Le souffle coupé à la base, c'est la marque des vrais événements, et c'est aussi celle de l'écriture. La vérité vient du dehors. La chercher est inutile. Elle arrive et c'est une joie ou un chagrin, ou un bébé qu'on vous met dans les bras, et débrouille-toi avec ça. Dieu fonce sur l'obstacle, et l'obstacle c'est nous. Dieu nous pulvérise sous la forme d'un événement réputé impensable.
Certains hommes ne sont que pensée. Leurs yeux pensent mais aussi leurs os. Leur maigreur leur donne une lumière de tigre. L'écriture peut retarder la fin du monde et même l'empêcher. Les poèmes des dernières années de Jean Grosjean sont à peine un souffle. Voilà - dit-il sans le dire - j'ai fait le tour des pensées, des philosophies, des religions. J'ai traduit la Bible et le Coran. Et voilà que je ne sais rien, sinon qu'il y a dans le monde quelqu'un qui nous regarde dormir - et nous dormons les yeux ouverts. Dieu est ce mendiant couché devant la porte de nos projets. Nous l'enjambons plusieurs fois par jour sans y penser, sans le voir. L'éternel, c'est ce qu'il y a de plus faible. Pour voir le plus faible, il faut une force inouïe.
Il existe une physique de l'esprit, un érotisme de l'âme. Quand je m'aventure dans un poème, mon âme retrouve l'émoi adolescent de frôler la peau de l'aimée. Une douceur qui est une pensée plus profonde que toute pensée. Ne me dites pas que Dieu n'existe pas. Dieu, c'est l'extrême sensibilité d'un homme, ce qui en lui, dans sa parole, dans son silence, touche l'invisible, rougit de l'effleurer.
Un jour, on a mis en terre Jean Grosjean, celui qui avait écrit les plus beaux chants du monde. Ces chants ne parlaient pas d'amour - ou bien comme la brise en parle aux feuilles du tremble. La pudeur est un acier trempé. Le vrai amour est indicible - un feu sans flamme. L'humain souvent n'existe pas. Les pierres, les pauvres pierres qui ont bien droit elles aussi à un dieu, sont plus humaines que certains hommes travaillant à leur triomphe. Mais qu'un seul soit doué de sensibilité, et c'est Dieu qui renaît. Il y a quelque chose de divin dans la mort, dans sa manière de sculpter un corps et lui communiquer la splendeur d'une falaise sur laquelle les vagues de nos émotions s'écrasent et s'épuisent. Mais, laissons. Tout ce que je sais de l'autre monde, c'est pour l'avoir vu dans ce monde-ci. Cher Jean Grosjean. La vivacité de vos mains pour souligner une parole araméenne au-dessus de la toile cirée de la grande table : plus humble qu'un paysan chinois, vous ne pouviez tout à fait cacher ce qui alors traversait l'étang de vos yeux : l'arc-en-ciel.
Christian Bobin.