Pour celui qui cherche la lumière, qui se veut à l'école du réel, pour celui qui cherche Celui qui est, et pour celui qui n'attend plus, pour qui voudrait croire et celui qui croit croire...
Inaltérable désormais …
“ Nous sommes sans arrêt confrontés à des séparations.
La vie a une main qui plonge dans notre corps, se saisit du cœur et l’enlève. Pas une fois, mais de nombreuses fois.
En échange, la vie nous donne de l’or.
Seulement, nous payons cet or à un prix fou puisque nous en avons, à chaque fois, le cœur arraché vivant…
Il reste d’une personne aimée une matière très subtile, immatérielle qu’on nommait avant, faute de mieux, sa présence.
Une note unique dont vous ne retrouverez jamais l’équivalent dans le monde.
Une note cristalline, quelque chose qui vous donnait de la joie à penser à cette personne, à la voir venir vers vous.
Comme la pépite d’or trouvée au fond du tamis, ce qui reste d’une personne est éclatant.
Inaltérable désormais…”
Christian Bobin.
J'AI MÊME RENCONTRÉ DES TZIGANES HEUREUX
Le grand film, furieux et turbulent, sur la condition tzigane. Aleksandar Petrovic prend le parti d’une immersion (...) âpre, en suivant les pérégrinations ordinaires d’un Rom sédentarisé, dans la plaine de la Voïvodine, en Serbie, sans la moindre forme de romantisme ou d’idéalisation.
Grand Prix au Festival de Cannes 1967, J’ai même rencontré des Tziganes heureux bénéficie d’une restauration en 2017. C’est un film sur les gitans qui décrit le parcours de Bora qui tombe amoureux de la jeune Tissa. Mais son père est un rival jaloux et agressif et la jeune femme est promise à un autre homme. Tourné en Yougoslavie, aujourd’hui rattaché à la Serbie, le film montre la misère sociale qui règne dans les années soixante dans le pays. Aleksandar Petrovic nous montre une communauté qui ère et vit détachée de tout, accrochée, sans s’en rendre compte, aux pratiques ancestrales. C’est un long-métrage déstructuré qui mêle chants mélancoliques et ivresses poétiques. C’est un film qui met aussi bien l’allégresse que le chagrin en scène. J’ai même rencontré des Tziganes heureux est un des rares films tournés dans la langue tzigane et interprété par des comédiens authentiques.
Il y a une heure où, pour chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire.
Il était atteint par la maladie propre à ceux qui se confondent avec la place qu’ils tiennent dans la société : le sérieux fige leurs traits, la raideur gagne leur corps puis leur âme, ils sont devenus leur propre statue et plus rien ne les fera descendre de leur socle que leur mort. (...)
Une coutume veut que les vivants lavent les morts avant de se séparer de leurs dépouilles. J'ai vu et entendu, clairement vu et entendu que, par l'océan, les morts s'approchaient sans fin de nous avec une extrême délicatesse, comme s'ils éprouvaient le besoin de venir laver les vivants- et Dieu sait si les vivants ont besoin d'être lavés. (...)
S. est en proie à la maladie de la perfection. Elle pense que tout ce qu'elle fait est incomplet, mauvais, raté. Elle voudrait qu'une seconde vie lui soit donnée comme un beau papier blanc sur lequel elle pourrait recopier la première, en lui enlevant ses tâches et ses ratures. Elle ne voit pas que le brouillon c'est la vie même. (...)
J'ai toujours eu un léger dégout pour ceux qui sont capables de commenter pendant des heures la finesse ou l'arôme d'un vin , amenant dans leur parole, pour des choses sans importance, une délicatesse qu'ils ne mettent pas dans leur vie (...)
Ils prétendent vouloir la vérité et, si vous commencez à la leur dire avec douceur et bienveillance, ils vous tuent.
J'ai trouvé Dieu dans les flaques d'eau, dans le parfum du chèvrefeuille, dans la pureté de certains livres et même chez des athées. Je ne l’ai presque jamais trouvé chez ceux dont le métier est d’en parler.
Christian Bobin, Ressusciter.
Carré 35
la poursuite d'un temps irrémédiablement perdu et la révélation de l'invisible.
"Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée, j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes."
Infiniment pudique et d'une grande délicatesse, le cinéaste ne juge pas, prenant garde de ne jamais heurter, afin de faire revivre un passé volontairement enfoui et rendre public l'intime. D'une beauté rare, "Carré 35" est à la fois une rencontre d'une mère et son fils et des retrouvailles avec une fille et une sœur.
"The Square" ou l'impossible critique de l'Art contemporain
La presse, assez furieuse de la Palme d’Or reçue par « The Square » à Cannes, décourage le spectateur : l’œuvre de Ruben Östlund serait une charge anti-art contemporain au vitriol, farcie de longueurs, avec pour protagoniste une nullité détestable, Christian, conservateur d’un musée de Stockholm… Or, loin d’être une farce, ceux qui s’attendraient à rire grassement seront déçus, le film procède avec habileté, mesure, voire rigueur ; son personnage central est plutôt touchant dans son désir maladroit d’accorder sa conscience avec les faits. Le réalisateur connait bien l’AC : Nicolas Bourriaud, le chantre de l’esthétique relationnelle, est justement cité. Ne manquent ni les œuvres typiques d’AC, comme ces tas de graviers, ni leurs avanies mille fois arrivées pour de vrai : le service de ménage balaye innocemment le chef d’œuvre (des spectateurs non avertis y ont vu une invention du metteur en scène). Bien épinglé aussi par Ruben Östlund , le jargon incompréhensible, la novlangue qui articule dans la même phrase « œuvre / non –œuvre », pour dire une chose et son contraire…l’AC adore. L’animalité travaille cette société raffinée dont le vernis craque : la journaliste branchée a pour animal de compagnie, un singe et les esthètes se ruent en meute vers les petits fours. Dans un diner de gala, l’auditoire s’entend dire « restez immobile, cachez vous dans le troupeau », avant de subir une performance inspirée d’un véritable artiste russe (Oleg Kulik) qui se prenait pour un chien et mordait les visiteurs ; dans The Square, un homme-singe, plus vrai que nature, tyrannise une assemblée chic de mécènes… point culminant et scène d’anthologie ! L’œuvre qui donne son titre au film, « The square », correspond tout à fait à l’idéologie de l’AC : elle propose au visiteur de passer par un tourniquet soit du côté « je fais confiance » soit du côté « je ne fais pas confiance (à mes semblables) ». L’AC est volontiers manichéen, adossé à la technique : les choix sont comptabilisés et affichés dans l’expo du film, fictive mais si vraisemblable. Passé le tourniquet, le visiteur découvre au sol un carré où sa confiance est mise à l’épreuve puisqu’il doit y déposer portable et portefeuille …en espérant les récupérer à l’issue de l’expo ! Bien vu : l’AC se veut participatif, proposant des expériences et pas des objets ; ce faisant, le parcours du visiteur ressemble à celui d’un cobaye testé et/ou éduqué. Le choix confiance/pas confiance ne concorde pas avec la vraie vie, où rien n’est tout rose ou tout noir mais oscille en permanence ; dans la rue, on ne fuit pas systématiquement celui qui vous aborde, mais, à la première bizarrerie, on se méfie. Et le réel va rattraper Christian : des voleurs, plutôt doués pour la mise en scène, lui dérobent son portable et notre homme ne réagit pas selon l’altruisme exalté par son installation, The Square. Là s’arrête la critique de l’AC. Car il manque à « The square » l’ambiguïté d’une parfaite œuvre d’AC. Si le milieu a tellement détesté le film, c’est que l’œuvre centrale est trop bienveillante et que le héros y croit vraiment alors que le personnel de l’AC est certainement moins dupe, beaucoup plus cynique. Les vrais acteurs d’AC n’ont jamais une crise existentielle telle qu’elle les conduise, tel le héros du film, à assumer leurs erreurs devant la presse déchaînée ! Dans la vraie vie, l’AC accumule transgressions, scandales, conflits d’intérêt etc. mais qui démissionne ? Responsables mais pas coupables. Là, le film est bien en dessous de la réalité. The Square met pourtant les pieds dans le plat financier. Le grand défi d’un musée d’art moderne et contemporain, nous dit-on explicitement, c’est, non pas l’Art mais « l’argent, trouver l’argent quand un collectionneur peut dépenser en un jour ce que le musée dépense en un an». Le film ose faire entendre la vox populi (cela suffirait à le suspecter de populisme) qui trouve scandaleux que l’argent du contribuable ait servi à financer une campagne de pub ignoble. Ils sont rares les films avec l’art pour centre d’intérêt et le dernier, en 2008, « Musée Haut, Musée Bas », de Jean-Michel Ribes, se refusait à parler financement. Le rapport à la presse et aux médias est bien vu : « pour faire écrire les journalistes, il faut être clivant », se distinguer du vacarme (médiatique). Ce qui explique bien des dérapages : faire n’importe quoi pourvu que ça mousse. D’ailleurs, la vidéo de promotion commandée par le musée, et qui va précipiter le destin du conservateur, est beaucoup plus dans l’esprit de l’AC avec son « explosivité »…que l’installation The Square proprement dite. Mais n’en disons pas plus … Tout auteur est « en concurrence avec les catastrophes et autres calamités alors que la capacité d’attention du spectateur est limitée à 10, 15 secondes ». Pas celle du spectateur de cinéma, espère Ruben Östlund : le film dure 2h20. Les lecteurs du Grain de Sel qui ont de l’endurance, pourront lire, ci-dessous, une suite de mon analyse car s’il baigne dans le milieu de l’AC, le propos du film est plus vaste : scruter l’âme contemporaine, ou ce qu’il en reste, affrontée aux contradictions de ce que Muray appelait « l’Empire du Bien ». Les autres se dépêcheront d’aller voir The Square, avant qu’il disparaisse de l’affiche : bien des salles d’art et d’essai ne le programment pas, comme par hasard ! Christine Sourgins Suite de l’analyse de The Square à l’intention des cinéphiles… Outre l’AC, The Square critique la vie postmoderne avec ses laissés pour comptes : clochards, sdf, immigrés, sont présents, le héros les contacte en poursuivant son voleur. Il passe devant la pancarte d’une mendiante au résumé sidérant : « j’ai 3 enfants et du diabète ». Dans un monde où la carte bancaire remplace la monnaie qu’il est difficile de donner : plus de pièces ! Rapidement le thème des enfants s’impose, ceux de Christian sont un tantinet blasés, ils contrastent avec l’ardeur de celui qui a été calomnié, l’injustice qui lui est faite le consume. Les personnages s’agitent autour de cages d’escaliers mais le jeu visuel n’est pas gratuit car le fond de la cage d’escalier est un carré donc un « square ». Même chose pour la bande sonore qui enregistre beaucoup de hors-champ, le spectateur devient alors comme les personnages : il n’accède qu’à une partie du réel qui l’entoure. Il se pourrait que ce film renvoie à un film plus ancien, en noir et blanc. Film de 1951 qui se passait dans le sud, en Italie et non dans le nord de l’Europe. Mais le propos des réalisateurs est identique : comprendre, camera en main, où en est l’élite européenne (ou celle qui se croit telle) à telle époque. Avec Europe 51, Rossellini faisait jouer à Ingrid Bergman, le personnage d’Irène, qui n’était pas encore une bobo comme le héros du Square, mais une grande bourgeoise, très chic, éperdue de mondanité. Lors d’un diner, son fils désespérant d’attirer son attention se jette dans l’escalier. Nous retrouvons les escaliers, la place centrale de l’enfance (et la mort d’un enfant) dans l’évolution d’Irène en 51 comme de Christian en 2017. Irène prend conscience de la vanité de sa vie et s’intéresse aux déshérités avec une certaine culpabilité, comme Christian ; tous les deux auront maille à partir avec la Presse mais le parallèle s’arrête là. Poursuivre la comparaison des 2 films, c’est mesurer l’évolution drastique de l’Europe. En 1951, Rossellini vient de tourner un film sur St François d’Assise et il se demande : aujourd’hui, qu’adviendrait-il à un nouveau St François ? Europe 51 donne : la réponse : le saint finirait interné en hôpital psy ! Comme Irène / Ingrid dans le film, folle pour sa famille mais traitée de sainte par le petit peuple. Entre 1951 et 2017 la dimension religieuse a disparu. Quoique. Dans Square, les allusions à la religion sont rares : une coupure de presse signale l’union d’un prêtre, d’un rabbin et d’un imam pour condamner le comportement du musée d’Art contemporain. Ailleurs, un personnage âgé, qui porte une petite croix, s’occupe d’un bébé. Le film est baigné par une musique de Bach (donc religieuse à l’origine) qui semble céder le pas à des sonorités plus « modernes ». Mais tout au long du film, le héros qui s’appelle Christian, comme par hasard, répète telle une incantation, la définition du square : “The square est un sanctuaire où règnent confiance et altruisme, en son sein nous sommes tous égaux en droits et en devoirs”. Le square c’est un sanctuaire ! De 1951 à 2017, religieux a muté du christianisme à l’Art contemporain qui est devenu une religion de substitution, un culte laïc qui prêche le vivre ensemble, la confiance (dans confiance, il y a foi) mais sans transcendance. Cette absence de transcendance est incarnée par la platitude du « square », du carré ; alors que la vie entraîne les protagonistes dans des escaliers qui montent ou qui descendent… Christine Sourgins |
Pose. La petite châtelaine
L'été, un long convoi de silences traverse le ciel, un train de marchandises aux portes bleu délavé. Des étincelles de cigales jaillissent de ses roues. Il ne freine qu'à l'automne, dans un crissement pourpre. Tu as disparu un mois d'août. Tu es montée dans un de ces wagons. J'ignore où tu es descendue. Je fraie mon chemin dans le bleu avec des mouvements d'épaules. La joie est la terrible tenue de rigueur. Une rumeur, très loin : la forêt se trouve sous un couloir aérien. L'avion fait le bruit étouffé d'un fer à repasser sur un drap bleu. Une photo où tu portes une veste de cuir. C'est plus fort que toi : la méchanceté du cuir fond sur tes épaules, ta bonté éclate comme une neige au soleil. Ton front nu est semblable à celui de La Petite Châtelaine « aux cheveux tout à jour » : le soleil s'y fracasse en anges. Camille Claudel sur les photographies est frappée d'absence. Ses yeux sont des marais dormants. La Petite Châtelaine, au dernier coup porté dans le marbre, est montée au paradis. Elle ne pesait pas un gramme. J'ai besoin d'une seconde pour voir, après c'est fini. Le petit menton qui tremble à l'idée de trembler. Ce courage ramassé dans la bouche.
Ce relief des os sous les joues : c'est la famine de l'amour. Ces yeux, revenus de quel monde que notre monde ignore ? On ne sait s'ils vous pillent ou s'ils vous enrichissent. J'ai volé la châtelaine. Je l'ai prise dans les bras de mes années vécues et je suis parti en courant. Les gardiens du musée ne m'ont pas attrapé, ni les diables policiers. Elle est en moi, la gamine, avec le marbre souple de ses cheveux. Le petit menton de Dieu qui tremble. Le front d'où les anges se jettent comme d'une falaise. Une poupée. Une grosse poupée pour consoler de l'inconsolable. Si ce buste n'a rien de spectaculaire, c'est parce qu'il dit les racines de la douleur et que les racines sont invisibles pour les distraits. La tragédie remonte du fond de la terre. La forêt cogne aux fenêtres. La main délicate du vent sur les chardons fait honte à la main des mères. La petite fille s'appelait Marguerite. Elle avait 6 ans quand Camille l'a sculptée. La vie nous fait asseoir pour une pose qui dure des années. À la mort nous nous levons et sortons de l'atelier. Notre visage reste gravé dans quelques coeurs - tirage limité. Toute écriture, même la plus désespérée, est un acte de foi dans la vie. Les yeux griffés de ronces, monter. Coeur arraché, monter encore. Résumé des derniers chapitres : je suis vivant, tu l'es aussi comme les rois et les reines qui dorment dans les palais que nous allons machinalement fleurir à la Toussaint. Il n'y a pas de mort, il n'y a que le passage au chapitre suivant, mais nos yeux ne savent pas le lire.
Christian Bobin.
l'oeuvre d'art contre la société du mépris : réinventer la vie intérieure
L’esprit contemporain nous vole nos intériorités. Il entend façonner nos goûts et nos imaginaires. Orienter nos expériences. Nous détourner de nous-mêmes dans un divertissement généralisé, une mise en réseau et un art consommé de l’inquiétude qui est une autre manière de nous emporter dans son flux.
C’est un homme mutilé, abruti, amoindri spirituellement que produit ce monde dominé par la technique qui ose appeler progrès les régressions qu’il programme.
L’art – entendu non comme savoir ou culture mais comme passion de la liberté et exploration de nos sources enfouies – est l’un des derniers moyens qui nous restent pour nous savoir humains. Tout art digne de ce nom est insurrection, quête d’absolu, tentative désespérée pour dire l’amour incommensurable qui nous taraude.
Emmanuel Godo, ici, nous provoque et nous convoque. Et si nous faisions l’épreuve de notre humanité – pour en avoir la preuve – en nous confrontant à des oeuvres d’art ? Mais pas à des simulacres sans épaisseur ou à des joujoux insipides, non ! Car ce n’est pas en millions de dollars que s’évalue une oeuvre mais à sa capacité à faire se lever en nous nos forces en sommeil. Un plaidoyer magistral pour l’art contemporain, le vrai.
Professeur de littérature et de théâtre en classes préparatoires, Emmanuel Godo enseigne depuis 27 ans. Il poursuit une recherche sur le sens spirituel de la création artistique qui nourrit aussi bien sa pratique pédagogique que son écriture.
L'innocence de l'humain...
Douleur ou fureur de vivre... ?
"On parle de la douleur de vivre. Mais ce n'est pas vrai, c'est la douleur de ne pas vivre qu'il faut dire.
Et comment vivre dans ce monde d'ombres ? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, mais ce n'est pas au moment où je vous sens un peu désemparé que je veux manquer à vous le dire. Il y a si peu d'occasions d'amitié vraie aujourd'hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois".
Albert Camus à René Char.
" Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront.
L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant.
Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.
Les femmes sont amoureuses et les hommes sont solitaires. Ils se volent mutuellement la solitude et l'amour.
Nous vivons avec quelques arpents de passé, les gais mensonges du présent et la cascade furieuse de l'avenir."
René CHAR
Sous l'apparente dureté des Vents noirs, cette plongée dans la nuit des hommes, une grande douceur. De la bonté même...
FIGAROVOX.- Les vents noirs sont-ils ceux de la guerre, de l'esprit ou de l'âme?
Arnaud de la Grange.- Il y a évidemment une dimension métaphorique, dans cette alliance de mots qui ne va pas de soi. Une couleur n'est en général pas ce qui est le plus immédiatement associé au vent... Ces vents noirs, ce sont bien sûr les souffles violents du destin qui emportent mes personnages.
Mais ce sont aussi de vrais vents, si je puis dire... Dans les déserts du nord-ouest de la Chine, celui du Taklamakan, soufflent de terribles tempêtes de sable. Le Kara-Buran, l'ouragan noir.
Et c'est dans ces régions que se situe l'essentiel de mon histoire. Dans l'ancien Turkestan, peuplé de populations musulmanes et turcophones. Une Chine bien peu chinoise en vérité, où l'on se sent souvent bien plus près des rives du Bosphore que de la Cité interdite... C'est une région à la nature violente, où les grands sables sont ceinturés par des montagnes se dressant à 7 000 mètres. Des terres qui écrasent l'homme et en même temps le font sortir de lui-même.
Même si l'histoire se situe un siècle en amont, je pense qu'elle porte des interrogations très contemporaines, intemporelles même. Nous nous interrogeons tous, un jour, sur notre destin ou sur celui de nos proches.
Pourquoi suis-je ici? Question simple et triviale, et pourtant essentielle. Quelle est la part de la volonté ou du destin (que l'on pourra aussi appeler providence) dans ce qui nous arrive? Sur quoi avons-nous prise?
Le début de votre roman a pour théâtre la guerre. Une guerre lointaine - celle du bataillon colonial sibérien en 1918 - par la géographie et la chronologie. Le grand reporter revient-il à la guerre même quand il devient écrivain?
Les premiers chapitres ont en effet pour cadre cet épisode peu connu, ce corps expéditionnaire français envoyé en Sibérie, au départ pour ouvrir un second front contre l'Allemagne, puis pour contenir un tant soit peu la poussée bolchévique. Un jeune aviateur, qui deviendra un écrivain célèbre, a pourtant fait partie de l'aventure: Joseph Kessel...
On dit que dans un premier roman, ressortent beaucoup de choses de nos vies. Mon métier de reporter m'a amené à couvrir quelques conflits, et, évidemment, ces situations vous marquent de manière particulière.
Pour ce roman, à l'origine, il n'y avait pas ou peu de fond martial. On était dans les déserts du Turkestan chinois, avec des archéologues européens se livrant à une féroce compétition pour y traquer les vestiges du passé.
La poussière parlait plus que la poudre. Et puis, un de mes personnages m'a amené à passer la frontière et je me suis retrouvé en Sibérie, dans les horreurs de la guerre civile. Il a fallu faire face...
Cette violence qui ressort, c'est un peu comme ces grosses pierres des champs de l'Ile Maurice.
Régulièrement, les hommes les extirpent de la terre et les amassent en tas impressionnants qui donnent au paysage des airs étranges. Mais il en remonte sans cesse à la surface. Je crois que ces situations violentes que l'on a connues reviennent aussi inlassablement à la surface, même lorsque l'on croit en avoir fini avec elles.
Et puis cette expression du mal fait partie de nous et de nos vies. Je me souviens, après le 11 septembre 2001, d'une interview de l'écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte, qui fut longtemps reporter de guerre. Il s'étonnait que le monde occidental redécouvre soudain la guerre. Lui, en parcourant le monde, avait l'impression que cette violence des hommes ne s'était jamais assoupie.
Il ne s'agit pas d'une fascination morbide pour la guerre. Il est banal de dire que c'est un révélateur, mais pourtant c'est le cas. On y voit le pire de la nature humaine, le plus souvent, mais aussi parfois le meilleur avec des moments de fulgurante humanité au milieu de l'inhumanité.
Et puis, c'est la vie mise à l'os. On ne peut plus finasser, on ne peut pas tricher. Il faut choisir, aussi. Pour un romancier, c'est évidemment intéressant, même s'il y a bien d'autres situations qui permettent de faire sortir l'homme de sa tanière intime.
Sous cette apparente dureté, avec cette plongée dans la nuit des hommes, il y a je crois dans ces Vents noirs une grande douceur. De la bonté même... Il me semble que ces pages témoignent d'une grande indulgence pour ceux qui doutent, trébuchent et tombent. Ceux qui reconnaissent leurs faiblesses et continuent malgré tout d'avancer, en essayant de faire au mieux.
Votre héros Verken a une mission à accomplir mais on ne sait s'il ne se fuit pas lui-même. Est-ce un homme en fuite et si oui que fuit-il?
Oui, en ce sens, les Vents noirs sont un peu un roman initiatique inversé… Avec une quête de soi qui est en fait une fuite de soi. Ce thème de la fuite et de l'esquive me tient à cœur, sans doute parce que cette pente ne m'est pas totalement étrangère. Il me semble que nous sommes un certain nombre à parfois fuir la réalité, en croyant que l'on peut inventer des mondes où les règles du jeu sont différentes. Evidemment, cela ne marche jamais...
La notion de fuite n'a pas bonne presse, c'est bien normal. Il est toujours plus noble de se présenter comme mû par un idéal ou une grande cause, même quand cela est faux.
Avec son impertinence salvatrice, un écrivain s'évertue pourtant avec talent à réhabiliter cette notion de fuite devant la vie que l'on voudrait nous faire mener. Dans Sur les chemins noirs, publiés chez Gallimard, Sylvain Tesson a ces mots magnifiques: «Fuir, c'est commander. C'est au moins commander au destin de n'avoir aucune prise sur vous».
On pense souvent qu'il faut une grosse dose de courage pour plonger dans des situations extrêmes, faire la guerre par exemple ou aller la raconter. Si l'on passe sur la question du risque physique, c'est aussi souvent une forme de facilité. Il y a une simplicité de l'action, une simplification des choses dans le rapport à la vie et la mort. On se désencombre, forcément.
Mon jeune héros, Verken est en fuite, oui. Il a été broyé par la guerre de 14-18, qui a failli l'emporter sans qu'il n'ait prise sur rien, et par une terrible blessure familiale quand la figure du père s'est fissurée.
Alors, il fuit ces ombres en espérant que la chevauchée le mettra hors d'atteinte. Il se sent désormais inadapté à la vie ordinaire et est naturellement poussé loin, ailleurs, là où le vent s'aiguise sur les dunes minérales...
Il se fuit lui-même, sa pente facile et la mollesse à laquelle il peut vite être sujet. Finalement, tous mes personnages ont en commun d'avoir rompu avec leurs origines, soit de manière volontaire comme Thelliot l'archéologue ou Victoria l'ornithologue, soit parce qu'ils y ont été poussés comme Verken ou le cosaque Alexandre.
Dans tous les cas, ce qui est intéressant, c'est qu'ils se sont détachés de leurs affections naturelles et qu'ils sont donc obligés de reconstruire les liens avec les êtres et les choses. En fait, ils ne sont pas totalement «neufs», comme ils veulent le croire, car on ne largue pas son passé comme une sacoche qui freine le galop…
Avez-vous écrit votre ouvrage comme on ferait un long reportage ou est-ce une écriture différente?
Des réflexes continuent à jouer, à l'évidence. Le reporter, en tout cas tel que je le conçois, va voir avant de raconter. La curiosité est le maître mot.
Il doit avoir la plus grande attention aux hommes et aux lieux, tout regarder autour de lui, du plus spectaculaire au plus banal. Il s'attache aux détails insignifiants, souvent si riches de sens. La façon dont on vit ou l'on se tue, dont on mange, dont on rit et l'on s'embrasse. Cette manière d'observer le monde se retrouve sans doute dans les descriptions et les atmosphères de ce roman.
Mais ceci étant posé, j'ai vraiment voulu me démarquer de mon travail journalistique et du reportage. Et c'est en grande partie pour cela que mon histoire se situe un siècle derrière nous. Je me suis dit que ce dépaysement temporel m'aiderait à trouver une autre musique, une écriture romanesque bien distincte, plus littéraire.
Placer mes personnages dans des événements que j'ai vécus et couverts aurait été sans doute plus facile, mais je craignais que cela ne favorise pas la rupture. Bref, je me suis épaulé sur le passé pour rompre avec mes habitudes du présent.
On retrouve dans votre livre «le nœud complexe d'appétits violents» dont parle Saint-Exupéry. Notre époque est-elle, selon vous, dépourvue d'éléments romanesques?
Le romanesque n'a pas été tué par la civilisation des mathématiques et des Bugatti, qui laissait Saint-Exupéry si perplexe... Gageons qu'il survivra à Twitter et aux vols low-cost. Mais il est vrai qu'à mon sens, le romanesque se nourrit de mystère et de détachement, toutes choses que notre société valorise peu aujourd'hui.
Il y avait chez Saint-Exupéry, au-delà de ses afflictions et de ses colères, le souci que l'homme préserve sa «patrie intérieure» et garde le sens de l'émerveillement.
L'avion servait à cela, puisque, vu d'en-haut, même des choses laides et triviales peuvent revêtir de poétiques atours. Il plaçait la vie de l'âme au-dessus de la vie de l'intelligence, et ce principe est éminemment romanesque...
Le romanesque se niche partout, au coin du boulevard ou dans le sage bocage de nos pays policés. Mais sans doute n'ai-je pas cette capacité à le lire facilement quand il est sous mon nez. J'ai besoin de me décaler dans l'espace et dans le temps, de pousser les choses à l'extrême pour qu'elles m'apparaissent. Et voilà comment l'on se retrouve dans les rudes terres de la grande Eurasie...
Pour autant, je n'ai pas l'impression d'avoir écrit un «roman d'aventures», selon l'acception courante du terme. Mon sujet n'est pas l'aventure mais l'homme plongé, prisonnier de ses aventures.
J'aime la littérature qui emporte, mais pour moi les péripéties ne valent pas pour elles-mêmes. Elles m'intéressent lorsqu'elles confrontent l'homme à des questions vitales et essentielles. Quand il est à nu, sans échappatoire. J'aime ces situations où les questionnements se resserrent.
Ainsi, les tempêtes de sable du Taklamakan criblent les personnages pour les décaper, un peu comme ces jets de sable à haute pression qui mettent à nu du métal ou un mur...
Quels sont vos maîtres en littérature?
Au risque d'apparaître désespérément classique, j'avancerais Gracq, Giono, Gary, Kessel, et les ogres de la littérature russe. Et bien sûr Conrad. J'ai un énorme faible pour les écrivains qui trempent leur plume dans les veines des hommes, qui ont connu eux aussi le temps de l'action. Avant de s'asseoir, ils ont empoigné le monde.
J'ai d'ailleurs été enchanté d'apprendre tout récemment, grâce à la remarquable émission de France Culture «La Compagnie des auteurs», combien Conrad comptait pour Gary, qui emportait toujours en voyage avec lui un recueil en anglais de ses œuvres (enfin, c'est ce qu'il disait...). «Il m'apporte quelque chose d'absolument irremplaçable, disait Gary de Conrad, il me dépayse de moi-même complètement».
Etre dépaysé de soi-même n'est-ce pas essentiel, lorsqu'on lit un livre? Et l'on revient à votre question précédente, sur les «appétits violents».
J'aime justement ces personnages conradiens, désenchantés et blessés, mais ne renonçant pourtant pas à affronter la vie. Ils cheminent souvent à la frontière de la raison et de la folie. Modestement, dans mes Vents noirs, on retrouve ces hommes et femmes qui marchent sur la crête, sur le fil.
Comme l'archéologue Thelliot, fascinant d'érudition et effrayant pour son obsession sans limites. La dualité de l'être humain est fascinante à explorer… Je pense que ce roman explore aussi une autre question essentielle, qui nous taraude tous à un moment ou un autre de notre vie: pour aller au bout de ses rêves, faut-il s'affranchir au moins partiellement de la raison? L'obsession est-elle nécessaire à la réalisation de grands desseins? Quel est, dans notre quête d'absolu, le prix à payer?...
Je reconnais que tout cela ne relève pas d'un optimisme béat.
Car en toile de fond, il y a l'absurdité de la condition humaine. L'homme est pétri de faiblesses et de contradictions. Et même les plus grands rêves sont souvent dévoyés, tout simplement parce qu'ils sont portés par des entreprises humaines.
Un des buts de la littérature, à mon sens, est de mieux connaître l'homme et ses méandres. Et donc de mieux nous-mêmes nous cerner.
Ne nous peignons pas meilleurs que nous sommes, nous perdrions en lucidité et en capacité à endiguer nos noirs instincts...
Le monde a tué la lenteur. Il ne sait plus où il l'a enterrée.
Elle nous est donnée par la beauté qui passe et meurt dans le passage. Comme un espace ouvert par la foudre. Comme une île de lumière au milieu des eaux noires. Nous n'aurons jamais d'autre secours que celui-là, que cette beauté qui nous éclaire en nous précipitant dans une nuit plus grande encore. "
Christian Bobin, Le huitième jour de la semaine
La vie est un cadeau dont je défais les ficelles chaque matin, au réveil...
" Ma pensée, c'est d'aller de noyade en noyade. Englouti par la clarté brune d'une gorge de geai, je mets du temps à revenir au monde. Au sortir de ma contemplation, je connais l'insouciance des ressuscités. Je passe mon temps à naître et à renaître, ce n'est vraiment pas sérieux.
Je me souviendrai toute ma vie des deux agents d'assurances qui, invités par ma mère affolée de me voir au chômage, venaient me proposer du travail. Il y a des chemins qu'il ne faut jamais prendre. J'ai suivi la voie aérienne du rêve, la couleur des stellaires, la petite buée apparissant- disparaissant de la bouche du bébé sur la planète argentée de la cuillère. "
Christian Bobin, Un bruit de balançoire.
J'aime la Bretagne, j'y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture " Gauguin 1888..
À l'occasion de l'exposition au Grand Palais, Stéphane Guégan publie Gauguin, voyage au bout de la Terre. L'occasion pour l'historien, critique d'art et conservateur au musée d'Orsay de débarrasser l'artiste de ses légendes. Ce faisant, il livre le portrait d'un homme ayant eu autant besoin de sacré que de chairs adolescentes, qui a témoigné d'une ferveur religieuse autant que d'un érotisme lascif. Qui a creusé un style libre certes, mais sur la base d'emprunts multiples. Gauguin, génie et sale type? Il concentre les ambiguïtés de son époque.
LE FIGARO. - Faut-il voir en Gauguin un anarchiste bouffeur de curés comme l'indique, dans l'exposition au Grand Palais, sa statue de l'évêque des Marquises caricaturé avec des cornes? Mais, dans ce cas, que veulent dire ses christs dans sa peinture, et jusque dans l'énigmatique Portrait de l'artiste au Christ jaune, également présent au sein de la rétrospective?
Stéphane GUÉGAN. - Le conflit qui a pu l'opposer à l'autorité épiscopale, aux Marquises, continue à alimenter la légende d'un anticléricalisme de stricte obédience. Gauguin s'emporte dans ses écrits contre le dogmatisme de l'Église et, à l'occasion, le puritanisme hypocrite de certains membres du clergé. Il n'en reste pas moins un catholique convaincu, un lecteur de la Bible. Il appartient depuis les années de lycée, où il a reçu un enseignement religieux, à la famille du catholicisme libéral, qui accepte les valeurs démocratiques modernes. En progressiste laïc, Pissarro reproche à son ancien disciple d'avoir renoué avec la peinture sacrée et son message dès la Bretagne. Au moment où la IIIe République suspend ses commandes de tableaux religieux, lui en peint, sincèrement, à Pont-Aven comme à Tahiti. En Polynésie, il prend le parti des catholiques contre les protestants et cherche une manière de synthèse théologique dans les tableaux où les rites dialoguent. L'un de ses tout derniers chefs-d'œuvre représente Adam et Ève, socle de son obsession du mal et de son éthique du rachat.
Anticolonialiste ou raciste?
Ni l'un, ni l'autre! Mais nuançons et revenons à ses expériences concrètes de l'ailleurs. Comme je l'écris, au prix d'un jeu de mots, Tahiti ce n'est pas la terre promise, c'est la terre permise, une terre française. Dès le séjour martiniquais de 1887, il fait le choix de l'entre-deux, il va à la rencontre de l'autre dans un contexte administratif qui le facilite. Ses tableaux antillais sont de pures merveilles, détachées de toute présence européenne. Il donne sciemment un équivalent plastique à la créolité languide des Fleurs du mal, qu'il connaissait par cœur. On lui reproche d'avoir gommé les effets de la présence française, surtout dans les cas des deux séjours tahitiens. Ce n'est pas vrai. Ce que Gauguin peint, c'est une société en mutation, qui préserve la meilleure part de ses traditions sous les robes missionnaires. On écrit naïvement ici et là qu'il aurait déchanté à son arrivée, comme s'il ignorait les évolutions sociétales et culturelles de l'île depuis Bougainville, comme s'il croyait en béotien - lui qui a tant navigué dans sa jeunesse - à l'altérité pure. Enfin ce républicain, petit-fils de la militante socialiste et féministe Floran Tristan, fils d'un journaliste quarante-huitard n'a pas rompu avec l'idéal de la France civilisatrice, bien qu'il en ait noté et critiqué les dysfonctionnements sur place. De races, il parle aussi, comme tout le XIXe siècle, de même qu'il parle de nègreries ou de sauvageries sans intention péjorative. Il ne croit pas nécessaire, c'est vrai, de renoncer à ce dont il est le produit pour entrer dans la connaissance des individus, des cultures et des religions autres. Sa rupture proclamée avec la civilisation occidentale n'a pas plus de réalité que la xénophobie que certains désormais lui prêtent.
Ne s'est-il pas conduit, ainsi que le dénonce la vulgate de la repentance, comme un petit blanc exploiteur, un homme ayant abandonné femme et enfants pour des vahinés adolescentes?
Après avoir été célébré comme l'incarnation héroïque de toutes les libertés, de toutes les marges et de tous les combats, grosso modo jusqu'aux lendemains de 1968, la tendance s'est inversée sous la pression des études postcoloniales et féministes. Du royaume du bien, il a brutalement chuté dans l'enfer du mal. Notons que ses détracteurs les plus farouches, femmes et hommes, n'ont pas toujours une connaissance exacte de sa vie et de son œuvre, ce qui est un peu gênant quand on s'érige en juges et qu'on confond, par anachronisme et idéologie, la compréhension du passé et sa condamnation depuis les critères d'aujourd'hui. Mais où, suivant le manichéisme actuel, situer un homme qui se conduit à la fois en colon (lesquels étaient soumis à la loi commune) et en défenseur des autochtones dès qu'une injustice criante lui est rapportée? Du reste, les rapports de police, surtout aux Marquises, décrivent un homme qui fait la bringue avec les natifs. Parmi eux Gauguin avait de solides et savants amis. Il les encourageait à fronder les règles de la collectivité. À mes yeux, il est ainsi l'homme de la troisième voie, pour le dire comme Camus. Concernant les vahinés, Gauguin se coule dans les habitudes de l'île, où l'on devient une femme à part entière, maternité comprise, dès l'âge de 13 ans. Ne confondons pas les prostituées de Papeete et ses différents concubinages qui ne heurtaient aucunement la population de l'arrière-pays. Il a beaucoup reçu des femmes, et pas seulement de quoi satisfaire sa pente jouisseuse.
Néanmoins, dans quelle mesure son immersion dans les sociétés océaniennes peut-elle être qualifiée de sincère?
La disqualification de Gauguin, qui m'intéresse beaucoup, a commencé par là. Dans les années 1970, on s'est mis à affirmer que ce supposé ethnographe ne connaissait pas le tahitien, ni la langue, ni la culture, ni les rites. Du vent... En conséquence, sa peinture, quoi qu'il ait dit des orientalistes des Batignolles, ne valait guère mieux que l'exotisme banal. Puis, en y regardant de plus près, certains spécialistes ont pu démontrer que les connaissances du peintre étaient loin d'être limitées, et son enquête de terrain insincère. Le travail en cours sur les manuscrits tahitiens, passionnant, nous permettra de mieux comprendre la démarche d'acculturation qu'il s'impose dès le premier séjour. L'extraordinaire exposition «Gauguin. Tahiti» de 2003 au Grand Palais a marqué une avancée certaine en ce sens. La présente, et non moins passionnante par l'éclairage très neuf qu'elle jette sur le céramiste et le bricoleur multiculturel, nous rappelle utilement qu'un artiste, si soucieux soit-il d'épouser ses sources, n'en reste pas moins un inventeur de forme et un générateur de pensée et de poésie. Le génie de Gauguin déborde toujours les pauvres critères, les frigides reproches, du «politiquement correct».
À lire: Gauguin, voyage au bout de la Terre, Stéphane Guégan, Éditions du Chêne, 192 pages, 29,90 €
Chronic - Une claque magistrale !
David est aide-soignant, assistant en fin de vie. Les gestes qu'il sait faire, les mots qu'il sait dire, personne ne peut les accomplir ni les prononcer à sa place. Pis : parmi les familles qui l'accueillent à contrecœur, personne n'aime vraiment les initiatives qu'il prend pour apporter au patient un bonus de vie. Car même les phases terminales peuvent être cajolées, touchées, écoutées jusqu'au dernier souffle, au dernier désir, même s'il est coquin.
Voilà donc David épousant la détresse de l'autre, au risque d'un comportement qui lui vaut, par rebond d'hypocrisies, des haines sourdes de la part de ses employeurs, des insultes, des humiliations et des menaces de procès visant à le démettre de ses fonctions. Présenté à Cannes cette année, « Chronic » aurait largement mérité une Palme d'or si Michael Haneke n'était passé par là en 2012 avec « Amour ». Le film est reparti avec un prix du scénario qui ne signifie pas grand-chose, même si la dernière séquence vous fera bondir dans votre fauteuil. Certains critiques, saisis par l'austérité qui caractérise cette oeuvre implacable, se sont arrangés pour voir de la vulgarité dans la vérité.
Dans le rôle de David, Tim Roth, qui a côtoyé ces infirmiers de l'extrême et reproduit avec minutie leur travail, n'est pas qu'une mécanique de précision réaliste. Il est aussi un homme qui s'efforce, lui aussi jusqu'à l'extrême, de résister à une « bonne société » aveugle à son prochain. Un très, très grand choc ; un très, très grand film.
Drame mexicain de Michel Franco, avec Tim Roth, Sarah Sutherland...
Durée : 1 h 33.
« Quand un homme ou une femme n’est pas en chemin, c’est une momie »
Le grand mystique médiéval Maître Eckhart, évoquant le nom de Père que les chrétiens donnent à Dieu, écrivait ceci: « Qui dit Père, ne dit pas ressemblance, mais naissance ». Et il ajoutait qu’on ne peut comprendre Dieu qu’à travers l’expérience d’une naissance et dans la fidélité à l’étonnement d’exister. Et cet étonnement, que d’aucuns qualifient d’absurde, le croyant le vit comme la trace d’une grâce. Dès lors, l’attention à l’autre, et d’abord à l’étranger, à laquelle ne cesse d’inviter la Bible, traduit dans la vie concrète la conscience d’une continuelle naissance. Le don premier d’exister qui m’a été fait « sans pourquoi », me rend solidaire de tout homme, et d’abord du plus exclu. C’est la conscience d’être toujours en route qui ouvre à la fraternité universelle des pérégrinants.
Dans un passionnant dialogue avec Dominique Wolton, le Pape François, rappelle ces fondamentaux, souvent avec humour, car, pour lui « le sens de l’humour est ce qui, sur le plan humain, s’approche le plus de la grâce divine » (1). Interrogé sur les faiblesses de l’Eglise catholique, il répond ceci : « Les voici, les deux faiblesses graves : le cléricalisme et la rigidité (…) Si tu es un pasteur, c’est pour servir les gens. Pas pour te regarder dans le miroir. La vraie richesse, ce sont les faibles, les petits, les pauvres, les malades, les prostituées qui se laissent toucher par Jésus » (2). Ce qui le conduit à prendre ses distances avec ceux qu’il appelle des « pasteurs amidonnés » (3).
Pour François, « les péchés les plus graves sont ceux qui ont beaucoup d’angélisme. Les autres ont peu d’angélisme et beaucoup d’humanité. J'aime utiliser le mot « angélicalité », parce que le pire des péchés, c’est l’orgueil. Celui des anges » (4). Cela le conduit à dénoncer le cancer du fondamentalisme qui, dit-il, n’est pas nouveau : «C’est le même problème qu’au temps de Jésus (…) Les docteurs de l’Église de ce temps-là étaient fermés. Fondamentalistes. C’est le combat que je mène aujourd’hui avec l’exhortation Amoris Laetitia. Parce que certains disent encore : « ça, on peut, ça, on ne peut pas » Jésus ne respectait pas les habitudes qui étaient devenues des commandements. (…) Est-ce Jésus qui ne respectait pas la loi, ou bien la loi des autres qui n’était pas dans le vrai ? Elle était dégénérée, oui. Par le fondamentalisme. Et Jésus-Christ a répondu en prenant une direction inverse » (5).
C’est la rencontre de l’autre, et d’abord du plus exclu qui, aux yeux de François constitue le cœur de la voie de l’Evangile. Il faut vivre les différences, non pas dans la recherche d’une synthèse commune, mais par « un cheminement commun, un aller-ensemble » (6) dans une espérance commune. « Notre théologie, écrit-il, est une théologie de migrants. Parce que nous le sommes tous depuis l’appel d’Abraham (…) La dignité humaine implique nécessairement « d’être en chemin ». Quand un homme ou une femme n’est pas en chemin, c’est une momie. C’est une pièce de musée. La personne n’est pas vivante. Ce n’est pas seulement « être » en chemin, mais « faire » le chemin » (7) On ne s’étonnera pas alors de voir ce pape évoquer, comme « grand chrétien » le poète Charles Péguy, pèlerin de Chartres resté aux portes de l’institution catholique : « Péguy est celui qui a bien compris le rôle de l’espérance dans le christianisme. Il était plus chrétien que moi ! » (7).
Bernard Ginisty
(1) Pape FRANCOIS Rencontres avec Dominique WOLTON, Politique et société, éditions de l’Observatoire 2017, page 62.
(2) Ibid., p. 61-62.
(3) Ibid., p. 226.
(4) Ibid., p. 143-144.
(5) Ibid., p. 139. Amoris laetitia (« La joie de l’amour ») est une exhortation apostolique publiée le 8 avril 2016 portant sur l’amour dans la famille, suite aux synodes sur la famille. Ce document qui cherche à donner une nouvelle approche pastorale pour la famille a suscité de vives polémiques au sein de certains milieux de la hiérarchie catholique.
(6) Ibid., p. 33.
(7) Ibid., p. 26-27.
(8) Ibid., p. 111.