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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

poesie

De gros nuages blancs filaient dans le ciel. Je pouvais presque voir la main qui les avait modelés.

22 Juin 2019, 01:19am

Publié par Grégoire.

De gros nuages blancs filaient dans le ciel. Je pouvais presque voir la main qui les avait modelés.

Dans la langue impatiente du vingtième siècle, dans cette langue  bruissante de vulgarité et de prétention, le mot «âme» resplendissaient de n'être plus jamais réveillés. Dans un sens, c'était mieux ainsi : le destin de l'âme était d'être ignorée, de même que celui du Christ était d'être tué. L'âme n'était pas plus que l'air qui rentre dans nos poumons, ou le silence qui brûle à l'intérieur des roses en bouton. C'était pour protéger ce rien d'air et de silence que j'avais, dans mon enfance, élevé autour de lui une muraille de livres. Louise-Amour, sans effort, avait abattu cette muraille, percé l'armure de ma sauvagerie, et je me retrouvais désormais à ses côtés dans des musées, des salons, badinant, papotant, trahissant tous mes secrets. Il lui avait suffi un jour de rejeter ses cheveux en arrière et de me dire, avec une voix somnambulique, comme on parle en pensant à autre chose : « Vous savez, quand j'étais petite, j'habillais mes poupées avec des pétales de roses. » Depuis j’étais captif d'une petite couturière de roses à qui il était impensable de refuser quoi que ce soit.

Parfois cependant un nerf se vrillait en moi, une impatience se levait. Rien de grave : toute vie est dans son fond inépuisable. Un sommeil de plusieurs jours, une prière d'une seconde, un rai de lumière transperçant l'enveloppe grisâtre du cerveau, et la vie la plus perdue se redresse et se cambre, éclatante, printanière, le brin d'herbe de l'espérance entre les dents. Il m'arrivait de désespérer de Louise-Amour, de nos rendez vous furtifs, de ces gens qui lui faisaient une cour à laquelle elle ne se dérobait pas franchement, de son sourire qu'elle m'abandonnait lorsque je la pressais trop, comme on laisse filer une écharpe entre les mains d'un fâcheux, pour mieux s'enfuir. Je devenais parfois sombre, coléreux. Je la quittais alors en secret, je coupais tous les fils qui me reliaient à elle. Ces fils invisibles, tranchés par la lame de ma lassitude, n'avaient pas le temps de pourrir : ils se reformaient aussitôt et je revenais, docile, vers Louise-Amour qui n'avait rien remarqué de ma désertion. J'étais alors le plus doux des chevaliers servants.

Christian Bobin, Louise Amour

 

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Dieu, ou le contraire de cette bruyante lumière des volontés...

18 Juin 2019, 11:09am

Publié par Grégoire.

Dieu, ou le contraire de cette bruyante lumière des volontés...

Nous étions dans la campagne proche de Vézelay. Louise-Amour me précédait, comme toujours. «J'ai de l'appétit pour mille ans », me dit-elle, et ses yeux, plantés dans les miens, se mirent à briller, fiévreux, comme si on lui avait lancé à la figure un verre rempli de lumière. Pour me dire cette parole elle s'était brusquement retournée. Les visages sont des cadrans solaires. Il y a une heure où le cadran est vierge d'ombres, midi tapant. Le visage de Louise-Amour, nimbé par le bleu du ciel, venait d'atteindre cette heure de gloire, trempée d'assurance de soi. Cette heure signe toujours la défaite du ciel : il n'y a plus alors que la force des caractères et rien derrière, plus que le visible comme un grand corps un peu bête, envahissant tout. Dieu, quand il circule à son aise sous la peau d'un visage, fait monter dans les yeux de ce visage un brin de nostalgie, une retenue, une pudeur -tout le contraire de cette bruyante lumière des volontés.

Nous étions en route pour ce château où elle m'avait déjà mené et où elle avait, devant moi et avec mon consentement, noyé Thérèse d'Avila. On y fêtait ce soir le succès confirmé de Madone. Elle était heureuse ce jour-là, si être heureux c'est s'assourdir et éclabousser le monde de sa force. Nous arrivions devant le château. Louise-Amour franchit le pont-levis, moi la suivant, portant entre mes mains la traîne invisible de son triomphe. Le propriétaire l'attendait au milieu de la cour pavée, bras grands ouverts. Elle s'avança vers lui, éclata de rire, lançant au ciel son âme heureuse et insouciante. Le rire de Louise-Amour fit surgir du château des hommes et des femmes qui se précipitèrent vers elle. Je m'éloignai de cet essaim.

 

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Père, elle est venue l’heure..

2 Juin 2019, 09:36am

Publié par Grégoire.

Père, elle est venue l’heure..

« Père, elle est venue l’heure. Glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie. Ainsi, comme tu lui as donné pouvoir sur toute chair, il donne l'éternelle vie à tous ceux que tu lui as donnés. Or, tel est l'éternelle vie, te connaitre, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus. Moi, je te glorifie sur terre en accomplissant l’œuvre que tu me donne de faire. Et maintenant, glorifie-moi auprès de toi, Père, de la gloire que j’ai auprès de toi avant que le monde fût. J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés, et ils ont gardé ta parole. Maintenant, ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné vient de toi, car je leur ai donné les paroles que tu m’avais données : ils les ont reçues, ils ont vraiment reconnu que je suis sorti de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé. »

La prière au chapitre 17 de Jean donne le regard actuel de Jésus sur chacun : c'est maintenant l'heure, c'est, à chaque instant, ce que Jésus fait pour chacun, nous donner l'éternelle vie, qui est de connaitre le Père, en nous faisant Fils bien-aimé. C'est son oeuvre. Ce qu'il fait pour nous, en chacun. Qui nous fait dire : que notre vie n'est pas ce que nous en faisons, mais ce que Lui en fait. Le savoir doit nous 'convertir' à son don, c'est à dire, nous tourner, nous intéresser à ce qu'Il fait en moi, avec moi si je veux y coopérer comme un ami. Lui abandonner notre vie, chercher à "se laisser faire" "se laisser conduire", lui remettre tout ce que l'on est, c'est entrer dans cette petitesse intérieure, qui nous fait lui remettre toutes nos actions, nos projets, nos résultats, nos blessures, notre efficacité, nos médiocrités et nos pauvretés, sans plus aucun jugement ni regard rétroactifs dessus, car Lui, leur donne un sens tout autre, une signification éternelle, une fécondité toute nouvelle. 

L'enfant du Père, chacun devant Lui doit laisser ces paroles le faire renaitre, le prendre de l'intérieur pour vivre de ce regard actuel, efficace de Jésus sur lui. Redire avec Jésus, ou laisser Jésus dire de l'intérieur "Père". "Abba, Père". C'est pour pouvoir dire cela en vérité, dans un abandon total de soi que l'Esprit de Jésus nous est envoyé, donné dès le point de départ. (Le Père n'a pas attendu la Pentecôte pour nous donner de son Esprit..) et l'Esprit du Père et du Fils n'est pas donné pour que l'on soit des gens impeccables, moralement fort, ou responsable. Tant mieux si on l'est. Mais en rien nos qualités humaines, ou nos acquis humains nous rendent capables de l'action de Jésus sur nous. C'est précisément le contraire : seule notre pauvreté, notre petitesse nous rend "disponible", "en attente" de son don qui nous excède, puisque son don c'est rien d'autre que Lui. Rien dans l'expérience humaine ne peut donner une image de ce don. Jamais je ne peux recevoir un autre quasi-substantiellement... là oui.

Laisser ces paroles descendre en nous, c'est redécouvrir à chaque instant et de plus en plus, que, je suis, dans ma vie, par son don, Fils du Père. Et les désirs les plus profonds en moi, sont le fruit de son attraction sur moi : Il est pure bonté agissante, gratuité excessive qui nous 'harcèle' en silence. Mais c'est une attraction telle, qu'elle nous blesse, elle nous excède, elle est de trop..

C'est pour cela que Jésus, se donnant à nous, nous met au terme, nous introduit dans l'éternelle vie. En cela, il est Père pour nous : 'qui me voit, voit le Père'. Et ce toucher, cette vision dans la foi, qui est actuelle, réelle, il est "plus présent, plus intime à moi-même que moi-même", créé une connaissance intime, un secret intérieur dans notre coeur, un repos, vécu dans l'instant, toujours à reprendre.. avec Celui qui est là, pure présence, qui m'attend, qui me connait, qui me devance toujours.. et là, je dois avoir le culot, le courage, l'orgueil de dire, avec Lui, par Lui, en Lui : "Père.. glorifie moi.."

fr Grégoire Plus.

 

 

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L'instant de la catastrophe..

29 Mai 2019, 00:17am

Publié par Grégoire.

L'instant de la catastrophe..

Ma mère connaît toujours un ratage dans les gestes ultimes du repas. Elle sait à merveille cuisiner. C'est l'instant de servir qui est chez elle l'instant de la catastrophe. Au dernier moment, en posant le plat sur la table ou en versant un peu de nourriture dans une assiette, elle accroche, renverse, éclabousse. Légèrement. Mais sûrement. Comme si, chez elle qui est si attentive aux siens, une impatience montrait le bout de son nez : j'ai passé des heures dans la cuisine pour vous, mais là, permettez, je pars en vacances, je ne regarde plus trop ce que je fais, je quitte un millième de seconde ma place souveraine de servante, qu'est-ce que vous croyez, que je suis faite pour cette place?

J'aime cette échappée de l'ultime instant, cette fugue qui ne dit pas son nom. Il y a des impatiences nourricières. Chez Mozart aussi on peut surprendre des facilités de dernière minute, des fins de mouvements baclées. Elles ajoutent à la beauté de l'ensemble. Femmes qui envoient promener leur monde, musiciens qui expédient les trois dernières notes, petits diables qui récitent la prière vitale : mon Dieu, protégez nous de la perfection, délivrez-nous d'un tel désir

Christian Bobin.

 

 

 

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Le péché ? un défaut d'attention, mais un défaut -panique- d'attention !

27 Mai 2019, 00:50am

Publié par Grégoire.

Le péché ? un défaut d'attention, mais un défaut -panique- d'attention !

Un péché, c’est juste un ensommeillement de soi dans soi, un engourdissement, une dissolution, et c’est peut-être ce qui est en train de se passer par moment dans nos vies, avec les images, avec la sollicitation éternelle, impitoyable, épuisante d’avoir à regarder sans regarder, et qu’on ne vous laisse pas en repos avec ça; l’esprit à a voir avec ça, l’esprit c’est de se ressaisir … c’est devenir vraiment soi en fait, vous n’oublierez jamais quelqu’un qui est lui-même; mais si quelqu’un se confond avec le monde -ce qui n’est pas souhaitable, la personne devient un peu interchangeable, c’est celle-ci mais ça peut-être le voisin, ça peut-être la voisine, il y a déjà eu lieu.. et le visage, cette chose jadis irremplaçable, ce mot qui s’est envolé du nid et qu’on appelait l’âme, et ce mot qui ne sait plus revenir dans son nid parce que l’arbre a été coupé, ce mot l’âme : on sait ce que c’est quand on perd quelqu’un, on sait très bien ce que c’est; on est tous des très très grand théologiens quand la hache tombe, ou devant un rire d’enfant..

Je vois le vide qu’il y a entre les hommes, plus grand que celui qui sépare une étoile d’une autre étoile. Chacun travaille, travaille, travaille a son sombre intérêt, et ceux qui n’y travaille pas sont broyés. 

Tout ce qui n’aura pas été soulevé par l‘amour s’écrasera en enfer, ou plutôt s’y écrase. Car l’enfer autant que le paradis est nos yeux, ici. Nous sommes des aveugles dans un palais de lumière. C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction.

Christian Bobin.

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Nos défaites nous ont déjà ouvert la porte de l’éternel..

25 Mai 2019, 00:39am

Publié par Grégoire.

Nos défaites nous ont déjà ouvert la porte de l’éternel..

Le beau chapeau de nos conquêtes roulera sur notre tombe, mais nos défaites nous avaient déjà ouvert la porte de l’éternel. Nous sommes plus grand que le monde.. nous sortirons vainqueurs de cette épreuve, vainqueur et balbutiant de fatigue. 

Le monde n’a que la puissance que nous lui donnons. On a fait du travail un malheur, et de l’absence du travail un malheur encore pire, parce qu’il faut aujourd’hui qu’on justifie de ce qu’on fait sur terre.. mais en vérité, on n’a pas à justifier, on n’a pas à rendre compte de notre existence, on est là parce qu’on est là ! Personne ne travaille plus qu’un chômeur ! Personne ! Personne n’est plus sujet à la pénibilité, à la dureté, à la souffrance d’un travail parfois vide de sens qu’un chômeur. Personne n’est plus employé qu’un chômeur. Il est employé à se détruire lui-même, jour et nuit, seconde après seconde. C’est le contraire de l’oisiveté le chômage.. ces mots ne sont pas des mots, en vérité ce sont des chiens qui sont dressés par les économistes et qui nous sautent dessus : le chômage, combien ça coute, on ne peut pas faire ça, le budget, un bilan, ces choses là qui sont lâchés vers nous par des meutes de gens ivres d’efficacité, ivrognes d’efficacité, ces choses là il faut d’abord les débaptiser. Il faut tout revoir. C’est pas très compliqué, il faut tout revoir. Ce qui est compliqué c’est quand il faut toucher une chose et laisser une autre à coté.. aujourd’hui c’est bien, parce qu’aujourd’hui le chaos est tellement grand qu’il faut tout revoir, donc c’est pas si compliqué.. 

Christian Bobin.

 

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La muraille de Chine

19 Mai 2019, 00:12am

Publié par Grégoire.

La muraille de Chine

La vitesse du poème n'est comparable qu'à celle du sourire sans cause du nouveau-né. 

Il y a dans toute vie une somme de douleur, comme si chacun était le disparu de sa montagne, l'englouti de son âme.
Ecrire est déblayer, entrevoir une somme de joie sous la somme de douleur.
Si je parle des fleurs dans un monde qui s'écroule, c'est parce que tout renaitra avec elles, avec ces pulsations colorées d'un ciel sauvage remonté des gravats.

La main délicate du vent sur les chardons fait honte à la main des mères.

Le plus beau d'un livre est cet instant où, sous le choc d'une phrase imprévue, il éclate comme du verre.

Christian Bobin.
 

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C'est par distraction que nous n'entrons pas au paradis de notre vivant....

17 Mai 2019, 14:23pm

Publié par Grégoire.

C'est par distraction que nous n'entrons pas au paradis de notre vivant....

Faire sans cesse l’effort de penser

à qui est devant toi,

lui porter une attention réelle, soutenue,

ne pas oublier une seconde

que celui ou celle avec qui tu parles

vient d’ailleurs, que ses gouts,

ses pensées et ces gestes

ont été façonnés par une longue histoire,

peuplés de beaucoup de choses et d’autres gens que tu ne connaitras jamais.

 

Te rappeler sans arrêt que celui ou celle que tu regardes ne te doit rien.

 

Cet exercice te conduit à la plus grande jouissance qui soit:

Aimer celui ou celle qui est devant toi, l’aimer d’être ce qu’il est, une énigme,

et non pas d’être ce que tu crois, ce que tu crains, ce que tu espères,

ce que tu attends, ce que tu cherches, ce que tu veux."

 

Christian Bobin

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Aberrations chromatiques

14 Mai 2019, 00:06am

Publié par Grégoire.

Aberrations chromatiques

"On m'avait appris à prier le soir selon la pauvre théologie des vieillards, c'est-à-dire à genoux au pied du lit. Des feuilles d'eucalyptus infusaient dans un peu d'eau sur le poêle. Je fermais les yeux pour abolir le monde et ses industries corruptrices du cœur au profit d'une espèce de théâtre ambulant où triomphait un œil solaire trouant un décor de carton"

Après Le Cénotaphe de Newton (Gallimard, 2017), immense chronique du XXe siècle, Dominique Pagnier nous donne avec Aberrations chromatiques un nouveau recueil de poésie, où l’on retrouve le mélange de prose et de vers qui déjà composait Le Général Hiver ( Champ Vallon, 2012). Surtout, l’on aime voir revenir, dans la collection blanche, des poèmes en prose de la même eau que ceux qui ont fait ses premiers recueils dans cette même collection, depuis Faubourg des visionnaires (1990) jusqu’aux Amours (1998). C’est la même écriture dense et dansante, tout en volutes, en gloires et en vapeurs, plutôt baroque si l’on accepte la transposition d’art. Elle n’est pas infondée, tant ici la prose de Pagnier, comme le vers pour Hugo, s’impose comme une « forme optique ». L’attention poétique, toutefois, que Hugo dédiait à la pensée, se trouve chez Pagnier consacrée à la sensation et à la vision. Ainsi le recueil s’ouvre-t-il sur le point de vue des animaux pour s’achever sur celui du poète. Entretemps auront apparu maints phénomènes et instruments d’optique, phosphène et aurore boréale, prisme, loupe et zootrope, mais aussi et surtout un télescope dont l’oculaire fait voir au ciel des astres qui n’y sont pas. On appelle aberration chromatique l’apparition de défauts colorés dans l’image d’un objet perçu à travers une lentille (c’est un peu la bête noire des photographes !). Dans le texte éponyme (58), le poète se dit sujet à de telles illusions d’optique. Et nous, lecteurs, ne sommes pas toujours sûrs de ne pas voir flou lorsque notre œil s’applique à l’oculaire. Si l’on devine bien la chronique d’une très ancienne famille, d’une espèce de diaspora dont le poète est l’héritier, c’est aussi, par là même, la légende de l’humanité. Également historien et géographe, Pagnier nous promène à travers l’Europe de l’Est, de l’Yonne jusqu’en Sibérie mais aussi, de manière plus imprécise, vers quelque « empire oriental », à travers plus d’un « royaume inventé ». Quant à la temporalité, tout en semant çà et là quelques millésimes, il en récolte infatigablement la référence biblique, en vertu des correspondances : un rayon de soleil fait fuir l’ombre « comme à la Création », le manteau d’une jeune fille a l’odeur forte du « soir de la Passion », nombreux sont ceux qui ressuscitent et dont le doigt éprouve les plaies, on côtoie constamment « la fin des Temps ». Mais en cela aussi Pagnier fait partie des poètes, ces experts de la réalité augmentée. Pris dans un tourbillon qui le confronte à un univers éclaté, le lecteur finit par comprendre que même ce monde devrait avoir une unité. Il se rapproche alors de la page, d’un peu trop près, puis il s’en éloigne à nouveau et son regard sur le poème s’en retrouve modifié. Les proses de Pagnier agissent comme des stéréogrammes dont soudain ressort l’image en 3D. Les temps sont révolus, la religion est morte, le monde est englouti mais nous apparaissent avec un relief nouveau les cartes à jouer, les œillets de crépon vendus au profit des mutilés, les timbres de tous pays, la frise tracée sur le cahier du jour, tous ces éclats de vie, toute cette « poussière de la vieille France » (titre d’une subdivision). Les dieux nous ont quittés, les guerres ont ravagé nos territoires, tout porte le souvenir de la captivité et des camps — mais il reste le désir. Le désir de la chair dans ce qu’elle a d’aussi brutal que suave, non moins que le désir de voir cette chair ressusciter. Ce que Pagnier conserve de Follain, ce n’est pas simplement l’intérêt pour les ornements et les sacrements, c’est aussi l’effort pour sauver de l’oubli autant qu’il est possible. On est à peine moins séduit par ses vers, dont on ne sait pas toujours sur quelle musique il convient de les chanter — et cela s’applique même à quelques passages où le décasyllabe dominant se retrouve, sinon malmené, taratantaraïsé. Quant à la prose, on peut s’interroger sur le trait de style propre à Pagnier qu’est l’inversion appuyée du sujet, et même réitérée comme dans cette scène à deux personnages : « Un flocon de neige fond dans les cils de la femme et se transforme en larme. N’en est pas dupe celui qui se tient devant elle dans le couloir où n’ont jamais fini de sécher les manteaux que les aïeux portèrent durant l’exode hivernal en Poméranie. Elle est venue lui rendre ses lettres. ». Sans doute par calque de la phrase germanique, le procédé permet, une fois posé le procès, de développer l’agent ad libitum : est-ce que les existences, l’immanence des êtres et des choses, ne valent pas mieux que les projets et les actes ? Ce recueil est l’œuvre d’un contemplatif qui croit à l’âme et à la poésie, tant qu’il se persuade encore de l’« innocence des êtres » et de l’« éternelle bonté de l’homme ». Est-il besoin d’ajouter que sa lecture est bénéfique ?

 

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L’antarctique des gens normaux

12 Mai 2019, 10:55am

Publié par Grégoire.

L’antarctique des gens normaux

Ma détestation du monde et les adultes? Celui de gens qui s’embrassaient sans s'aimer et se parlaient sans rien se dire. Je refusais obstinément de vivre dans l’antarctique des gens normaux. J’entrais en rage quand, malgré tout, il me fallait affronter une de ces situations où tous devenaient faux, même mes parents. Par représailles, je rapportais aux uns ce que les autres disaient d'eux en leur absence, ou bien je me réfugiais sous la table, ou encore je décidais de me tuer en avalant ma soupe sans respirer. Mes colères étaient aussi puissantes que celles de Dieu. Avec la boule psychique de mes sept ans j'aurais pu détruire une maison, quitte à périr dessous. Je me contentais le plus souvent, avec la plus grande violence possible, de claquer les portes : les murs tremblaient et, chaque fois, le crucifix accroché au-dessus de la porte de la cuisine -sur lequel un christ maigre et crispé comme une allumette brûlée veillait sur les miracles de la vie ordinaire- se balançait quelques secondes et s'immobilisait de travers. Mon père sans élever la voix remettait le crucifix en place, redonnant sa parfaite verticalité à celui qui, deux mille ans après son supplice, venait de recevoir un nouveau coup qui, peut-être, le ressuscitait. Personne n’avait jamais prétendu qu'une résurrection devait être suave et paisible.

Christian Bobin, Louise Amour.

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J'étais devenu la marionnette de mon propre manque

8 Mai 2019, 15:44pm

Publié par Grégoire.

J'étais devenu la marionnette de mon propre manque

Il m'arrivait ce qui arrive aux drogués : j'étais devenu la marionnette de mon propre manque. Près de l'endroit où j’habitais, il y avait un canal et, éparpillées le long de ce canal, des maisons d'éclusier, aujourd'hui défraîchies et fermées, pillées par les rôdeurs et les pluies. Ma vie était semblable à ces maisons humides aux vitres cassées, aussi vides qu'un œuf à la coque après qu'on en eut raclé tout l'intérieur. Dans un autre siècle, on eût dit de moi que je perdais mon âme. Mais comment faire autrement? Je donnais ma vie à manger à Louise-Amour.

Dans la langue impatiente du vingtième siècle, dans cette langue  bruissante de vulgarité et de prétention, le mot «âme» resplendissaient de n'être plus jamais réveillés. Dans un sens, c'était mieux ainsi : le destin de l'âme était d'être ignorée, de même que celui du Christ était d'être tué. L'âme n'était pas plus que l'air qui rentre dans nos poumons, ou le silence qui brûle à l'intérieur des roses en bouton. C'était pour protéger ce rien d'air et de silence que j'avais, dans mon enfance, élevé autour de lui une muraille de livres. Louise-Amour, sans effort, avait abattu cette muraille, percé l'armure de ma sauvagerie, et je me retrouvais désormais à ses côtés dans des musées, des salons, badinant, papotant, trahissant tous mes secrets. Il lui avait suffi un jour de rejeter ses cheveux en arrière et de me dire, avec une voix somnambulique, comme on parle en pensant à autre chose : « Vous savez, quand j'étais petite, j'habillais mes poupées avec des pétales de roses. » Depuis j’étais captif d'une petite couturière de roses à qui il était impensable de refuser quoi que ce soit.

Parfois cependant un nerf se vrillait en moi, une impatience se levait. Rien de grave : toute vie est dans son fond inépuisable. Un sommeil de plusieurs jours, une prière d'une seconde, un rai de lumière transperçant l'enveloppe grisâtre du cerveau, et la vie la plus perdue se redresse et se cambre, éclatante, printanière, le brin d'herbe de l'espérance entre les dents. Il m'arrivait de désespérer de Louise-Amour, de nos rendez vous furtifs, de ces gens qui lui faisaient une cour à laquelle elle ne se dérobait pas franchement, de son sourire qu'elle m'abandonnait lorsque je la pressais trop, comme on laisse filer une écharpe entre les mains d'un fâcheux, pour mieux s'enfuir. Je devenais parfois sombre, coléreux. Je la quittais alors en secret, je coupais tous les fils qui me reliaient à elle. Ces fils invisibles, tranchés par la lame de ma lassitude, n'avaient pas le temps de pourrir : ils se reformaient aussitôt et je revenais, docile, vers Louise-Amour qui n'avait rien remarqué de ma désertion. J'étais alors le plus doux des chevaliers servants.

Christian Bobin, Louise Amour

 

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la parole de pure intelligence est celle qui ne saisit rien...

2 Mai 2019, 01:56am

Publié par Grégoire.

la parole de pure intelligence est celle qui ne saisit rien...

L'Occident exsangue, au bord de se dévorer lui-même, s'en va depuis quelques temps voler aux Orientaux ce qu'il croit être leur « sagesse ». Dans ce pillage il le dénature, le change en cela seulement qu'il comprend : des techniques, des recettes, des savoirs. Mais la parole incompréhensible de maître Dogen est pure intelligence : elle ne saisit rien. Elle s'enroule autour de l'inconnu comme des liserons autour d'une barrière. Le verre éteint des yeux d'un mort, le feu sans flamme des yeux d'un nouveau-né - on ne peut les fixer que quelques secondes. Ces quelques secondes sont celles qui font le printemps, l'été, l'automne, l'hiver, le vrai, le faux. Ce que nous mesurons, devant celui qui est toute rigidité comme devant celui qui est toute souplesse, c'est le principe de délicatesse en quoi se déploie toute la vie.

Le mort n'est plus touché par le monde, le bébé ne l'est pas encore. Tous deux sont comme des fleurs qui n'ont pas de raison d'être, qui passent, qu'il convient d'honorer avec des paroles fraîches - celles des poètes ou des prophètes. Je sais qu'une pensée est juste quand elle me tape sur le coeur, qu'elle bourdonne à mes tempes.

De grandes choses dorment en nous, toujours, d’un sommeil qu’agite un peu plus la longueur accrue des jours. Quelque chose manque, toujours. A tout ce que nous pouvons faire et dire et vivre, quelque chose manque, toujours.

On peut vouloir passer outre, s’arranger. Ce qui n’est qu’un seul et inépuisable jour on peut l’oublier, on peut l’amoindrir en jours, en semaines, en mois. S’occuper. 
Parler et croire que l’on parle. Faire des choses et croire que l’on fait quelque chose.
Tout s’en va. Tout glisse doucement – les voix, les regards – tout glisse doucement sur le côté, sans heurts, comme indépendamment de tout vouloir, comme un glissement de terrain.

Et tout se poursuit aussi bien. Les mêmes choses, toujours. Apparences du travail, apparences des conversations, apparences des mouvements divers. Vie apparente. Je suppose que c’est là chose banale.  Je suppose qu’il est possible de vivre ainsi longtemps, sur un long temps. Dans cette mort merveilleuse de l’indifférence.

Dans cette horrible aptitude à vivre en l’absence de tout, dans la plus silencieuse des absences. Sans âge. Sans plus vieillir, sans plus souffrir de rien. Sans doute est-ce là cette vie, que l’on dit ordinaire.

Christian Bobin.

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le chant de la vie, à l'état pur,  avec un éclat de fraîcheur qu'on ne trouve que là..

22 Avril 2019, 17:20pm

Publié par Grégoire.

le chant de la vie, à l'état pur,  avec un éclat de fraîcheur qu'on ne trouve que là..

"Les poètes nous montrent qu'il existe une autre manière de parler, donc de vivre. Là où les raconteurs d'histoire sont toujours assujettis à la langue et aux modes d'existence du plus grand nombre, les poètes, eux, écoutent ce qui, dans les formes de vie qui sont les nôtres, reste à l'état de souffrance.  Ils font une parole de tout ce que notre langage usuel laisse de côté : à ce que nous jugeons insignifiant, sans intérêt majeur, indigne de notification,  les poètes prêtent une attention suprême. Ils savent, d'un savoir à mesure de leur faculté d'émerveillement,  d'un savoir qui ne s'apprend que par la douleur et parfois la colère,  ils savent que l'essentiel est justement dans ces lambeaux que nos discours les plus utilitaires jugent improductifs.  Les poètes ramassent les cailloux dont personne ne veut, les bouts de bois biscornus  les jouets cassés, les morceaux d'ardoise, de céramique ou de tuile dont on remplit les ornières pour faciliter la marche, ils écoutent ce que disent les mots quand on a cessé d'en faire des instruments de communication,  ils écoutent ce qu'ils disent  quand ils cessent de signifier mécaniquement ce qu'on leur demande de signifier. Ils entendent le chant de la vie, à l'état pur,  avec un éclat de fraîcheur qu'on ne trouve que là.  Ils en font un poème. On appelle poème cette tentative de refaire une parole là où la parole ne fonctionne plus ou mal. Le poème que nous lisons se plonge dans notre blessure la plus profonde et réveille en nous la grande soif insatisfaite : la vie que nous donnons à notre vie se craquèle soudain sous le souffle de La vie saisie comme à son état le plus immédiat. Nous voilà raccordés à cette puissance incommensurable que nous aimons en secret mais qui en même temps nous terrifie comme un feu dans lequel nous risquons de disparaître corps et biens. Le poème nous prend au plus cru de notre désir de vivre et il nous y plonge tout entier. "

Emmanuel Godo. "Mais quel visage a ta joie ?"

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Les imbéciles manquent d'amour pour voir et pour entendre, c'est à ce manque qu'on les reconnait.

13 Avril 2019, 01:45am

Publié par Grégoire.

Les imbéciles manquent d'amour pour voir et pour entendre, c'est à ce manque qu'on les reconnait.

Qu'avons-nous à nous dire dans la vie,

sinon bonjour, bonsoir,

je t'aime et je suis là encore,

pour un peu de temps vivante

sur la même terre que toi.

Christian Bobin.

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Où sont les morts où sont les vivants. C'est impossible à dire.

7 Avril 2019, 03:40am

Publié par Grégoire.

Où sont les morts où sont les vivants. C'est impossible à dire.

Il y a bien des frontières entre les gens. L'argent, par exemple. Cette frontière-là, entre les lecteurs et les autres, est encore plus fermée que celle de l'argent. Celui qui est sans lecture manque du manque. La muraille entre les riches et les pauvres est visible. Elle peut se déplacer ou s'effondrer par endroits. La muraille entre les lecteurs et les autres est bien plus enfoncée dans la terre, sous les visages. Il y a des riches qui ne touchent aucun livre. Il y a des pauvres qui sont mangés par la passion du livre. Où sont les pauvres, où sont les riches. Où sont les morts où sont les vivants. C'est impossible à dire. Ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne. Les objets leur tiennent lieu de mots : les voitures avec sièges en cuir quand il y a de l'argent, les bibelots sur les napperons quand il n'y en a pas. Dans la lecture on quitte sa vie, on l'échange contre l'esprit du songe, la flamme du vent. Une vie sans lecture est une vie que l'on ne quitte jamais, une vie entassée, étouffée de tout ce qu'elle retient comme dans ces histoires du journal, quand on force les portes d'une maison envahie jusqu'aux plafonds par les ordures. Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l'argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n'ont pas de mains - privés d'or, privés d'encre. C'est pour ça qu'on écrit. Ce ne peut être que pour ça, et quand c'est pour autre chose c'est sans intérêt : pour aller les uns vers les autres. Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables. 

C Bobin, une petite robe de fête.

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Le papillon monte au ciel comme un ivrogne : en titubant..

3 Avril 2019, 17:22pm

Publié par Grégoire.

Le papillon monte au ciel comme un ivrogne : en titubant..

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 

Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXIII

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29 Mars 2019, 15:57pm

Publié par Grégoire.

La beau chapeau de nos conquêtes roulera sur notre tombe, mais nos défaites nous avaient déjà ouvert la porte de l’éternel. Nous sommes plus grand que le monde.. nous sortirons vainqueurs de cette épreuve, vainqueur et balbutiant de fatigue. 

Le monde n’a que la puissance que nous lui donnons. On a fait du travail un malheur, et de l’absence du travail un malheur encore pire, parce qu’il faut aujourd’hui qu’on justifie de ce qu’on fait sur terre.. mais en vérité, on n’a pas à justifier, on n’a pas à rendre compte de notre existence, on est là parce qu’on est là ! Personne ne travaille plus qu’un chômeur ! Personne ! Personne n’est plus sujet à la pénibilité, à la dureté, à la souffrance d’un travail parfois vide de sens qu’un chômeur. Personne n’est plus employé qu’un chômeur. Il est employé à se détruire lui-même, jour et nuit, seconde après seconde. C’est le contraire de l’oisiveté le chômage.. ces mots ne sont pas des mots, en vérité ce sont des chiens qui sont dressés par les économistes et qui nous sautent dessus : le chômage, combien ça coute, on ne peut pas faire ça, le budget, un bilan, ces choses là qui sont lâchés vers nous par des meutes de gens ivres d’efficacité, ivrognes d’efficacité, ces choses là il faut d’abord les débaptiser. Il faut tout revoir. C’est pas très compliqué, il faut tout revoir. Ce qui est compliqué c’est quand il faut toucher une chose et laisser une autre à coté.. aujourd’hui c’est bien, parce qu’aujourd’hui le chaos est tellement grand qu’il faut tout revoir, donc c’est pas si compliqué.. 

C Bobin.

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L'audace d'aimer.

15 Mars 2019, 01:59am

Publié par Grégoire.

L'audace d'aimer.

La foi est le saut hors de l'ombre et, d'un coup, l'esprit reçoit un corps, sculpté par la lumière.

                                                                     *

Il y a, dans le monde comme il va, un complot contre l'intelligence.Tout se passe comme si des chefs clandestins orchestraient l'offensive. On ne l'attaque pas de front, pas encore. On préfère encourager ce qui la ruine : pragmatisme, activisme, conformisme, occultisme, ésotérisme, nihilisme. On proclame le primat de l'image, la nécessité de la spécialisation, on dénonce la duperie de la culture générale. (...)

                                                                     *

Régle d'or de la vie intellectuelle : "ne jamais se laisser intimider".

                                                                     *

(...) Le vrai désespéré est un égoïste profond, en ce sens qu'il croit avoir sondé toutes les profondeurs (...)

                                                                     *

La démocratie, ce n'est pas de pousser n'importe qui à contester n'importe quoi, c'est de mettre en mesure n'importe qui d'accéder au niveau supérieur.

                                                                     *

(...) Si on remplaçait le système abstrait par l'élan originel, le gain serait immense. Voici, au lieu de l'intégrisme, une vieille paysanne récitant son chapelet dans une église obscure, au lieu du progressisme, un vicaire de banlieue harassé au chevet d'un mourant, au lieu du spiritualisme, Charles du Bos, torturé par la souffrance physique et préparant son cours sur la mystique de Berulle.(...)

                                                                     *

Il y a sûrement, en ce moment, de grands hommes disponibles pour des choses qui n'existent plus ou pas encore et des choses qui attendent en vain leurs grands hommes.

                                                                     *

Ne pas renier dans les ténèbres ce qui a été vu dans la lumière. Ce conseil reste lettre morte pour celui qui est dans la nuit. Tout au plus peut-il mettre au point de petites ruses du corps et de l'esprit pour attendre sans trop d'impatience le retour du soleil. (...)


                                                                     *

Le vrai dialogue à engager, pour un croyant, est avec Nietzsche. On ne se débarrasse pas aisément de ce fantôme, plus compact que bien des vivants. Le défi qu'il nous a lancé est planté dans notre chair. Il savait ce qu'il faisait. En ironisant sur notre faiblesse, il voulait nous coller la vérole de la violence. Ne soyons pas dupe de cet agent provocateur, de ce mauvais camarade qui jette le copain dans les bras de la putain et fait le voyeur.(...)

                                                                    *

Il faut être mystique ou amoureux. Sinon, quoi?
[Et pourquoi pas les deux? Note Du Blogueur]


                                                                     *

Il est interdit d'interdire d'interdire.

                                                                     *

(...) Une société où la relation homme-femme se solde normalement par l'échec est condamnée. Elle vivote mais elle est frappée à mort.

                                                                     *

Je résiste mal à la tentation de dire ce que je pense, à savoir que l'argent et la réussite sociale sont les produits de remplacement du bonheur sexuel.(...)

                                                                     *

Il faut aimer au-dessus de ses moyens.

                                                                     *

La défécation en public étant devenu la manifestation suprême de la liberté artistique, attendons tranquillement le moment où l'extrême audace sera d'effleurer de ses lèvres la main d'une femme.

                                                                     *

(...) La diminution de l'idée de Dieu crée un vide mais ce qui est ôté à Dieu n'est pas donné à l'homme. Dieu et l'homme décroissent en même temps. Au profit de quoi? De rien ou plutôt de l'adoration du rien.(...)

                                                                     *

Deux ans avant sa fin, Cézanne signait encore certains de ses tableaux : "Cézanne, élève de Monsieur Pissaro".

                                                                     *

(...) Le chrétien doit faire preuve de la sérénité d'un homme en marche vers la vérité et non pas de l'angoisse du propriétaire d'un héritage.

                                                                     *

Freud a fait observer que trois métiers étaient impossibles à exercer : enseigner, soigner, gouverner. C'est que tous trois relèvent de la magie. (...)


Jacques Bourbon Busset, Extraits de son Journal en dix tomes 1966-1985.

 

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Je te regarde et je comprends, une fois de plus, que j’écris pour qu’on t’aime. Mon journal n’a été publié que pour cette raison et, si je m’obstine à écrire, c’est pour augmenter les chances de te faire aimer.

13 Mars 2019, 02:43am

Publié par Grégoire.

Je te regarde et je comprends, une fois de plus, que j’écris pour qu’on t’aime. Mon journal n’a été publié que pour cette raison et, si je m’obstine à écrire, c’est pour augmenter les chances de te faire aimer.

" Je me suis toujours étonné de ton inlassable patience. Que de fois tu as pensé que tout était perdu, que tu n'arriverais jamais au bout de mon indifférence! Jamais, tu n'as cédé au désespoir. Après chaque crise de découragement, tu décidais de faire davantage encore pour me convaincre de la force de tes sentiments. Cette persévérance, cette résolution inébranlable, non seulement je les admire mais j'y vois la marque des grands caractères et des grands esprits. Une telle constance ne saurait s'accommoder de la moindre médiocrité. Tu avais une grande âme, au sens où l'entend Descartes. Pourquoi me faisais-tu confiance d'une manière aussi inconditionnelle? Cet acte de foi me paraissait en contradiction avec ta lucidité et ton sens du réél. Il y avait la quelques chose d'inexplicable et qui, pour moi, reste inexpliqué. C'est ta confiance aveugle qui, en fait, a façonné notre destin.

 

C'est à toi que je dois l'expérience d'une complicité à toute épreuve entre deux êtres libres et différents, expérience paradoxale puisqu'elle associe les idées contradictoires de solidarité et de liberté, expérience unique qui culmine dans la formule: tu existes, donc je suis.

 

En fait, depuis plus de quarante ans, ma vie reposait sur un acte de foi, sur la conviction de ton absolue sincérité. Je ne t'ai jamais prise en défaut, tous tes actes (et les actes seuls comptent) ont toujours été conformes à tes sentiments et souvent les ont dépassés.

 

Par ton courage intrépide, tu as renversé le cours du destin. Si tu avais cédé au découragement, si tu avais écouté (tu as failli le faire), la voix neutre et feutrée du désespoir, c'était fini. Je désirais rester libre, mais, devant toi, je prenais conscience de la stérilité, de la mesquinerie de ce désir. Si tu avais lâché prise, j'en aurais conclu que tu n'étais pas qui je pensais et je n'aurais pas renoncé en ta faveur à ma précieuse liberté. C'est à ta constance que je dois de ne m'être pas, à mes propres yeux, déshonoré.

 

Je serais devenu un personnage lucide et amer, tirant de cette amère lucidité les satisfactions précaires que donne un pessimisme de bon ton. C'est toi seule qui m'as épargné ce sort dérisoire et médiocre.

 

Il n'est pas nécéssaire, pour trouver la vie, de mourir à la vie comme font les mystiques. Cependant, il est indispensable, pour connaître la vraie vie, de renoncer à la fausse. Ce n'est pas si facile. La fausse vie a, en sa faveur, le brillant, l'immédiat, le facile. La vraie vie est un sentier escarpé qui exige effort et patience, mais, à chaque pas, le monde se découvre un peu plus. Aller de la fausse vie à la vraie vie, c'est changer de rive. Tu m'as fait passer sur l'autre rive.

"

Lettre à Laurence, Jacques de Bourbon Busset.

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J’ai entendu battre dans ton âme la passion de l’absolu et j’ai compris que jamais je n’écouterais aucune musique plus intense que celle-là.

11 Mars 2019, 01:38am

Publié par Grégoire.

J’ai entendu battre dans ton âme la passion de l’absolu et j’ai compris que jamais je n’écouterais aucune musique plus intense que celle-là.
Ton regard a créé mon unité. Je ne me sentais un que sous ton regard. Je pense que chacun de nous est en mesure de faire exister un être, un seul (c'est déjà beaucoup). On devient soi par l'autre, 
 
Proust dit que l'amour est « le temps rendu sensible au coeur ». Sans un amour profond le temps est, en effet, bête comme une voie de chemin de fer. On y va de gare en gare. L'amour change la couleur du temps. Des points lumineux s'allument, s'éteignent, se rallument après des années. Les mois, les semaines, les jours sont multicolores. Il en est de noirs, de bleus, de rouges, d'écarlates. Le temps n'est plus un long chemin qui s'étire tristement, c'est un feu d'artifice où les fusées de la joie s'efforcent d'éclairer la nuit obscure. 
Tu es là, devant moi, dans ce café bruyant aux environs de la gare Saint-Lazare. Je me débats, cherchant à échapper à mon destin, non que je le refuse, mais parce que j'ai l'illusion, propre à la jeunesse, que je suis maître du moment de la décision, que le temps est un serviteur qui attend mes ordres. Tu as mon âge mais ignores cette sotte superbe. La dignité craintive de l'amour t'a appris l'humilité devant les événements. 
 
Jacques de Bourbon Busset.

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Il n’y a qu’un millimètre entre le paradis et nous, seul nous n’arriverions jamais à la franchir..

9 Mars 2019, 02:38am

Publié par Grégoire.

Il n’y a qu’un millimètre entre le paradis et nous, seul nous n’arriverions jamais à la franchir..

La solitude est cette cour d’école en chacun où nous pouvons nous retrouver et jouer ensemble.. le monde c’est la salle de classe, ça ne rigole pas, ça ne rigole pas le monde, il y a le maitre, il y a les élèves, il y a les bonnes notes, il y a les mauvaises notes, ça craint, ça craint beaucoup, et on s’ennuie, et on meurt d’ennuie, et on meurt de cette souffrance d’être parfois humilié, d’être parfois oublié, et la pire place est peut-être celle des premiers, et la solitude dont je vous parle ici, c’est le délassement, le délassement : vous quittez l’argent, vous quittez le savoir, vous quittez les appartenances de toutes sortes, vous quittez même vos métiers, vous quittez vos apparences, même vos vêtements, vous quittez tout, vous êtes dans la nudité interne qui est celle de l’âme, et les âmes ce n’est pas ce qu’on croit, ce n’est pas ce que disent parfois à tord les religions, ce n’est pas ce qu’elles en ont durcit, les âmes c’est juste des enfants qui jouent .. et imaginez, ça c’est le paradis, parce que les cours d’école ça peut-être terrible aussi,  mais une cour d’école ou vous n’avez plus rien à craindre, où on peut se rencontrer, où la guerre c’est fini.. la guerre c’est dans les horaires de la salle de classe, dans les horaires d’école, c’est la guerre, le bombardement du savoir, le bombardement des places, et la grande menace du sérieux.

Christian Bobin.

 

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Milena Jesenska, le feu vivant

4 Mars 2019, 15:17pm

Publié par Grégoire.

Milena Jesenska, le feu vivant

"La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde — du point de vue purement théorique — un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre".Franz Kafka

Rien de plus honteusement fascinant que la correspondance d’un écrivain. Celle de l’auteur lui-même, comme la correspondance de Flaubert, un monument de lucidité et d’ironie, ou celle des lecteurs à l’écrivain (les fantasmes des lectrices de Balzac, les desiderata du public d’Eugène Sue, les « tes rêves se mêlent à mes rêves » de Louise Michel à Hugo). Ce type de lecture procure un plaisir particulier et paradoxal, intellectuel (découvrir obliquement une œuvre), totalement interdit (satisfaire un certain voyeurisme en découvrant la sphère privée) et gratuit (les listes de blanchisserie de Balzac…).

Et puis il y a, par-dessus tout, les Lettres à Milena de Kafka. Parcours.

La silhouette de cette femme, Milena Jesenská, « Milena de Prague », « vraiment fabuleusement belle » disait Kafka, qui fut d’abord sa traductrice puis un des grands amours de sa vie, cette silhouette fugitive et fantomatique (« Es fällt mir ein, daß ich mich an Ihr Gesicht eingentlich in keiner bestimmten Einzelheit erinnern kann… », « Je m'aperçois soudain que je ne puis me rappeler en réalité aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, vos vêtements, au moment où vous êtes partie entre les tables du café : cela, oui, je me souviens… »).

« Milena. Quel nom riche et lourd, presque trop plein pour être soulevé… Sa couleur, sa forme est celle, merveilleuse d’une femme, une femme que l’on transporte dans ses bras en fuyant le monde ou en fuyant l’incendie, je ne sais pas lequel des deux, et elle se presse dans vos bras avec confiance et enthousiasme, le nom semble vous échapper en bondissant ou n’est-ce que l’impression que vous cause le saut de joie que vous faites avec votre charge ?… ».

« L’éclat de vos yeux supprime la souffrance du monde » lui écrit-il le 3 juin 1920.

Et à Max Brod, l’ami de toujours, le confident, l’exécuteur testamentaire : « C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis ». « Milena est comme la mer, forte comme la mer avec ses masses d’eau ; quand elle se méprend elle se rue aussi avec la force de la mer, quand l’exige la morte lune, la lointaine lune surtout ».

Et dans son Journal, le 2 décembre 1921 : « Toujours Milena, ou peut-être pas Milena, mais un principe, une lumière dans les ténèbres. Elle est le ciel fourvoyé sur terre. »

Milena force Kafka à la voir, il veut rester dans la distance, dans son « impureté », il temporise, ironise, avant de céder : « Prends-moi dans tes bras, c’est l’abîme, accueille-moi dans l’abîme… » : On est en juillet 1920 : ils passent quatre jours à Vienne, quatre jours, « et ton visage au dessus du mien dans la forêt, et ton visage au dessous du mien dans la forêt et ma tête qui repose sur ton sein presque nu… ». « Le premier jour a été celui de l’incertitude, le deuxième celui de la trop grande certitude, le troisième celui du repentir, le quatrième a été le bon. ».

Milena accepte mal cette distance, elle veut revoir Kafka, il refuse, invoque sa maladie, son travail, son impuissance à dominer ses démons. Ils se reverront à Gmund à la frontière autrichienne. Un échec. « Ce jour là nous nous sommes parlé, nous nous sommes écoutés, souvent, longtemps, comme des étrangers. ».

« Ces lettres en zigzag doivent cesser, Milena, elles nous rendent fous. Je ne peux tout de même pas garder un ouragan dans ma chambre ! Oui, ces lettres sont la source de l’impuissance à sortir de ces lettres mêmes ».

Les lettres à Milena s'espacent et finissent par cesser.
L’ultime lettre de Franz est datée de juillet 1923 : elle annonce à Milena qu’il « a trouvé à Müritz une aide prodigieuse en son genre » : Dora Dymant, une Berlinoise de 19 ans qui sut enfin lui apporter l’apaisement et l’accompagna jusqu’à sa mort, l’année suivante le 3 juin. Dans le Narodni Listy du 7 juin 1924, Milena, sans la moindre note d’acrimonie, publie un hommage funèbre : « Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense… Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres… ».

Milena rentre à Prague après des années à Vienne. Elle s’engage, poursuit son activité de traductrice et de journaliste, dénonce la montée du nazisme, entre en résistance.

Etrangement, elle écrivait, dès 1919, décrivant un rêve : Quelque part lorsque la planète tout entière a été frappée par la guerre, d’interminables trains quittaient la gare l’un après l’autre… le monde se transformait en un réseau de voies ferrées emportant des êtres affolés, des êtres qui avaient perdu leur maison et leur patrie. Enfin, les trains s’arrêtèrent au bord du vide. Contrôle ! tout le monde descend ! hurla un préposé… Un douanier s’approcha de moi. Je regardais son papier déplié. Je lus, écrit en vingt langues différentes : Condamnés à mort . Elle meurt, déportée, à Ravensbrück le 17 mai 1944.

L’amour de Milena et Kafka se nourrit du manque, de l’absence, - encore plus palpable pour nous qui ne disposons que des lettres de Kafka - totalement et volontairement destructeur (« tu es le couteau avec lequel je fouille en moi ») et construit sur ces vides et ces souffrances un somptueux édifice littéraire. Un espace aux dimensions mêmes du monde : « ou le monde est bien petit, ou nous sommes gigantesques, en tout cas, nous le remplissons ».

Milena lit à Vienne, en 1920, les premières nouvelles de Kafka. Elle décide de traduire ses textes en tchèque, en demande l’autorisation à Kafka, lui envoie ses traductions, qu’il critique…. Ils se rencontrent à Merano, lieu de cure de l’écrivain. Elle a 24 ans, lui 38. Il lui dit ses peurs, ses angoisses, sa maladie. Le ton des lettres oscille entre passion et panique, adoration et crainte. Elle est aussi gaie et passionnée qu’il est dans la retenue, la distance et la complexité. Ce « Toi qui te vis à de telles profondeurs », ce « feu », fascine et mine Franz Kafka. Ils se voient peu, s’écrivent durant deux ans. Milena est omniprésente dans le Journal aux années 1920-1922. Kafka finit par la quitter, submergé par son angoisse, condamnant Milena à ce qu’elle nommera, dans une lettre à Max Brod, le « mal d’absence ». Kafka, lui, cynique envers lui-même comme envers elle, écrit : « ce qui fut un lien brûlant est maintenant un mur, une montagne, ou, plus exactement, une tombe ».

………………………………………

« Ah ! mon dieu ! Milena, si vous êtiez ici ! (…) Et cependant je mentirais si je disais que vous me manquez car, c’est bien là la plus cruelle et la plus parfaite des magies, vous êtes là, comme moi, plus que moi ; où je suis, vous êtes, comme moi, plus que moi. Je ne plaisante pas, il m’arrive de penser que c’est moi qui vous manque ici, puisque vous y êtes ».

« Chère Madame Milena,
Que la journée est brève ! vous suffisez à la remplir, mises à part quelques bagatelles ; la voilà déjà terminée. A peine me reste-t-il une bribe de temps pour écrire à la vraie Milena, l’encore plus vraie étant restée ici toute la journée, dans la chambre, sur le balcon ou dans les nuages. »

« Puis-je recevoir encore une lettre d’ici samedi ? Qu’en pensez-vous ? ce serait possible. Mais cette rage de lettres est insensée. Une seule ne suffit-elle pas ? Ne suffit-il pas d’une certitude ? Bien sûr ! et cependant on renverse la tête, on boit les mots, on ne sait plus rien sinon qu’on ne veut pas cesser. Expliquez-moi ça, Milena ; Milena, M. le Professeur ».

« Dis-moi encore une fois – pas toujours, je ne veux pas toujours – mais dis-moi encore une fois tu ».

« Je ne trouve rien à écrire, je ne sais que flâner autour des lignes dans la lumière de vos yeux, dans l’haleine de votre bouche, comme dans une journée radieuse ».

« J’ai vu aujourd’hui un plan de Vienne ; et je suis resté un moment sans comprendre qu’on ait bâti une si grande ville alors que tu n’as besoin que d’une chambre ».

Après une rencontre de quatre jours à Prague :
« J’ai besoin pour toi de ce temps et de mille fois plus que ce temps : de tout le temps qu’il peut y avoir au monde, celui de penser à toi, de respirer en toi, (…) de ce présent qui t’appartient.
Je ne sais ce que j’ai, je ne puis plus rien t’écrire de ce qui n’est pas ce qui nous concerne seuls, nous dans la cohue de ce monde. Tout ce qui est étranger à cela m’est étranger. (…) Ou le monde est bien petit, ou nous sommes gigantesques, en tout cas, nous le remplissons ».

« Et cependant ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence : elle m’est donnée à travers toi ».

« Hier je t’ai conseillé de ne pas m’écrire chaque jour ; je n’ai pas changé d’avis, ce serait très bon pour nous deux, et je te le conseille encore, et j’y insiste même encore plus ; seulement, Milena, ne m’écoute pas, je t’en prie ; écris-moi quand même tous les jours, tu n’as pas besoin d’en mettre bien long, tu peux faire bien plus bref que tes lettres d’aujourd’hui ; deux lignes à peine, un seul mot, mais de ce mot je ne puis me passer sans une effroyable souffrance ».

« Ensuite : comment évolueront les choses, ce n’est pas de quoi il est question ; ce qu’il y a de certain seulement, c’est que loin de toi je ne puis vivre qu’en donnant raison à la peur, plus raison qu’elle ne le demande, et je le fais sans contrainte, avec ravissement, je m’épanche entièrement en elle ».

« Tu veux toujours savoir, Milena, si je t’aime ; c’est une grave question à laquelle on ne saurait répondre dans une lettre (pas même ma dernière lettre dominicale). Si nous nous revoyons un jour prochain je te le dirai, sois-en certaine, à condition que ma voix ne me trahisse pas.
Tu ne devrais pas me parler de venir à Vienne ; je ne viendrai pas, mais toute allusion à un tel voyage me fait l’effet d’une petite flamme que tu me promènerais sur la peau. C’est déjà tout un incendie ; il ne s’éteint pas ; il continue de brûler aussi fort et même plus. Ce n’est pas ce que cherchais.
(…) J’ai passé hier une journée très agitée, je ne dis pas atrocement agitée, non, agitée tout simplement, je t’en parlerai peut-être prochainement. D’abord, j’avais ton télégramme dans la poche, ce qui détermine une certaine manière de marcher. (…) On se dirige par exemple vers le Cechbrücke, on sort son télégramme, on le lit, il est toujours nouveau (quand on l’a bien relu, le papier est vide, mais à peine remis en poche, il s’y réécrit à nouveau. »

« Pourrais-tu me dire quelques mots du projet Paris ? Où iras-tu ? Est-ce que c’est un endroit bien desservi par la poste ? »

« De quelque façon que je tourne et retourne ta chère lettre, si fidèle, si joyeuse, ta lettre porte-bonheur d’aujourd’hui, c’est une lettre de sauveur. Voilà donc Milena au nombre des sauveurs (si j’y figurais aussi, serait-elle déjà près de moi ? certainement non), Milena à qui la vie ne cesse cependant d’apprendre à son corps défendant qu’on ne peut jamais sauver quelqu’un que par sa présence, et par rien d’autre. Et voilà que, m’ayant sauvé par sa présence, elle essaie encore, après coup, d’autres moyens microscopiques. Tirer quelqu’un de l’eau, c’est splendide, mais lui offrir là-dessus un abonnement gratuit à l’école de natation, qu’est-ce à dire ? »

« Non je ne suis pas fort, et je ne sais pas écrire, et je ne sais rien faire du tout. Et maintenant, toi aussi tu vas te détourner de moi, pas pour longtemps, je le sais, mais un homme ne peut pas tenir longtemps sans que son cœur batte, et comment ferait-il pour battre tant que tu n’es pas tournée vers lui ? »

« C’est un rêve qui m’a donné les dernières nouvelles que j’aie de toi »

« Je t’aime, tête dure, comme la mer aime le menu gravier de ses profondeurs ; mon amour ne t’engloutit pas moins ; et puissé-je être aussi pour toi, avec la permission des cieux, ce qu’est le gravier pour la mer ! t’aimant, j’aime le monde entier ; ton épaule gauche en fait partie ; non, c’est la droite qui a été la première, et c’est pour quoi je l’embrasse s’il m’en prend fantaisie ; ton autre épaule en fait aussi partie. On renverse la tête, on boit les mots, on ne sait plus rien, sinon qu’on ne veut pas cesser… Non, rien,… me taire entre tes bras ».

« Tout le jour j’ai été occupé de tes lettres, tourmenté, amoureux, soucieux, en proie à la crainte imprécise de quelque chose d’imprécis dont l’imprécision consiste surtout à dépasser démesurément mes forces. Je n’ai pas osé relire tes lettres ; il y en a même une demi-page que je n’ai pas osé lire du tout. Pourquoi ne puis-je pas prendre mon parti du fait qu’il n’y a pas mieux à faire que de vivre dans cette tension de suicide constamment différé ? (Tu m’as dit plusieurs fois quelque chose du même genre, et j’essayais de me moquer de toi quand tu le faisais). Pourquoi est-ce que je relâche cette tension afin de m’échapper comme un animal fou (et qui pis est, pourquoi est-ce que j’aime cette folie ?), dérangeant l’électricité, l’affolant, attirant ainsi toute la décharge sur mon corps, au risque d’être foudroyé ?
Je sais exactement ce que je veux dire par là : je ne cherche qu’à capter les plaintes qui s’échappent de tes lettres, les plaintes tues, les plaintes non proférées : et je le peux, car au fond ce sont les miennes. Que nous ayons dû connaître aussi un tel accord dans le domaine des ténèbres, c’est le plus étrange de tout, et je ne puis vraiment y croire qu’une fois sur deux ».

« Il vaut beaucoup mieux maintenant ne pas s’écrire chaque jour ; tu t’en es rendue compte en secret, avant moi. Les lettres quotidiennes, au lieu de me fortifier, me dépriment ; autrefois, je buvais ta lettre d’un trait, et je devenais (…) dix fois plus fort et altéré. Mais maintenant c’est tellement triste ! je me mords les lèvres en te lisant ; rien n’est plus sûr ; sauf la petite douleur dans les tempes ».

« La douleur me guette dans les tempes. Est-ce que la flèche m’a été tirée dans les tempes au lieu de m’être tirée dans le cœur ? »

« Pourquoi me parler, Milena, d’un avenir commun qui ne sera jamais ? Est-ce précisément parce qu’il ne sera pas ? »

« Je n’ai pas encore reçu ta lettre jaune, je te la retournerai sans l’ouvrir. Je me trompe bien s’il n’est pas bon que nous cessions de nous écrire. Mais je ne me trompe pas, Milena.
(…) Ce que tu es pour moi, Milena, ce que tu es pour moi, au-delà de ce monde où nous vivons, n’est pas écrit sur les chiffons de papier que je t’ai envoyés chaque jour. Ces lettres, telles qu’elles sont ne peuvent être bonnes qu’à torturer (…). Mais ce n’est pas là la raison essentielle ; la vraie raison, c’est l’impuissance qui va s’accentuant dans nos lettres, de sortir de ces lettres mêmes, pour toi aussi bien que pour moi ; mille lettres de toi, mille désirs de moi ne changeront rien à la chose ; la grande question, c’est cette voix irrésistible, c’est ta voix, oui littéralement, qui me donne l’ordre de me taire. »

« Je ne te dis pas adieu. Ce n’est pas un adieu, à moins que la pesanteur, qui guette, ne m’entraîne complètement au fond. Mais pourrait-elle le faire puisque tu vis ? »

« Voilà déjà bien longtemps, madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et aujourd’hui encore je ne le fais que par suite d’un hasard. Je ne devrais pas au fond excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. (…) C’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme croît sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? ( …) Ecrire des lettres c’est ce mettre à nu devant des fantômes ; ils attendent ce geste avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. »

« La sorcellerie épistolaire se remet en branle et recommence à ravager mes nuits, qui se ravagent déjà d’elles-mêmes. Il faut que je cesse, je ne peux plus écrire. Votre insomnie n’est pas la même que la mienne. Ne m’écrivez plus, s’il vous plait ».

Et la dernière :

« Là-dessus, malgré ce qui précède, mes amitiés. Qu’importe si elles sont destinées à tomber dès la porte de votre jardin ? Peut-être n’en sont-elles que plus fortes ».

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Fatma

26 Février 2019, 02:52am

Publié par Grégoire.

Fatma

Certains êtres de passage envahissent d’avantage que ceux qui partagent le quotidien. La petite Fatma s’invite donc régulièrement dans ma mémoire. C’est au camp d’El Ayoun, dans la Daïra d’Emgala, sous la tente de ses parents que j’ai fait sa connaissance. Fatma avait trois modes d’expression. Peut-être d’avantage, mais je n’en percevais que trois.

Un petit bracelet de perles de bois à son poignet gauche qu’elle frappait sur un petit plateau de métal, mots de bois résonnant sur un palais argenté.

Des pleurs qui pouvaient durer des heures, parfois des jours. Sa capacité d’épuisement permettait d’estimer la force dérisoire et surprenante qui lui restait.

Enfin un sourire illuminant sa tête désarticulée, passerelle fragile tendue entre notre monde et le sien. Sourire devenant rire lorsque sa sœur Dounda se mettait à chanter.

La petite fille était née quatre ans plus tôt et n’avait pu respirer correctement pendant ses premières heures de vie. C’était pendant ces jours de pénurie de carburant organisés. Car pour empêcher les trafics, l’Algérie organise la pénurie à ses frontières. Et les camps sahraouis sont dans la zone frontalière. Fatma devenait donc le dégât collatéral d’une immobilisation temporaire forcée dans l’immobilisation plus large d’un peuple nomade exilé. Dans les camps où l’absence d’espoir est entretenue pour étouffer un peuple, l’absence de carburant empêchait une petite fille de respirer. Elle empêchait son transfert vers un hôpital à l’extérieur du camp. Fatma restera pour cela bloquée entre deux mondes. Dans l’exil d’un exil. Dans le désert d’un désert. Petite nomade immobile n’emportant dans sa traversée qu’un bracelet de perles de bois, une provision de larmes et quelques sourires aux visages passant entre elle et son ciel de tente.

Trois ans plus tard, son père s’endettera pour acheter une voiture et roulera parfois des nuits entières pour qu’enfin Fatma s’endorme du bercement des pistes plus que de pleurs d’épuisement. Une forme d’expiation véhiculaire, tardive et inutile. Quelques heures de sommeil contre une vie volée de petite fille. La seule repentance ne fut que mécanique, pas même humaine.

Cet homme solide qui ne vous rendait votre main qu’avec regret quand il vous saluait, cherchait du matin au soir par tous les moyens matériels ou spirituels à améliorer les conditions de vie de Fatma.

Il mourut brusquement, sans raison apparente. Du jour de sa mort, la petite Fatma cessa de manger, de sourire, de faire sonner ses perles à nos oreilles coupables d’impuissance. Elle ne cessa de pleurer et s’éteignit une semaine après son papa, bougie noyée de larmes.

Je ne serai pas étonné d’apprendre que le père de Fatma ait pu négocier au plus haut niveau sa propre vie contre la promesse de pouvoir emmener sa petite dans ce dernier voyage. Là où respirer n’est plus un problème. Là où les hommes ne décident plus du devenir des enfants.

 

Jean-françois Debargue

 

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Rien n'est plus désolant que ces gens qui ne disent et ne font jamais rien de « déplacé ». Ces personnes récitent leur vie comme une leçon apprise par cœur, sans jamais faire la moindre faute.

20 Février 2019, 01:54am

Publié par Grégoire.

Rien n'est plus désolant que ces gens qui ne disent et ne font jamais rien de « déplacé ». Ces personnes récitent leur vie comme une leçon apprise par cœur, sans jamais faire la moindre faute.

Je ne sais rien de plus sidérant que le spectacle d'un nouveau-né dans son berceau. C'est quelqu'un qui vient d'une nuit insondable et ouvre sur nous la prunelle noire de ses yeux. Je suis fasciné par la fascination qu'éprouve le nouveau-né devant le visage de sa mère, devant les sourires étrangers, mais aussi devant une simple tache de lumière, ou face à la surprise d'un bruit inconnu. Je sais que je contemple là la plus grande sagesse terrifiée de la vie. Je dis terrifiée, car tout peut écraser la vie naissante : les sorcières de la mélancolie et de la détresse se penchent sur tous les berceaux. Mais je parle de sagesse, parce que l'espérance clouée dans ce petit visage ne peut être définitivement enlevée ni effacée. Il y a une force atomique dans chaque berceau, dans chaque surgissement d'un nouvel être au monde. Et c'est avec une centrale atomique que nous produisons de la lumière. Ce n'est pas plus lourd qu'un souffle, un bébé. Mais c'est un souffle qui change tout, qui emporte tout. C'est un souffle 10 000 fois plus fort que la plus forte des tempêtes.

C.Bobin ( déc 2018)

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On passe notre vie a frôler quelque chose d’éternel, et un jour on y sera précipité..

18 Février 2019, 01:47am

Publié par Grégoire.

On passe notre vie a frôler quelque chose d’éternel, et un jour on y sera précipité..
"Les bébés sont de grands sages. Le vrai savoir est dans leurs yeux. C'est comme des clous de poésie enfoncés dans un tout petit lit, un bébé. C'est comme le soleil qui serait tombé comme ça. Qui nous ferait la grâce d'être tombé juste devant nous et qui dormirait dans la pièce d'à côté. C'est le visage même de la sagesse qui n'est pas un visage de savoir.(...)
 
Ils ont plusieurs vertus, ces gens qui ont très peu de jours. Une de leurs grandes vertus est de ne pas être aveuglés par un savoir. Ils regardent sans morale, sans philosophie, sans religion, sans aucune précaution. Il n'y a aucune distance entre leurs yeux et Dieu ou les anges. Le bébés sont à une cloison de papier de riz de la vérité. "
C.Bobin

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