Qu’est-ce que le réel ?
C’est d’abord un fait que nos expériences, particulières, circonscrites et limitées, conditionnent notre manière de recevoir le réel : ce qui n’est pas moi, ce que je n’ai pas fait, ce qui est autre ! Et déjà, il y a une difficulté à être présent à nos expériences : nous restons si souvent déterminé par notre vécu intérieur, si bien que souvent nos choix, notre connaissance des autres ou nos désirs ne sont que des projections de nous-mêmes, de ce que nous avons perçus, de ce que nous avons assimilé du réel. Ainsi, et c’est un trait commun de notre monde, nous réduisons la réalité au vécu que nous en avons. Ce qui est réel n’est plus que ce que nous ressentons, ou bien, ce qui se manifeste apparement ou encore, ce que l’on peut mesurer, quantifier, calculer. Ainsi, nous identifions ce qu’est la réalité avec notre manière de la vivre, selon nos émotions ou notre prisme scientifique. Réduisant la réalité à notre capacité de recevoir, à nos sentiments, à nos idées, nous reconstruisons alors le monde à notre taille. Nous en faisons quelque chose qui est dans notre prolongement : un petit chez soi.
Ceux qui suivent un traitement pour sortir de leurs angoisses et de leurs peurs, ne sont-ils pas le signe visible d’un cancer aujourd’hui commun : le refus que ce qui s’impose à nous, puisse dépasser notre petit horizon ? Le réel comme tel, ce qui est, ce n’est pas d’abord du ‘gérable’, du ‘planifiable’ et de l’utilisable a outrance !
Malheureusement, nous organisons notre monde de telle manière à ce que notre seul horizon est ce que nous croyons avoir compris de nous-mêmes ! Nous sommes si souvent tellement repliés sur nous-mêmes, que nous en avons étriqué nos désirs et rabougris nos aspirations. Spécialement aujourd’hui, où notre monde 2.0 a développé à outrance notre narcissisme -nous ne vivons plus seulement de l’image qu’on voudrait donner de soi- doublé d’une forte tendance schizophrénique -puisque bien heureusement nos personnalités sont plus complexes que nos images instagramisés-. Bref, nous construisons constamment des mondes parallèles qui nous empêchent de vivre pleinement de la réalité existante s’offrant à nous –à commencer par nous-même- avec toute son infinie richesse et son absolu.
Au final, nous ne sommes plus dans le réel tel qu’il est. Nous vivons dans un avatar limité du réel : nos idées, virtuelles, impermanentes et donc angoissantes. Et nous nous avortons nous-mêmes de toutes possibilités de croissance véritablement humaine.
Le réel, n’est-ce pas d’abord ce qui n’est pas nous, ce qui est autre et qui s’impose à nous ? Nous devons manger, boire, dormir, respirer, etc. sous peine de mort. Et cela s’impose, d’une manière telle que, quoi que nous fassions, nous devrons nécessairement, selon un temps plus ou moins calculable, ‘y passer’. Dévoilant en ces limites qui s’imposent à nous -spécialement la mort-, la source de nos peurs, de nos esclavages, de nos médiocrités et de nos lenteurs, nombres d’artistes, de philosophes et de théologiens, ont tenté d’y répondre par diverses formes de salut. Et la première, ne consiste-t-elle pas dans le refus de faire l’autruche face à notre sort ? Est-ce qu’oublier nous permettra de mieux vivre ou bien ne produit-on pas alors en nous le plus grand des refoulements : le refus de reconnaitre que je n’ai pas toujours existé et que je ne serais pas toujours sur cette terre ?
Bref, notre premier réel c’est que des limites s’imposent. Et la première de toutes, celle qui nous pend au nez : c’est que nous allons mourir, et bientôt.
Face à cela, quelle lumière peut donc nous permettre de vivre pleinement notre existence ? Quel sens le réel peut-il avoir si ce qui s’impose en premier est le temps qui passe et qui nous rapproche chaque jour un peu plus d’un terme qui sera, pour ceux qui nous entourent, comme un arrêt brusque ? Devons-nous accepter cette fatalité qui semble nous crier chaque jour la vanité de nos actions, ou nier ce devenir implacable en nous réfugiant dans une efficacité ou une jouissance à outrance profitant de l’instant qui passe et qui, déjà, n’est plus ?
Un premier chemin pour y répondre, ne serait-ce pas de réveiller l’enfant qui sommeille en nous, et qui a soif de recevoir le réel tel qu’il est ; de redécouvrir ce qui est avant nous, et qui après nous sera encore ? N’est-ce pas en effet notre premier et plus vif désir ? « Tout les hommes désirent, par nature, connaitre. L’amour des sensations en est le signe ; En effet, celles-ci, en dehors de leur utilité, sont aimés pour elles-mêmes, et plus que les autres, celles qui nous viennent par les yeux. Car ce n’est pas seulement pour agir, mais aussi quand nous sommes sur le point de ne pas agir, que nous choisissons de voir, à l’encontre, pour ainsi dire de tout le reste. La cause en est que parmi les sensations [la vue] nous fait connaitre au plus haut point, et montre des différences plus nombreuses. »
Et pour vraiment connaitre, n’est-il pas nécessaire aussi de redécouvrir cette innocence première, cette admiration qui nait en nous en recevant ce qui m’apparait et que je n’ai pas fait ? N’avons-nous pas un peu perdu cette capacité à admirer, à être émerveillés, et à se laisser surprendre par le réel ?
C’est un fait, nous vivons trop souvent comme des petits vieux, fatigués avant l’âge, habitués du réel, et petits quand aux désirs. Nous recevons le réel en surfant dessus, sans trop de profondeur, à travers des filtres, selon des idées conçues comme une synthèse du déluge médiatique de nos sociétés surinformées. Et nos espérances de bonheur, résident dans les derniers gadgets technologiques inventés. De même, nous réduisons les personnes à leurs simples apparences, leur caractère, à ce qu’elles sont capables de faire ou dire. Même envers nous-mêmes, nous sommes incroyablement critiques, jugeant nos journées selon leur rentabilité ou notre capacité à en jouir. Et nous nous sommes inconsciemment installés dans un désespoir chronique face à l’impossibilité de rejoindre l’image idéale et inaccessible de nous-mêmes que nous propose le monde médiatique. Et nous avons substitué le réel à nos idées. Refusant d’être dépassé, nous avons réduis notre monde à ce que nous pouvions en dominer, en posséder ; et le réel est devenu ce que nous en pensons, la conscience que nous en avons. Nous nous sommes rendus aveugles, marchant « dans le réel, comme un oiseau de nuit face au soleil 1. »
Séduits par l’efficacité des techniques modernes et des distractions toujours plus imaginaires, nous avons réduit notre existence à ce qu’on en peut obtenir. Nous sommes même difficilement réceptifs à la beauté d’un paysage, au parfum d’une fleur, aux bruits de la nature. Ayant réduit le réel à nos projets, à ce que nous percevons et ressentons, nous avons perdu beaucoup de capacités à être réceptifs, et stoppons ainsi bien des possibilités de grandir ; au final, nous détruisons notre capacité à contempler et à nous ouvrir à ce qui est autre que nous et qui seul peut nous combler. Nous nous condamnons là à ne jamais trouver de bonheur stable. Certains appellent cela l’enfer.
Enfermés, seuls avec nous-mêmes, comment parvenir à retrouver ce lien initial avec le monde qui nous entoure et nous laisser renouveler par lui ? Comment peut-on retrouver cette innocence, cet oxygène vital et frais, ce contact natif qui fait l’émerveillement et la joie de l’enfant devant la réalité la plus simple ? Comment ne pas rester prisonnier de tout ce que nous avons assimilé d’informations, de mesures et que nous appelons –a tord- le savoir ? Comment laisser nos expériences être source d’interrogations et ainsi réveiller notre désir de découvrir, dans la réalité elle-même, son sens premier, son pourquoi ?
(à suivre...)
Grégoire +
1 / « La recherche de la vérité est en un sens difficile, et dans un autre facile… la raison de notre difficulté n’est pas dans les faits mais en nous. Ainsi, comme les yeux d’une chouette face a la lumière du jour, ainsi notre capacité de connaitre pour les choses qui, en elles-mêmes, sont les plus évidentes de toutes. » (Aristote, Métaphysique, Livre a).