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Sceller l’instant.

17 Novembre 2018, 02:56am

Publié par Grégoire.

Sceller l’instant.

Ils avaient couru dans la fournaise de ce tunnel. Au départ éclairés par les phares de la motrice. Puis juste avant d’entrer dans le noir absolu, il avait trouvé la main de sa sœur. Le wagon entier courait follement sur le ballast. Dans la tête de chacun une seule certitude : « Ils vont tirer ». Le train avait été arrêté par un faux barrage. Contrôlés, interrogés, puis sommés de descendre et de s’engager dans le tunnel, les passagers s’étaient mis à courir, attendant le coup de grâce. Entendre le claquement des armes automatiques semblait inéluctable, dans sa tête de petit garçon, comme dans celle de tous. La même peur, comme une balle à blanc, les avait déjà traversés. Ils s’étaient donc mis à courir comme se lance un train ; poussivement d’abord, paralysés dans la fonte immobile du cauchemar puis lentement avec hésitation sur leurs jambes de coton ; enfin dans un emballement que rien ne semblait pouvoir arrêter. Enfin, au bout du noir, du silence et d’une course folle, surgit la clarté du jour puis le battement sourd du cœur dans les tympans et ce brasier crépitant des poumons, naissance inattendue après une mort attendue. Il lui avait fallu 25 ans et l’enterrement d’un proche, présent ce jour de fournaise et de terreur, pour oser parler de cet épisode de la décennie noire algérienne. Un long tunnel d’un quart de siècle de silence succédant à celui de la voie ferrée dans lequel sa gorge s’était altérée de peur et de soif. Dans toutes les situations où l’on risque de perdre la vie, un détail est là pour ne pas risquer de perdre la mémoire de cette situation. Il avait réussit à aligner cinq mots, jetés dans un souffle à sa sœur. Cinq mots qu’aucune autre circonstance ne pouvait justifier et qu’il ne pouvait toujours pas expliquer, après toutes ces années. « Crache-moi dans la bouche ». Ce qu’elle fit, avec toutes les difficultés du monde pour réunir elle même un peu de salive. Il est des circonstances où la vie, ou le sentiment d’être en vie, doit sans doute être craché. Un crachat, réhabilité… Pour sceller la véracité d’une promesse d’enfant ou comme une réanimation, pour rappeler à la vie… la vie.

Jean-François Debargue

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