La poésie est l’état le plus haut du vivant
Silence… Le monde prétendu moderne est une sorte de conjuration contre la chose la plus vieille du monde et la plus solide au monde, à savoir le cœur. J’entends par cœur, pas le sentimentalisme, pas même le sentiment, mais une puissance de vie que chacun de nous peut avoir, une respiration. Ce que parfois on pouvait qualifier d’intériorité, ou dans des temps beaucoup plus anciens, l’âme. Les sociétés d’aujourd’hui sont rendues malheureuses par la mise à sac de cette intériorité. Or elle est la vraie force de chacun. Quand chacun rentre dans son centre, revient vers soi-même et retrouve quelque chose qui ressemble à l’enfance, il est invincible.
Qu’entendez-vous par invincible ?
C’est ne pas soumettre sa vie à l’ordre du monde. C’est laisser sa vie dans la plus grande respiration possible, dans la fantaisie, parfois dans le silence, dans une parole qui sera toujours vive, fraîche, non conventionnelle. Être invincible c’est juste être vivant.
Vous parlez de l’importance de l’intériorité, que pensez-vous des conséquences de cette épidémie sur le rapport à l’autre ?
Votre question est trop générale. La vie, pour moi, c’est la singularité même, le concret. La manière de vivre américanisée et électronisée détruit en souriant le singulier. Si vous me posez une question trop générale, je vais me taire car je ne suis ni un philosophe, ni un sage. Ce qui me frappe actuellement, ce sont les images des villes vides. Des choses pauvres se reprennent comme le chant des oiseaux. Je ne sais pas si on le perçoit dans les villes mais je le perçois dans la forêt où j’habite. Il y a eu une renaissance des cantates d’oiseaux. Le vert des feuillages était plus affirmatif. La nature pendant ces semaines a retrouvé une confiance que nos vies insensées lui avaient fait perdre.
Ce matin, j’ai traversé un pré et je me suis arrêté sous un chêne. La nature était devenue une phrase parfaite, un morceau d’un poème très pur, extrêmement simple et qui m’a fait tout oublier. Les fragments de cette phrase étaient composés de l’arbre, des mouvements de ses feuilles, balancées très élégamment, sans fureur, par une brise légère. Il y avait aussi une lumière qui lançait ses javelots dans l’herbe, et une ombre très douce dans laquelle je me tenais. Un sentiment m’est entré dans le cœur : il n’y a rien d’autre à faire dans cette vie que d’y être parfaitement présent. Quelque chose d’adorable essaie de nous parler à chaque instant. Cette expérience a duré cinq secondes et elle était infinie. Je me rappelle d’avoir souri de ma misère d’homme, de n’être que de celui que je suis. Rire...
Avez-vous toujours eu ce langage poétique ?
Je serai incapable d’exprimer autrement cette expérience d’être. C’est comme si je n’existais presque plus et que cela me comblait. Quelle que soit l’époque – si dure soit-elle –, le mouvement d’une brise, la sentence bienveillante d’un rayon de soleil, la fierté d’un brin d’herbe qui se redresse, la royauté d’un arbre, tout cela ne demande pas d’étude. Aucune puissance ne peut se mettre entre cette douceur et vous. L’humanité est profondément unique car ce que je connais moi, je peux le partager. Les choses de fond sont les plus lumineuses même si elles sont enfouies.
Vous considérez-vous croyant ?
Je parlerai plutôt de confiance, mais je ne saurai vous dire sur qui ou quoi repose cette confiance. La confiance est la capacité inexplicable de continuer à vivre alors que même la vie semble vous avoir quitté. Il m’est toujours apparu que la vie est bien plus grande que celle que nous vivons. Elle n’est pas ailleurs. Par instant, nous arrivons à mettre nos yeux en face des yeux de la vie. C’est comme un enfant que la mère soulève et porte devant son visage : il y a des moments où nos yeux sont plantés dans les yeux solaires et terribles de la vie.
Cela me fait penser à votre ouvrage La Part manquante…
En effet. C’est un ouvrage ancien. Mais il en va sans doute de l’écriture comme de la vie : nous passons notre temps dans une danse de derviche tourneur, à danser autour d’un point indicible et invisible.
Quelle est votre définition de l’Amour ?
L’Amour c’est quand une vérité arrive. Le reste du temps, c’est comédie à laquelle nous participons tous. Ce qui arrête la comédie, c’est soit la mort, soit quelque chose de plus fort encore, doté de beauté et de grâce.
Connaissez-vous le Liban ?
C’est, je crois, un des pays les plus proches de la poésie, celle qui fait venir dans sa parole du feu et des roses. Pour moi, la poésie est l’état le plus haut du vivant.
Propos recueillis par Zeina Trad