L’enseignement que le Christ nous donne est que son Evangile « est comme une graine de moutarde »,
sa personne même, est tout ce qu’il y a de plus petit sur terre car il n’existe rien de plus petit et de plus faible qu’une vie qui finit par une mort sur la croix. Pourtant, cette petite «
graine de moutarde » est destinée à devenir un arbre immense, si grand que ses branches ont la capacité d’accueillir tous les oiseaux qui viendront s’y réfugier. Cela signifie que toute la
création, vraiment toute, ira s’y réfugier.
Quel contraste par rapport aux reconstructions historiques évoquées plus haut! Là, tout paraissait incertain, aléatoire, suspendu entre le succès et l’échec ; ici, tout est décidé et garanti
depuis le début! Dans l’épisode de l’onction à Béthanie, Jésus conclut par ces mots: « Amen, je vous le dis : partout où cette Bonne Nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera,
en souvenir d'elle, ce qu'elle vient de faire » (Mt 26,13). La même conscience tranquille qu’un jour son message aurait été diffusé « dans le monde entier ». Et ne s’agit, certes pas, d’une
prophétie « post eventum », car à ce moment-là tout laissait présager le contraire.
En cela aussi, c’est Paul qui, entre tous, a le mieux saisi « le mystère caché ». Il y a un fait qui me frappe toujours : l’Apôtre a prêché à l’Aréopage d’Athènes et il a essuyé un refus du
message, de façon polie, avec la promesse de l’écouter à une autre occasion. A Corinthe, où il s’est rendu aussitôt après, il a écrit sa Lettre aux Romains, y affirmant avoir reçu la tâche
d’amener « toutes les nations à l’obéissance de la foi » (Rm 1, 5-6). L’insuccès n’a pas le moins du monde égratigné sa confiance dans le message : « Je n'ai pas honte, s’écrie-t-il, de
l'Évangile, car il est la puissance de Dieu pour le salut de tout homme qui est devenu croyant, d'abord le Juif, et aussi le païen” (Rm 1, 16).
« Chaque arbre, dit Jésus, se reconnaît à son fruit » (Lc 6, 44). Cela vaut pour chaque arbre, à l’exception de l’arbre sorti de lui, le christianisme (et en effet, il parle ici des hommes); il
est le seul arbre qui ne se reconnaît pas à ses fruits, mais à sa racine. Dans le christianisme, la plénitude n’est pas à la fin, comme dans la dialectique hégélienne du devenir (« le vrai c’est
le tout »), mais elle est au début; aucun fruit, voire même les plus grands saints, n’ajoute quelque chose à la perfection du modèle. Dans ce sens, celui qui a affirmé que « le christianisme
n’est pas perfectible » a raison.
3. Semer et …aller dormir
Ce que les historiens des origines chrétiennes ne retiennent pas, ou qu’ils jugent peu important, est cette
incontrôlable certitude que les chrétiens de jadis, du moins les meilleurs d’entre eux, avaient de la bonté et de la victoire finale de leur cause. « Vous pouvez nous tuer, mais nous nuire,
jamais », avait dit le martyr St Justin au juge romain qui le condamnait à mort. A la fin, c’est cette tranquille certitude qui leur a garanti la victoire, qui a convaincu les autorités
politiques de l’inutilité de leurs efforts pour supprimer la foi chrétienne.
C’est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui: réveiller chez les chrétiens, au moins chez ceux qui entendent se consacrer à cette nouvelle œuvre d’évangélisation, la certitude intime de la
vérité de ce qu’ils annoncent. « L’Eglise, a dit un jour Paul VI, a besoin de retrouver le souci, le goût et la certitude de sa vérité » . Nous devons être les premiers à croire en ce que nous
annonçons ; mais y croire vraiment. Nous devons pouvoir dire avec Paul: « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. Et nous, les Apôtres, animés de cette même foi, nous croyons, nous aussi, et c'est
pourquoi nous parlons » (2 Co 4, 13).
La tâche concrète que les deux paraboles de Jésus nous confient c’est de semer. Semer à pleines mains, « à temps ou à contretemps » (2 Tm 4,2). Le semeur de la parabole qui sort semer ne se
préoccupe pas qu’une part de la semence finisse sur la route et une autre part dans les ronces, et dire que ce semeur, hors de parabole, c’est Jésus lui-même! Car, dans ce cas, on ne peut pas
savoir à l’avance quel terrain se révélera être bon, ou bien dur comme de l’asphalte et étouffant comme un buisson. C’est ici qu’intervient la liberté humaine que l’homme ne peut prévoir et que
Dieu ne veut pas violer. Que de fois ne découvre-t-on pas que, parmi les personnes qui ont écouté tel sermon ou lu tel livre, celle qui l’a vraiment pris au sérieux et en a eu sa vie changée,
c’était celle à laquelle on s’attendait le moins, qui se trouvait là par hasard ou à contrecœur. Je pourrais moi-même raconter des dizaines de cas.
Donc semer, et ensuite … aller dormir! Autrement dit semer et ne pas rester là tout le temps à regarder, quand cela pousse, où cela pousse, de combien de centimètres cela pousse chaque jour.
L’enracinement et la croissance ne sont pas notre affaire, mais l’affaire de Dieu et de celui qui écoute. Un grand humoriste anglais du XIXe siècle, Jerome Klapka, dit que le meilleur moyen de
retarder l’ébullition de la cuisson dans une casserole est de rester au-dessus et d’attendre avec impatience.
Faire le contraire est une source inévitable d’inquiétude et d’impatience : ce sont des choses qui ne plaisent
pas à Jésus et qu’il ne faisait jamais quand il était sur terre. Dans l’Evangile, il ne semble jamais être pressé. « Ne vous faites donc pas de souci pour demain, disait-il à ses disciples.
Demain se souciera de lui-même : à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,34).
A ce propos, le poète croyant Charles Péguy met dans la bouche de Dieu des paroles sur lesquelles cela nous fait du bien à nous aussi de méditer:
« On me dit qu’il y a des hommes
Qui travaillent bien et qui dorment mal.
Qui ne dorment pas. Quel manque de confiance en moi !
C’est presque plus grave
Que s’ils ne travaillaient pas mais dormaient, car la paresse
N’est pas un plus grand péché que l’inquiétude …
Je ne parle pas, dit Dieu, de ces hommes
Qui ne travaillent pas et qui ne dorment pas.
Ceux-là sont des pécheurs, c’est entendu...
Je parle de ceux qui travaillent et qui ne dorment pas...
Je les plains. Je leur en veux. Un peu. Ils ne me font pas confiance …
Ils gouvernent très bien leurs affaires pendant le jour.
Mais ils ne veulent pas m’en confier le gouvernement pendant la nuit …
Celui qui ne dort pas est infidèle à l’Espérance … » .
Les réflexions faites dans cette méditation, nous encouragent, en conclusion, à mettre à la base de cet engagement pour une nouvelle évangélisation un grand acte de foi et d’espérance, à nous
défaire de tout sens d’impuissance et de résignation. Nous avons devant nous, il est vrai, un monde enfermé dans son sécularisme, pris dans l’ivresse des succès de la technique et des
possibilités qu’offre la science, réfractaire à l’annonce de l’Evangile. Mais, le monde qui se présentait aux premiers chrétiens - l’hellénisme avec son savoir et l’empire romain avec sa
puissance - était-il par hasard moins réfractaire à l’évangile ?
© P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.