâtit toujours comme un petit couvent à l’intérieur duquel la conversation infinie a lieu. » Christian Bobin
« Dans tout ce que nous faisons nous ne faisons qu'attendre, c'est par impatience que nous mettons, entre nous et notre attente, une poussière de volontés et de désirs, seulement par impatience » Christian Bobin
Création du festival "Splendeur du Quotidien"
"Christian Bobin est le rare, peut-être le seul auteur optimiste français vivant. Le lire est un anti-dépresseur naturel dans une France qui semble aimer broyer du noir. » Michel Sigalla.
Un festival pour que ces paroles, comme des gélules de sagesses et des comprimés de joie fassent offices d'anti-dépresseurs, de remèdes efficace au désespoir ambiant, à la critique systématique, à la surconsommation et se mettre à l'école de la vie incroyable, de l’éternel enfoui dans l’instant, de l’invisible dans un bloc de réel, qui est là, sous nos yeux..
Création 2019
« Il y a ainsi des gens qui vous délivrent de vous-même - aussi naturellement que peut le faire la vue d'un cerisier en fleur ou d'un chaton jouant à attraper sa queue. Ces gens, leur vrai travail, c'est leur présence. Aimer quelqu'un, c'est le dépouiller de son âme, et c'est lui apprendre ainsi - dans ce rapt - combien son âme est grande, inépuisable et claire. Nous souffrons tous de cela: de ne pas être assez volés. Nous souffrons des forces qui sont en nous et que personne ne sait piller, pour nous les faire découvrir.
Création 2018
" J'ai enlevé beaucoup de choses de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qu'il se passait..."
Création 2017
« Que restera-t-il de tout cela ? Notre contemplation : le temps que nous aurons passé à ne rien faire qu'à regarder par la fenêtre les papillons qui volent, tout ce temps nécessaire pour le levain de l'esprit, ce temps qui ne s'efface pas agit dans l'invisible, et continue d'agir même après notre disparition. »
Christian Bobin
Je pousse dans les rues une charrette chargée d'optimisme. Je crie : 'espérance à tout va !" Beaucoup me répondent en me lançant par la fenêtre le contenu de leur pot de chambre mais il en faudrait bien plus pour éteindre une cargaison de soleils.
C Bobin.
Louise Amour 2016
L'inépuisable est à notre porte" 2015
« Je voudrais arriver à la mort aussi frais qu'un bébé, et mourir avec cet étonnement des bébés qu'on sort de l'eau. L'émerveillement crée en nous un appel d'air. L'éternel s'y engouffre à la vitesse de la lumière dans un espace soudain vidé de tout... On n’a qu’une faible idée de l’amour tant qu’on n’a pas atteint ce point où il est pur, c’est à dire non mélangé de demande, de plainte ou d’imagination.»Christian Bobin
Du Minuscule et de L'imprévisible 2014.
Bien peu de gens savent aimer, parce que bien peu savent tout perdre. Ils pensent que l'amour amène la fin de toutes misères. Ils ont raison de le penser, mais ils ont tort de vivre dans l'éloignement des vraies misères. Là où ils sont, rien ni personne ne viendra. Il leur faudrait d'abord atteindre cette solitude qu'aucun bonheur ne peut corrompre. » Christian Bobin, la femme à venir.