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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

poesie

Très-peu est pour moi le nom de l'abondance

21 Mars 2018, 03:51am

Publié par Grégoire.

Très-peu est pour moi le nom de l'abondance

"Ecrire c’est ne rien oublier de ce que le monde oublie. C’est possible qu’il y ait tout un peuple derrière moi…

J’ai toujours pensé que l’écriture était une manière de rendre quelque chose à quelqu’un à qui ça avait été volé : la parole et par la parole la vision, l’éblouissante vision de la vie, celle de chacun. Mon travail je l’ai toujours perçu comme cela. Surtout ne pas laisser la mort écrire le livre.

L’écriture est l’ange gardien de nos vies. Elle garde ce que nous ne savons pas garder. Ce qui n’est pas écrit se perd comme de l’eau qui tombe dans du sable…

Il y a un bon silence, c’est celui de la neige, c’est celui d’une bougie,  c’est celui des poèmes ; Et puis il y a un mauvais silence, c’est celui qui laisse fleurir une blessure depuis longtemps faite et qui la laisse croître.

L’écriture c’est un principe de respiration et de délivrance. Mon enfance, c’était une cour, déjà presque la disposition d’une page…L’écriture, c’est toujours aller chercher dans la gueule du feu la perle de fraîcheur qui s’y trouve. L’écriture est à son zénith quand elle éclaire les sans-visages.

Ce qu’on imagine être dehors, en fait est dedans. La solitude est le lien le plus profond aux autres. La solitude est cette cour d’école en chacun où nous pouvons nous retrouver et jouer ensemble.

Le monde, c’est la salle de classe. Ça ne rigole pas. C’est l’ennui…

La solitude dont je vous parle, c’est le délassement, vous quittez l’argent, le savoir, même vos métiers, vous êtes dans la nudité interne qui est celle de l’âme. Les âmes c’est juste des enfants qui jouent.

Imaginez une cour d’école où vous n’avez plus rien à craindre. Vous n’avez que des amis. La cour d’école dont je parle, c’est une page de papier… On peut s’amuser là, on peut s’entendre, on peut se croiser et même on peut se rencontrer.

Il n’y a rien de plus beau que de se rencontrer.

Il n’y a qu’un millimètre entre le paradis et nous. Seuls, nous n’arriverions jamais à le franchir…

Je sais exactement ce que le monde détruit avec notre concours, du moins avec notre consentement…

Le monde n’est qu’efficacité. Lui obéir, c’est arracher cette divine maladresse que nous avons au fond de l’âme et qui est la pudeur même… tout ce qui est réellement précieux et maladroit, timide, hypersensible… Nous sortirons vainqueurs de cette épreuve.

C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant. La vraie force, c’est notre faiblesse, c’est notre misère.

Le mal a toujours pour l’œil le plus grand prestige. La guérison réelle de nos plaies, c’est l’amitié.

Le secret, la conversation intime, amicale, touche aux racines de la vie et les fortifie. C’est toujours quelque chose de l’invisible qui nous soigne, qui nous répare. C’est toujours quelque chose de spectaculaire qui nous abîme.

Restons dans cette vie et c’est dans cette vie qu’il y a des résurrections ! Il s’agit d’amour simplement, pas de religion… C’est un secret qu’il faut garder pour soi…

Nos armures servent à nous protéger contre la vie, pas contre la mort comme nous le croyons.

Il y a une vie qui ne s’arrête jamais et elle est impossible à exprimer… Elle fuit comme l’oiseau…

Ce qui peut être expliqué ne mérite pas d’être compris."

Christian Bobin

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Il n’y a pas d’apprentissage de la vie. Il n’y a pas plus d’apprentissage de la vie que d’expérience de la mort.

17 Mars 2018, 06:01am

Publié par Grégoire.

Il n’y a pas d’apprentissage de la vie. Il n’y a pas plus d’apprentissage de la vie que d’expérience de la mort.
Ce matin, j'ai vu six tourterelles perchées sur le tilleul, et la chance a voulu que cette scène soit découpée par les montants de la fenêtre. Elles étaient comme illuminées de silence. Chacune était sur sa branche avec autour du cou comme un demi-collier noir, à la fois très chic et très sobre. Chacune regardait dans la même direction, était extrêmement paisible et paraissait attendre quelque chose, et cela abolissait la différence entre le jour et la nuit. Elles étaient comme les gens d'un village qui seraient sortis sur le pas de leur porte pour attendre le passage d'un cortège princier. J'étais le septième là-dedans. Nous étions sollicités par la même claire et petite énigme. Nous attendions quelque chose qu'on avait dû nous annoncer, d'à la fois inhabituel et de rare. j'ai senti que l'arbre lui-même était pris dans la même attente. Je n'avais jamais assisté à quelque chose de cet ordre. Évidemment, dans le visible, il ne s'est rien passé, aucun cortège n'est arrivé, mais j'en ai éprouvé une paix inimaginable. C'étaient six âmes dans une attente paisible et sûre. C'était une magie invraisemblable, avec, en plus, le petit gravier de la pluie qui tombait. Ensuite le temps est revenu tout doucement. J'avais participé tout calmement à un petit mystère. Des moments comme celui-ci sortent quelque chose de ma vie pour le rendre incorruptible, car ils sont délivrés du temps.
 
Christian Bobin, Le soleil inversé.

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Mon ami..

14 Mars 2018, 02:52am

Publié par Grégoire.

Mon ami..

" Mon ami
Assieds-toi,
Cesse tes allées et venues,
Ton ombre qui s'agite
sur l'eau
Trouble la sérénité
des poissons."

Poème de Bing Xin.

 

 

 

 

Mon ami..

"Pose là ton visage
où tendrement s'ouvrent les lèvres de la nuit,
et bois quand je suis source, prends-moi
quand je suis d'ombre,
étreins-moi terre ou feuillage ou rocher - 
mais laisse ton désir fermé sur ma paupière,
afin que ton regard, jamais, ne lise dans le mien
ce que je sais,
et que ma chevelure demeure voûte
autant que la saulaie, et plus secrète
à te rejoindre et plus obscure à t'habiter. "

Monique Laederach, L'étain la source

 

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Nous n’avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d’eau claire.

13 Mars 2018, 05:43am

Publié par Grégoire.

Nous n’avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d’eau claire.

La racine du génie, c'est l'empathie, la grâce de bondir hors de soi, hors de sa carapace pour entrer au coeur de l'autre et en connaître toutes les douleurs, tous les secrets du feu destructeur ...

Christian Bobin.

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Ces gens dont l'âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n'auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

9 Mars 2018, 05:24am

Publié par Grégoire.

Ces gens dont l'âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n'auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

L’empathie c’est, à la vitesse de l’éclair, sentir ce que l’autre sent et savoir qu’on ne se trompe pas, comme si le cœur bondissait de la poitrine pour se loger dans la poitrine de l’autre. C’est une antenne en nous qui nous fait toucher le vivant : feuille d’arbre ou humain. Ce n’est pas par le toucher qu’on sent le mieux mais par le cœur. Ce ne sont pas les botanistes qui connaissent le mieux les fleurs, ni les psychologues qui comprennent le mieux les âmes, c’est le cœur. Le cœur est un instrument d’optique bien plus puissant que les télescopes de la Nasa. C’est le plus puissant organe de connaissance, et c’est une connaissance qui se fait sans aucune préméditation, comme si ce n’était plus nous qui faisions attention à l’autre, comme s’il n’y avait plus qu’une attention pure et bienveillante fondée sur la connaissance de notre mortalité commune. Ce qui est très curieux, car qui est-on à ce moment-là ? Toute sagesse qui vient dans le carcan d’une méthode est dépassée par le cœur. Ce moment qui foudroie toutes les carapaces d’identité, qui saute par-dessus l’abîme qui me sépare d’autrui et où le cœur de l’autre est deviné jusqu’en ses moindres battements, donne la plus grande lumière possible sur l’autre. 

Dans l’empathie, on peut prendre soin d’autrui comme jamais il ne prendra soin de lui-même, par une attention tendue comme un rai de lumière, mais il n’y a aucune emprise psychique sur lui. C’est l’art double de la plus grande proximité et de la distance sacrée. Le prince Mychkine, de Dostoïevski, est le prince de l’empathie. Peut-être que, par l’empathie, je remonte jusqu’aux photos de classe. Rien n’est plus troublant qu’une photo de classe parce que le destin, les épreuves et les joies, planent déjà autour des visages, autant de raisins, et la main du temps du vigneron va les broyer pour en tirer un vin précieux ou aigre. Les vendanges vont venir et, par l’empathie, de même qu’avec des télescopes on peut remonter le cours de la lumière d’une étoile, eh bien, on peut remonter le cours du temps jusqu’à ce visage d’enfant montré par cette photographie de groupe, c’est-à-dire le comprendre. Tous les calendriers sont renversés : on a accès dans ce moment-là aussi bien au cœur de l’enfant qui a été, qu’au cœur qui sera le sien le jour de sa toute dernière fin.

Christian Bobin, La lumière du monde

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L’abondance des choses empêche de voir, la rumeur des pensées empêche d’entendre...

7 Mars 2018, 05:09am

Publié par Grégoire.

L’abondance des choses empêche de voir, la rumeur des pensées empêche d’entendre...
Je n'ai jamais pensé que la nature était un spectacle, et qu'on devait se mettre dans un fauteuil de velours pour l'admirer. Ce serait plutôt une expérience puisqu'on est soi-même dedans. Un mur couvert de mousse, c'est comme un grimoire. Je ne sais plus, quand je le regarde, où se trouve le livre et où est le lecteur. Au moment le plus accompli, je deviens moi-même une des phrases de ce livre, et j'ai alors le bonheur d'être presque aussi intelligent qu'un feuillage de noisetier ou qu'un rayon de soleil.
 
Devant la délicatesse d'un papillon ou d'un oiseau, je me sens pris en défaut, comme un analphabète qui se trouverait dans une immense bibliothèque. Marcher dans la nature, c'est comme se trouver dans une immense bibliothèque où chaque livre ne contiendrait que des phrases essentielles. 
 
Christian Bobin, Le soleil inversé

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C’est toujours très bon signe de ne rien attendre

3 Mars 2018, 03:25am

Publié par Grégoire.

C’est toujours très bon signe de ne rien attendre

J’ai une nouvelle lettre pour vous. Ce n’est pas moi qui l’ai écrite, mais l’air, la lumière et un bouquet de lobélies – vous savez, ces fleurs de la famille des campanules, avec de jolis reflets bleutés. Je n’attendais rien ce matin. C’est toujours très bon signe de ne rien attendre, pour peu que cette non-attente soit légère, souple, heureuse. Ça me suffisait d’être en vie. Le bonheur est une décision, l’attaque d’une avant-garde angélique. Je suis entré dans le cimetière. Il faisait beau. L’été et l’automne respectaient une trêve. Un peu de couleurs rougies, un peu de soleil fort. Une guerre suspendue dans l’air.

Mon père reposait dans ce cimetière – enfin, son manteau d’os et d’état-civil, son nom doré sur le côté d’une pierre. En vérité mon père marchait à mes côtés : invisible, il allait avec moi voir sa tombe. Je me suis arrêté net devant une autre tombe. Elle ressemblait au livre parfait, celui que personne ne parvient à écrire. Une croix debout, blanche, au-dessus d’une dalle blanche et, devant la dalle, une vasque débordant de lobélies fraîches, caressées par une main de lumière. Le bleu des fleurs était de passage sur terre. Nous traversons les miracles en aveugles, sans voir que le moindre jaillissement d’une fleur est fait de milliers de galaxies, et que les brindilles d’un nid déserté ou la voûte glacée de bleu du ciel étoilé parlent de la même absence adorable. Un papillon blanc a feuilleté les lobélies. Ses ailes avaient la palpitation d’un cœur épris.

Et puis le plus beau est apparu, celui qui manquait pour faire de cette tombe une page d’écriture radieuse de finesse : un lézard. L’ombre fuyante et enfantine du chagrin. Je me suis accroupi, je lui ai parlé. Le lézard surpris n’a plus bougé. Les lobélies écoutaient. J’admirais la petite carapace de cuir, l’inquiétude qui roulait une boule dans sa gorge, les pattes bien à plat, écartées comme les doigts d’un gant sur la pierre réchauffée de clair. Cela a duré quelques minutes, le temps de voir le ciel et ses docteurs angéliques défiler dans l’intervalle ouvert d’un côté par mon émerveillement, de l’autre par le saisissement du lézard. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. L’important n’était pas les mots, mais la voix. Je connaissais la personne qui était dans cette tombe. Il n’y a pas si longtemps je l’avais vue assise sur un fauteuil, souriant d’un sourire qui se diffusait en ondes autour de son visage lassé. Ainsi donc nous mourons tous : c’est une découverte qu’il nous faut refaire de temps à autre. Ce n’est pas si grave. Ce qu’il y a de bleu en nous remonte au bleu du ciel et même au-delà. Le charme s’est dénoué sans drame. Je me suis relevé, le lézard a filé. Entre les villes étourdies et l’absolu, il y a la zone en friches des cimetières. Une faille entre le temps et l’éternel. Les lézards s’y glissent – comme font le chagrin et l’espérance. Quant au bleu des lobélies il n’est pas de ce monde, pas non plus d’un autre monde. Il est entre les deux. Il n’attend rien. Il fait partie de ces choses qui émerveillent la vie – un sourire sans lèvres, un passage secret, un livre parfait.

Christian Bobin.

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Silences. Maintenant elle est comme les autres

1 Mars 2018, 04:23am

Publié par Grégoire.

Silences. Maintenant elle est comme les autres

Le silence dans la forêt. Il est froissé tout d'un coup par la main du vent, comme on jette une lettre ratée au panier. Ce silence empêché d'être parfait est une des choses les plus fraternelles qui soient. 

À Paris, le silence vient par les yeux. Ce mendiant, une couverture sur les jambes, mangeait un yaourt. L'air était si froid que les atomes gelaient. Il ne bougeait presque pas, sidéré par le froid. Il mangeait sa mort à la petite cuillère. Un silence l'enveloppait, contre lequel les bruits des affairés tapaient sans pouvoir le briser. 

Le silence de Lao Tseu passant la douane et laissant son traité comme gage, don, sourire. Il s'éloigne. On ne le reverra plus. Quand on ouvre son livre, le coeur se remet à battre. On ne savait même pas qu'il était arrêté. Le texte : un visage avec un doigt sur les lèvres closes. Les commentateurs arrivent, se pressent pour réduire le miracle. Le visage sourit, ne dit rien. La pensée est un moustique, c'est agaçant ce bruit qu'elle fait à notre oreille. Ouvrons le livre, passons la douane, disparaissons. 

Le silence du poème. Ce que les psychanalystes appellent un passage à l'acte est, dans sa soudaineté éclairante, proche de ce qu'est un poème, mais c'en est la version diabolique, destructrice. La vitesse du poème dépasse celle de la lumière. Elle n'est comparable qu'au sourire sans cause du nouveau-né. Ce sourire monte au ciel d'où il était venu. 

Le silence de la Bible. Lisant un psaume de David, j'ai reçu le souffle de l'éternel, c'est-à-dire du mortel, en plein visage. Les écritures dites « saintes » ne sont pas plus saintes qu'une liste de courses épinglée sur une plaque de liège dans une cuisine : les deux témoignent du souci d'un vivant, du petit désir adorable de maintenir vie et souffle le plus longtemps possible. 

Le silence d'un citron. Si nous avions l'oreille fine, nous entendrions le bruit d'un réacteur atomique, le bourdonnement méditatif de l'absolu sous la coquille jaune. Mais nous n'avons pas l'oreille fine. Nous ne voyons qu'un citron et sa dureté joviale caractéristique des fils du soleil. 

Le silence de la neige qui tombe sur la neige. C'est le silence des évènements qui nous refont un coeur vierge. « Neige-qui-tombe-sur-de-la-neige » est le nom de l'amoureuse et son visage est plus noir que celui d'une icône.

Le silence du général de Gaulle protégeant sa petite fille mongolienne, Anne. Il rêvait qu'il était le général de Gaulle. Le seul point réel de sa vie était le petit visage oriental rieur d'Anne. L'enfant éternel un jour mourut. À la fin de l'enterrement, s'éloignant de la tombe, le vieil homme dit à sa femme : « Viens, maintenant elle est comme les autres ». Le silence parfois fleurit en une seule parole. Les témoins de cette floraison ne l'oublient jamais plus.

Christian Bobin.

http://www.lemondedesreligions.fr/papier/2018/88/silences-maintenant-elle-est-comme-les-autres-26-02-2018-7076_241.php

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On ne va jamais très loin quand on est sérieux...

23 Février 2018, 03:57am

Publié par Grégoire.

On ne va jamais très loin quand on est sérieux...

"La drôlerie de cet homme au bowling. Il doit bien avoir cinquante ans, un corps usé, des mains d'ours et dans ses yeux la naïveté d'un petit garçon à sa première kermesse. C'est d'ailleurs la première fois qu'il vient dans cet endroit. Il se met au jeu comme on entre dans un travail nouveau, avec grand sérieux. 

Son visage est concentré, il se recule au bord de la piste, ramasse ses forces et se rue avec la boule, le plancher résonne du bruit de ses pas, on a presque peur pour lui, il lâche la boule au dernier moment, manque à chaque fois de s'effondrer, la boule tombe comme la foudre sur la piste, au bout de deux mètres elle va dans la rainure, hors jeu, les quilles, là-bas, au loin ne tremblent pas, aucun risque pour elles.

L'homme note ses résultats sur une fiche, un zéro après l'autre. Il rit de sa maladresse, de sa joie d'être là, d'accumuler tant de mauvais points, et il recommence: l'élan, la course du diable, le déséquilibre, le bruit du tonnerre et les quilles immobiles. Il rit de plus en plus, prince des mauvais élèves, roi de la foudre, et sa gaieté me suit longtemps après dans la soirée : le paradis doit ressembler à cette scène frivole.

Le paradis doit être fait de ce mélange-là exactement : une joie et une maladresse enfantines, avec dans les lointains, les vérités éternelles comme des quilles sereines, inébranlables."

 

Christian Bobin, Autoportrait au radiateur 

 

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Ce qui est là est d'autant plus éternellement là que cela passera et passe déjà.

19 Février 2018, 04:46am

Publié par Grégoire.

Ce qui est là est d'autant plus éternellement là que cela passera et passe déjà.

"... l'amour du temps perdu. Le temps perdu est comme le pain oublié sur la table, le pain sec. On peut le donner aux moineaux. On peut aussi le jeter.

On peut encore le manger, comme dans l'enfance le pain perdu : trempé dans du lait pour l'adoucir, recouvert de jaune d'oeuf et de sucre, et cuit dans une poêle. Il n'est pas perdu, le pain perdu, puisqu'on le mange.

Il n'est pas perdu, le temps perdu, puisqu'on y touche à la fin des temps et qu'on y mange sa mort, à chaque seconde, à chaque bouchée. Le temps perdu est le temps abondant, nourricier." 
Christian Bobin

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La grande vie de Christian Bobin

18 Février 2018, 13:08pm

Publié par Grégoire.

La grande vie de Christian Bobin

" Ça ne rigole pas le monde, ça ne rigole pas ! "

« Christian Bobin, la grande vie » : Un film documentaire réalisé par Claude Clorennec (2017, 26 min)

Résumé du documentaire : Claude Clorennec retranscrit dans ce documentaire l’extrême délicatesse de l’écrivain Christian Bobin. Fils d’un père dessinateur à l’usine Schneider du Creusot et d’une mère calqueuse, son oeuvre puise dans les souvenirs de son enfance, marquée par la solitude et l’atmosphère des hauts fourneaux. Les bruits des vélos des ouvriers à la sortie de l’usine, le rythme des marteaux pilons, nourrissent l’imaginaire de Christian Bobin, qui porte sur le travail un regard distancié. « Ivrognes de l’efficacité », les hommes justifient leur existence par le travail et demeurent prisonniers des apparences, niant leur pudeur, leur sensibilité. Christian Bobin écrit pour cette « majorité taciturne qui mange sa vie en silence, qui traverse sa vie sur la pointe des pieds ».

Depuis quarante ans, l'écrivain originaire du Creusot Christian Bobin s'est inscrit dans le paysage littéraire français :
"Ecrire, c'est ne rien oublier de ce que le monde oublie".

Par Nathalie Guigon

Avec « La part manquante »,  « le Très-Bas » inspiré de la vie de Saint-François d’Assise ou son dernier ouvrage « Un bruit de balançoire », Christian Bobin a conquis les cœurs. Mais qui est-il vraiment ? Il faut se rendre au plus profond de la forêt bourguignonne, au bout d’un long chemin de terre pour rencontrer celui que l’on surnomme « l’ermite du Creusot ».

Bobin n’a jamais quitté sa Bourgogne natale. Véritable énigme pour nombre de nos contemporains, il a pourtant développé une connaissance intime des choses et des êtres.

« Il y a plus à apprendre dans l’œil d’un chat qu’en de lointains voyages »

Dans un subtil tissage d’entretiens et d’images d’archives, Claude Clorennec nous fait découvrir un être lumineux, visionnaire et généreux.

Bobin raconte son enfance, les forges rougeoyantes et le bruit du marteau-pilon, la découverte de l’écriture, l’amour, ses livres fondateurs, y parle de Jean Grosjean et de la figure du Christ.

Le film est un portrait poético-philosophique, l'évocation pudique d’une expérience spirituelle singulière. Pour la première fois, Christian Bobin se livre avec ses mots, raconte son histoire et nous invite à regarder le monde tel qu’il le voit.

CHRISTIAN BOBIN La grande vie

Un documentaire réalisé par Claude Clorennec

Une coproduction France 3 Bourgogne-Franche-Comté

et CFRT Productions, avec Joparige Films et KTO

 

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Ton cœur est tendre comme du lilas entamant une conversation avec un brin de ciel bleu..

17 Février 2018, 03:15am

Publié par Grégoire.

Ton cœur est tendre comme du lilas entamant une conversation avec un brin de ciel bleu..

Ce dimanche n’est pas un jour comme les autres. Aucun jour n’est comme les autres. Il n’y a ni jour ni nuit. Il n’y a que les instants où nous sommes éveillés et où nous pouvons l’être même en dormant. Une pluie renvoie mon âme à la petite école du rien. Elle y fait ses devoirs. Sous la pluie, tu ne bouges plus. Tu réfléchis.

Personne ne réfléchit autant qu’un arbre. La pluie sur l’herbe fait le bruit de dix mille fourmis courant sur une soie verte. Ce qui ne tremble plus de tes feuilles tremble dans mon âme. Il fallait que tu te taises pour que je t’entende. Je suis heureux et rien en est la cause. Le fond de la santé est la belle humeur, le rossignol perché sur la veine aorte.

La gaieté sans cause est assurée de renaître sans cesse. C’est comme tes feuilles, n’est-ce pas ? Elles chantent pour aucun Dieu. Elles chantent comme on pleure, comme on rit et comme on meurt. Quand je te vois, je vois ma mort qui rit, la veine au poignet du temps et cette lumière qui bat. Au fond de l’univers sans fond danse une lumière d’ardoise, la colonne vertébrale de Dieu, un tremble aux feuilles d’or. Autour de moi beaucoup de livres. Des poèmes. Ils contiennent quelque chose d’aussi rapidement agissant sur le cœur que de la digitaline.

La vérité nous sort du rang des morts. Le poème est son ange. Je verse trois gouttes de feu sur un papier blanc : c’est pour faire apparaître un tremble dans le silence du monde. Tout n’est qu’apparitions et disparitions. Le nouveau-né le sait, qui voit sans fin surgir et s’éloigner l’astre rayonnant du visage maternel. Rien n’existe que par intervalles, comme la poussée du sang dans le cœur ou le battement de tes feuilles saturées d’or. Quand je lis, tu tombes sous la hache de ma rêverie. Tu ressuscites dès que, las des flammes du poème, je relève la tête pour t’admirer. Dieu est par éclipses. Te voir, c’est voir l’échelle qui mène au ciel et c’est ne pas vouloir monter car le bas est déjà le sommet ; et ne rien vouloir, une extase. Le froissement de ton feuillage a des rumeurs savantes. Ah, la joie de ce travail dont nul ne vient à bout : vivre !

Nous n’avons pas plus de raison d’être qu’un arbre livré au ravissement des lumières oublieuses et, comme lui, nous voyons Dieu. Un oiseau verse le vin de son chant dans une coupe de lumière. Tous les oiseaux s’appellent Maître Eckhart. La beauté nous ignore mais son passage, fût-il bref, nous délivre de nous-mêmes et nous rend aux étoiles dont le flux et les cris baignent toutes choses et le vide entre toutes choses. Ouvrez ma poitrine, vous y trouverez un livre. Ouvrez le livre, vous y trouverez un tremble. J’ai la tête coupée par un sabre de feuillage. Les villes s’effondrent avec leurs tristes raisons de durer. Je lègue mon silence aux nuages et mes rires à un arbre dont le jeu, l’âme et le souffle m’étourdissaient. Je veux qu’on m’enterre dans le bleu afin que ma joie, pareille à celle du tremble, soit sans fin. Enfants des bois, renards des prairies, rêveurs sous la lune, si quelqu’un commence à vous parler de Dieu, fuyez-le. Vous en savez plus que lui.

Christian Bobin.

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L'amour de certaines mères est comme une corde passée au cou de l'enfant : au moindre mouvement de celui-ci vers la vie, le nœud coulant se resserre.

13 Février 2018, 04:37am

Publié par Grégoire.

L'amour de certaines mères est comme une corde passée au cou de l'enfant : au moindre mouvement de celui-ci vers la vie, le nœud coulant se resserre.

“ Rien n'est plus désolant que ces gens qui ne disent et ne font jamais rien de « déplacé ». Certaines personnes récitent leur vie comme une leçon apprise par cœur, sans jamais faire la moindre faute.

Je ne sais pas ce qui est le pire – de ne s'adapter en rien au monde, ou de s'y adapter en tout, des fous ou des gens dits 'convenables','convenus'.

Je sais que j'ai moins peur des fous, je crois qu'ils sont bien moins dangereux. ”

Christian Bobin ; La folle allure.

 

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Qui sait vraiment quelque chose sur cette vie...?

9 Février 2018, 03:12am

Publié par Grégoire.

Qui sait vraiment quelque chose sur cette vie...?

J’ai été seul pendant deux mille ans- le temps de l’enfance. De cette solitude, personne n’est responsable. Je buvais du silence, je mangeais du ciel bleu. J’attendais. Entre le monde et moi il y avait un rempart sur lequel un ange montait la garde, tenant dans sa main gauche une fleur d’hortensia- une sorte de boule de neige bleue. Pendant ces deux mille ans de captivité j’ai interrogé beaucoup de livres. Je lisais comme à l’étranger on déplie une carte pour trouver le point où l’on est, avant de chercher celui où l’on veut aller. J’ignorais où j’étais. Le Creusot n’était pas le nom d’une ville mais d’une attente. Le temps me rentrait son poing dans la gorge et m’étouffait lentement. Ma ruse c’était de me laisser mourir, de ne rien faire d’autre que regarder par la fenêtre le bleu des catastrophes. Aujourd’hui encore je me souviens plus de la lumière effilochée des jours  que des événements de ma propre vie.

Mes maîtres d'école m'ont pendant des années parlé en vain : je n'ai rien retenu de ce qu'ils m'enseignaient, peut-être parce qu'ils le tiraient de leurs certitudes et non de l'ignorance printanière de leurs âmes. Qui sait vraiment quelque chose  sur cette vie? Même la mort n'est pas sûre. Ceux de mes proches que j'ai vu dans un cercueil semblaient tous réfléchir farouchement, concentrés sur un problème particulièrement obscur. La résurecction est la résolution soudaine de ce problème , le jaillissement d'une lumière qui fracasse les os du crâne et les pierres de nos certitudes. Cette lumière est déjà là, mêlée à nos jours. Elle perce de tous côtés la nuit qui nous entoure. Si j'ai oublié ce qu'on s'éreintait à m'apprendre, je me souviens très bien des leçons de courage données par le banc dans ma cour. Sa peinture verte s'écaillait. Il méditait sous le ciel, par tous les temps. J'étais son élève. j'attendais jour et nuit.  Il y a en nous quelque chose qui dure plus que notre attente.

J'ai passé une grande partie de mon enfance dans l'enclos des dimanches, attaché au piquet des visites en famille. Le bruit que fait un dimanche en province est à peine audible. Il est comme l'intervalle de silence entre la chute d'une goutte d'eau dans l'évier, et la chute de la goutte d'eau suivante. Le dimanche laisse s'épanouir l'ennui que la fièvre des travaux a chassé du restant de la semaine. Un enfant qui s'ennuie n'est pas très loin du paradis : il est au bord de comprendre qu'aucune activité, même celle, lumineuse, du jeu, ne vaut qu'on y consacre toute  son âme. L'ennui flaire un gibier angélique dans le buisson du temps : il y a peut-être autre chose à faire dans cette vie que de s'y éparpiller en actions, s'y pavaner en paroles ou s'y trémousser en danses. La regarder, simplement. La regarder en face, le nez contre la vitre du ciel bleu derrière laquelle les anges, sur une échelle de feu montent et descendent, descendent et montent.

 Christian Bobin, "Prisonnier au berceau"

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ce qui est apparemment inutile, faible, laissé dans les ornières pendant que passe le grand carrosse du monde...

7 Février 2018, 03:10am

Publié par Grégoire.

ce qui est apparemment inutile, faible, laissé dans les ornières pendant que passe le grand carrosse du monde...

Quand quelqu'un que l'on aime meurt, on s'aperçoit qu'on devient désert. Qu'on n'a pas d'autre sens que d'être habité par des gens dont la présence nous réjouit ou dont le seul nom nous éclaire. Et quand ces présences s'éteignent, que les noms s'effacent, il y a un moment étrange et pénible où l'on devient à soi-même comme une maison vidée de ses habitants. On n'est propriétaire de rien au bout du compte. L'épreuve du deuil se traverse. Elle est une épreuve de pensée vécue à son maximum. En refoulant ces choses qui arriveront forcément, on enlève le terreau de la pensée la plus profonde. On risque de se vouer à l'irréel qui me semble être le plus dangereux dans ce monde.

C'est-à-dire ?

L'irréel, c'est la perte du sens humain, c'est-à-dire la perte de ce qui est fragile, lent, incertain. L'irréel, c'est quand tout est très facile, qu'il n'y a plus de mort et que tout est lisse. Contrairement aux progrès techniques, les progrès spirituels sont équivalents à un accroissement des difficultés : plus il y a d'épreuves, plus vous vous rapprochez d'une porte paradisiaque. Alors que l'irréel vous décharge de tout, y compris de vous-même : tout circule merveilleusement mais il n'y a plus personne.

N'est-on pas aussi dans l'irréel en étant trop religieux, en vivant par exemple dans l'évidence qu'il y a une vie après la mort ou que Dieu est bon ?

On peut faire avec Dieu ce que les enfants font avec un arbre, c'est-à-dire se cacher derrière. Par peur de la vie. Les pièges dans cette vie sont innombrables, comme penser qu'on est du bon côté, qu'on a vu et recensé tous les pièges, ou qu'on sait ce qu'il en est une bonne fois pour toute du visible et de l'invisible. Ça ne marche pas comme ça. Les religions sont lourdes. Elles reposent sur des textes qui sont des merveilles. Mais elles sont d'abord les analphabètes de leurs propres écritures. Elles n'oublient jamais leur puissance. Elles veulent détourner à leur profit le cours ruisselant de la vie. Au fond, il faudrait débarrasser Dieu de Dieu. On pourrait parler d'un Dieu athée de ses propres religions.

Vous parliez tout à l'heure des « endormissements théoriques ». La connaissance est-elle une barrière à un chemin spirituel ?

C'est difficile de répondre. Kierkegaard parlait de communication directe et communication indirecte. Pour le dire simplement, la communication directe, c'est quand vous transmettez un savoir : vous le donnez comme vous donnez un objet. La communication indirecte, d'après lui, est la seule qui convienne aux choses de l'esprit : il ne faut rien donner directement. La vérité n'est pas un objet mais un lien entre deux personnes. C'est pourquoi le Christ parle en parabole et rarement tout droit. Sa parole est chargée d'images, avec ce qu'il faut d'énigme pour que le chemin se fasse dans la tête de son interlocuteur, pour que cet interlocuteur accomplisse son propre travail mental. C'est l'origine de toute poésie vraie : il faut que quelque chose manque pour espérer goûter à un peu de plénitude. Le problème avec ce qu'on appelle le savoir, c'est que tout est fait, cuit et même mâché.
 

« Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd'hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu'il s'est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce. » C'est une phrase tirée du recueil la Présence pure, publié en 1999. Comment prolongeriez-vous aujourd'hui cette réflexion ?

Pardonnez-moi d'être banal, mais on n'a jamais plus conscience de la vie que lorsqu'on sait qu'à chaque seconde elle peut vaciller et tomber en poussière. La mort est une excellente compagne, très fertile pour la pensée de la vie. Si on expulse l'une, on condamne l'autre à s'épuiser dans le bagne d'une distraction perpétuelle. La claire conscience de la vie, amenée par la calme pensée de sa fragilité, est la grâce même. La grâce, c'est regarder Dieu se tenir sur la pointe d'une aiguille : quelque chose de fugace, d'infime, qui ne demande surtout pas à être retenu, et qui coïncide avec l'incorruptible joie d'être vivant. Emily Dickinson écrit dans l'une de ses lettres : « Le simple fait de vivre est pour moi une extase.» 

Sur la mort, avez-vous une espérance, une intime conviction ?

J'éprouve que le meilleur de nous, quand nous réussissons à le faire vivre, ne sera pas bruni, emporté par la mort. Je ne peux guère dire plus. Ou plutôt si : les nouveau-nés, je l'ai souvent écrit, sont mes maîtres à penser. Le bébé à plat dans son berceau avec le ciel étonné de nos yeux qui lui tombe dessus, est la figure même de la résurrection. C'est beau, le front dénudé des nouveau-nés. C'est la confiance qui remplace le crâne. La confiance est le berceau de la vie. 

Christian Bobin.

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La lumière, la simple lumière du jour, c’est la main immatérielle de l’ange sur notre front saignant...

5 Février 2018, 04:35am

Publié par Grégoire.

La lumière, la simple lumière du jour, c’est la main immatérielle de l’ange sur notre front saignant...

Un seul mur peint en blanc et c’est la neige qui s’invite à la maison et, avec elle, l’ange édenté des éblouissements. Hier, j’ai repeint un mur du salon. C’était dans la nuit, et la lumière des lampes est parfois mensongère comme peut l’être une gentillesse commerciale. Ce matin, je vois quelques imper­fections, mais le mur est si aveuglant que tout s’efface devant la joie donnée. La lumière qui éclate, puissante comme sont les mères dans le rêve de l’abandonné, permet à toutes choses de chanter. Son feu blanc donne à l’air une vibration immobile. L’hiver est encore loin avec son silence et ses cymbales de givre, mais ce mur et les balles de feu qu’il jette partout dans la pièce me parlent de la neige et de Dieu, dont les yeux multipliés par mille, en raison de la réverbération de la lumière crue, crèvent mes yeux.

La neige qui tombe sur notre sommeil, c’est le ciel qui pense à nous, et la lumière, la simple lumière du jour, c’est la main immatérielle de l’ange sur notre front saignant. Pensez que je suis fou mais alors demandez-vous ce que sont les fous, et ce qu’est cette raison qui ne sait qu’analyser, que découper, que désosser. N’aurait-elle donc affaire qu’aux morts? Un pèlerin, ailes dans le dos, bec savamment penché sur la terre, cherche sa nourriture dans le jardin. Ce pèlerin ailé est mon frère. Jai plus de chance que lui: je suis nourri à la petite cuillère par la lumière dun mur repeint à la hâte. Je mange de lair, de la neige et des poèmes. Logiquement – je parle ici dune logique de fou – je ne devrais jamais mourir de faim.

Dieu qui nexiste pas..., Dieu qui a le privilège d’être le seul vivant, Dieu qui a des épaulettes de fougères et des mouchoirs de plâtre blanc, Dieu dont la main de lumière frappe à la porte des roses, Dieu dont l’haleine blanchit les prés en automne, Dieu qui sort tous les soirs en smoking pailleté, Dieu qui s’endort sous la grande table de nos raisonnements, Dieu qui lance un juron et le regarde ricocher sur les eaux de la nuit étoilée, Dieu qui est matière et esprit, qui triomphe en diva par son absence, n’oublie pas ses enfants. Il les aime. Il vient chaque nuit repeindre en blanc les parois de leur cœur endormi. C’est un artiste, un grand, et même le seul. Il travaille avec ce que nous sommes. La perfection n’est pas son souci mais le vif, le vivant, le radieux. J’écris comme on écarte de deux doigts les lamelles d’une persienne, pour qu’un peu de jour explose dans la chambre noire. La poignée en cristal rose de la porte du paradis, en écrivant, j’arrive presque à la tourner. Presque. C’est assez beau, cette vie où on ne peut rien faire qu’échouer, vous ne trouvez pas? La joie se mariait ce matin en blanc froissé, cassé, et de la voir passer je suis devenu fou.

Christian Bobin.

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Nous ne connaitrons jamais d'autre perfection que celle du manque...

3 Février 2018, 03:14am

Publié par Grégoire.

Nous ne connaitrons jamais d'autre perfection que celle du manque...

« Nous sommes en danger dans le temps de notre vie. Nous sommes dans le danger d’échanger la ferveur de nos jours contre la douceur d’une vie morte. C’est dans toutes les langues que, dans l’enfance, on nous apprend la soumission à la raison et aux sagesses. Le renoncement est le fruit de tout apprentissage. Il fait partie de l’évidence des saisons. Il en a la fatalité et la monotonie. Il n’y a pas de compromis entre nous et le monde. Il n’y a pas de repos ni d’alliance, et toute concession faite au monde ne peut l’être qu’au détriment de notre vie profonde. 

La solitude seule nous délivre. Elle nous est donnée par l’amour et se confond avec lui. La solitude épure la vue. Elle nous dit que nos jours passent plus vite que le vent sur les eaux, que notre âme est plus pauvre que l’ombre sur la terre. La solitude nous amène vers la plus simple lumière : nous ne connaîtrons jamais d’autre perfection que celle du manque. Nous n’éprouverons jamais d’autre plénitude que celle du vide, et l’amour qui nous dépouille de tout est celui qui nous prodigue le plus.

C’est dans cette lumière que je vous aime. La force qui m’en vient est immense. On dirait une faiblesse, une fièvre, un tourment. Elle émane de l’amour comme le sang d’une plaie franche. Elle vous étonne et vous craignez qu’elle ne puisse longtemps se maintenir sans, un jour, céder à son propre vertige, pour aussitôt s’effondrer. Vous appelez parfois une telle chose du fin fond de votre âme, comme on appelle la catastrophe afin que – par sa venue- elle nous délivre du sombre pressentiment d’elle-même.

C’est une chose qui se dit dans le monde et que parfois vous croyez : de toutes les éternités qui nous sont accordées l’amour serait la plus périssable. Comment vous répondre ? Je regarde les autres femmes. Je les vois comme elles sont : belles et désirables. Les hommes aiment toujours les étrangères. Les jeunes femmes inconnues sont à leurs yeux la plus clair figure de l’invisible. Elles touchent en eux l’enfance jamais comblée.

Je regarde les autres femmes et aucune n’est comme vous êtes : contemporaine de ma naissance et de ma mort. Au centre de moi comme au centre de tout. Il n’y a rien en dehors de l’amour. Il n’y a rien en dehors de vous et je n’ai, pour vous en convaincre, que cette jouissance qui me vient de vous, de votre seule existence perdue dans le monde, sous le ciel, sous le bleu.

Dans la lutte avec l’ange, c’est en perdant que l’on triomphe. C’est en renonçant à toute maîtrise sur le cours d’un amour plus brûlant que notre âme. »

Christian Bobin, « Lettres d’or »

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Même nos ratures sont belles...

1 Février 2018, 03:12am

Publié par Grégoire.

Même nos ratures sont belles...

"Je voudrais alléger cette vie, mais par le vrai et non par le faux. Le coeur brûlant et muet peut engloutir toutes les métaphysiques, tous les livres révélés.

L'amour embrasse toutes les saisons du temps et les rassemble. En une seule seconde, il fait une gerbe de tout l'or de l'autre. On n'a qu'une vie, et on l'écrit en la vivant. Les ratures sont nos blessures mais tout est gardé. Peut-être qu'en mourant on emporte notre manuscrit avec nous avec ses obscénités ou ses splendeurs, ses fautes d'orthographe et sa calligraphie incertaine.

Quand c'est très bien écrit, alors hosanna! Parfois même les ratures sont belles comme des enluminures. Certaines souffrances sont belles comme des oeuvres d'art. L'idéal serait de vivre comme Bach écrivait ses partitions."
C. Bobin, la lumière du monde.

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La solitude épure la vue, elle nous dit que nos jours passent plus vite que le vent sur les eaux, que notre âme est plus pauvre que l'ombre sur la terre.

28 Janvier 2018, 04:58am

Publié par Grégoire.

La solitude épure la vue, elle nous dit que nos jours passent plus vite que le vent sur les eaux, que notre âme est plus pauvre que l'ombre sur la terre.

J'étais dans cette librairie comme un vagabond tâtant des livres aux pommiers des rayonnages. Ma main s'est saisie de " La Mort de Virgile " d'Hermann Broch. Il y a plus de trente ans, un ami me l'avait montré. Il y a trente ans, je n'existais pas, j'étais trop jeune. Avec cet ami, on causait comme on cause quand on est jeune : architectes des nuages, on change les nuits en jours et les pensées en fièvres. On ne sait pas encore que Dieu écoute à la porte du coeur, qu'il n'est rien qu'un silence - mais quel silence ! 

Aujourd'hui non plus je n'existe pas, mais d'une manière plus légère, plus heureuse. Je n'avais pas lu ce livre. Son titre s'était égaré dans le labyrinthe ensoleillé de nos conversations errantes. 

Trente ans après, il me revenait dans un monde encore plus dévasté, où l'argent est plus précieux que les nuages, et l'écrasement du silence la seule règle. 
 
On dit que si un cambrioleur doit mettre plus de cinq minutes pour forcer votre porte, il renonce et s'en va. En moins d'une minute, j'ai été dévalisé par les phrases lues. Je ne sais pas raconter les livres. Je m'ennuie moi-même quand je le fais. Je peux juste vous dire qu'il s'agit du dernier jour sur terre du poète Virgile qui se demande s'il ne s'est pas trompé sur tout, si sa chère poésie n'était pas qu'un scintillement du néant à la surface des jours terribles. 
 
Les livres sont les dernières églises ouvertes jour et nuit. Un soleil sort sous la pioche des questions des poètes. Pas une réponse - les réponses tuent Dieu et les âmes. Non : un soleil. J'entendais s'élever du papier une passion de Bach, les valeurs océanes du songe et de l'amour. Une paix me venait, cette paix qui est notre seul bien sur terre. Le poète agonisant au long de ses phrases retenait à mains nues le toit du monde de s'effondrer sur nous. Dieu sans forces est invincible. Quand un sage japonais sent sa mort venir, il écrit un poème  - une manière de saisir la vie dans une main de papier pour l'offrir à ceux qui restent. Ecrire un poème, c'est la grande élégance, comme allumer une bougie dans la pièce d'où l'on s'apprête à sortir.
 
 J'ai emporté le livre. Il était épais. Il me faudrait plusieurs vies pour le lire. Il faut toute une vie pour que notre oreille prenne une forme parfaite, toute une vie pour qu'elle accueille au plus intime de sa spirale la santé éclatante d'une parole qui change tout. Un vrai poème ne s'épuise pas. Il apporte avec lui la fin de toute fatigue. En ouvrant les volets ce matin, avant même de surprendre la rivière du tremble et ses tourbillons de lumière, je vois quelques feuilles vieillies du cerisier voler dans l'air - une pluie de grâce. Mon âme roule avec elles dans l'abîme qui est le reflet du ciel pur. Le paradis a perte de vue.
 
Christian Bobin.

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Tu es venu à moi et tu me parles sans paroles...

26 Janvier 2018, 04:48am

Publié par Grégoire.

Tu es venu à moi et tu me parles sans paroles...
 
Ô ciel au-dessus de moi, ciel clair, ciel profond ! abîme de lumière ! En te contemplant je frissonne de désir divin.

Me jeter à ta hauteur — c’est là ma profondeur ! M’abriter sous ta pureté, — c’est là mon innocence !

Le dieu est voilé par sa beauté : c’est ainsi que tu caches tes étoiles. Tu ne parles point : c’est ainsi que tu m’annonces ta sagesse.

Aujourd’hui tu t’es levé pour moi, muet sur les mers écumantes ; ton amour et ta pudeur se révèlent à mon âme écumante.

Tu es venu à moi, beau et voilé de ta beauté, tu me parles sans paroles, te révélant par ta sagesse :

Ô que n’ai-je deviné toutes les pudeurs de ton âme ! tu es venu à moi, avant le soleil, à moi qui suis le plus solitaire.

Nous sommes amis depuis toujours : notre tristesse, notre épouvante et notre profondeur nous sont communes ; le soleil même nous est commun.

Nous ne nous parlons pas parce que nous savons trop de choses : — nous nous taisons et, par des sourires, nous nous communiquons notre savoir.

N’est-tu pas la lumière jaillie de mon foyer ? n’est-tu pas l’âme-sœur de mon intelligence ?

Nous avons tout appris ensemble ; ensemble nous avons appris à nous élever au-dessus de nous, vers nous-mêmes et à avoir des sourires sans nuages : — — sans nuages, souriant avec des yeux clairs, à travers des lointains immenses, quand, au-dessous de nous bouillonnent, comme la pluie, la contrainte et le but et la faute.

Et quand je marchais seul, de quoi mon âme avait-elle faim dans les nuits et sur les sentiers de l’erreur ? Et quand je gravissais les montagnes qui cherchais-je sur les sommets, si ce n’est toi ?

Et tous mes voyages et toutes mes ascensions : qu’était-ce sinon un besoin et un expédient pour le malhabile ? — toute ma volonté n’a pas d’autre but que celui de prendre son vol, de voler dans le ciel !

Et qu’est-ce que je haïssais plus que les nuages qui passent et tout ce qui te ternit ? Je haïssais même ma propre haine puisqu’elle te ternissait !

J’en veux aux nuages qui passent, ces chats sauvages qui rampent : ils nous prennent à tous deux ce que nous avons en commun, — l’immense et infinie affirmation des choses.

Nous en voulons à ces médiateurs et à ces mêleurs, les nuages qui passent : à ces êtres mixtes et indécis, qui ne savent ni bénir ni maudire du fond du cœur.

Je préfère me cacher dans le tonneau sans voir le ciel ou m’enfouir dans l’abîme, que de te voir toi, ciel de lumière, terni par les nuages qui passent !

Et souvent j’ai eu envie de les fixer avec des éclairs dorés, et, pareil au tonnerre, de battre la timbale sur leur ventre de chaudron : — — timbalier en colère, puisqu’ils me dérobent ton affirmation, ciel pur au-dessus de moi ! ciel clair ! abîme de lumière ! — puisqu’ils te dérobent mon affirmation !

Car je préfère le bruit et le tonnerre et les outrages du mauvais temps, à ce repos de chats, circonspect et hésitant ; et, parmi les hommes eux aussi, ce sont ces êtres mixtes et indécis marchant à pas de loups, ces nuages qui passent, doutant et hésitant que je hais le plus.

Et « qui ne sait bénir doit apprendre à maudire ! » — ce clair enseignement m’est tombé d’un ciel clair, cette étoile brille à mon ciel, même dans les nuits noires.

Mais moi je bénis et j’affirme toujours, pourvu que tu sois autour de moi, ciel clair, abîme de lumière ! — c’est alors que je porte dans tous les abîmes ma bienfaisante affirmation.

Je suis devenu celui qui bénit et qui affirme : et j’ai longtemps lutté pour cela ; je fus un lutteur, afin d’avoir un jour les mains libres pour bénir.

Ceci cependant est ma bénédiction : être au-dessus de chaque chose comme son propre ciel, son toit arrondi, sa cloche d’azur et son éternelle quiétude : et bienheureux celui qui bénit ainsi !

Car toutes les choses sont baptisées à la source de l’éternité, par delà le bien et le mal ; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives, d’humides afflictions et des nuages passagers. 

En vérité, c’est une bénédiction et non une malédiction que d’enseigner : « Sur toutes choses, se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à peu près, le ciel pétulance. »

« Par hasard » — c’est là la plus vieille noblesse du monde, je l’ai rendue à toutes les choses, je les ai délivrées de la servitude du but.

Cette liberté et cette sérénité célestes, je les ai placées comme des cloches d’azur sur toutes les choses, lorsque j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles, et par elles, aucune « volonté éternelle » — n’affirmait sa volonté.

J’ai mis en place de cette volonté, cette pétulance et cette folie, lorsque j’ai enseigné : « Il y a une chose qui sera toujours impossible — c’est d’être raisonnable ! »

Un peu de raison cependant, un grain de sagesse, dispersé d’étoile en étoile, — ce levain est mêlé à toutes choses : c’est à cause de la folie que la sagesse est mêlée à toutes les choses !

Un peu de sagesse est possible ; mais j’ai trouvé dans toutes choses cette certitude bienheureuse : elles préfèrent danser sur les pieds du hasard.

Ô ciel au-dessus de moi, ciel pur et haut ! Ceci est maintenant pour moi ta pureté qu’il n’existe pas d’éternelles araignées et de toile d’araignée de la raison : —

— que tu sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine pour le jeu de dés et les joueurs divins ! — 

Mais tu rougis ? Ai-je dit des choses inexprimables ? Ai-je maudi en voulant te bénir ?

Ou bien est-ce la honte d’être deux qui te fait rougir ? — Me dis-tu de m’en aller et de me taire puisque maintenant — le jour vient ?

Le monde est profond — : et plus profond que le jour ne l’a jamais pensé. Il y a des choses qu’il faut taire devant le jour. Mais le jour vient : séparons-nous donc !

Ô ciel au-dessus de moi, ciel pudique et ardent ! Ô bonheur avant le soleil levant ! Le jour vient : séparons-nous donc ! —
 

Ainsi parlait Zarathoustra !

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra .

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 Il y a des âmes dans lesquelles Dieu vit sans qu’elles s’en aperçoivent...

24 Janvier 2018, 03:37am

Publié par Grégoire.

 Il y a des âmes dans lesquelles Dieu vit sans qu’elles s’en aperçoivent...

Le monde où nous vivons est enchanté par l’amour et sans cet enchantement nous n’y séjournerions pas une seconde. Nous sommes jetés dès notre naissance dans un réduit où nous ne pourrions que dépérir, s’il n’y avait la lucarne du cœur donnant sur le ciel. Il n’a que le cœur de réel dans cette vie, alors pourquoi nous entêtons-nous à rêver d’autre chose ? Les vagues sentimentalités par lesquelles les hommes se réchauffent les uns aux autres sont comme les brindilles qui servent à allumer le feu : cela brûle et meurt aussitôt. La flambée qui donnait au visage de cette femme et de son ami le rouge et or d’une peinture de Georges de La  Tour se nourrissait d’un aliment bien plus beau. Dieu se promenait émerveillé dans leurs paroles comme un paysan dans son champ. Si Dieu n’est pas dans nos histoires d’amour, alors nos histoires ternissent, s’effritent et s’effondrent. Il n’est pas essentiel que Dieu soit nommé. Il n’est même pas indispensable que son nom soit connu de ceux qui s’aiment : il suffit qu’ils se soient rencontrés dans le ciel, sur cette terre.

 Il y a des âmes dans lesquelles Dieu vit sans qu’elles s’en aperçoivent. Rien ne laisse deviner cette présence surnaturelle, sinon le grand naturel qu’elle inspire aux gestes et aux paroles de ceux qu’elle habite.

Christian Bobin, Ressusciter.

 

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Le langage coutumier, la vie polie, convenue : un mensonge habituel...

22 Janvier 2018, 03:17am

Publié par Grégoire.

Le langage coutumier, la vie polie, convenue : un mensonge habituel...

La poésie est parole aimante, parole émerveillante,  parole enveloppée sur elle-même, pétales d’une voix tout autour d’un silence. Toujours en danger de n’être pas entendue. Toujours au bord du ridicule, comme sont toutes les paroles d’amour. On croit que la poésie est un agencement un peu maniéré de certains mots, une façon obscure de faire tinter un peu d’encre et de songe. Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout.

La poésie, on ne l’écrit pas avec des mots. La matière première d’un poème, son or pur, son noyau d’ombre, ce n’est pas le langage mais la vie. On écrit d’abord avec sa vie, ce n’est qu’ensuite qu’on en vient aux mots. Ceux pour qui les mots sont premiers, ce sont les hommes de lettres, ceux qui, à force de ne croire qu’à la littérature, ne connaissent plus qu’elle. Ceux pour qui la vie est première bénie, ce sont les poètes. Ils ne se soucient pas de faire joli. Ils s’inquiètent d’abord de vivre, seulement de vivre. Se faire silencieux, se rendre attentif, vivre, aimer, écrire- ce sont des actes qui n’en font qu’un seul.

Si la poésie n’est pas la vie dans sa plus belle robe, dans sa plus franche intensité, alors ce n’est rien- un amas de petites encres, petits orgueils, petites souffrances, petites sciences. La poésie est une parole aimante : elle rassemble celui qui la prononce, elle le recueille dans la nudité de quelques mots. Ces mots- et avec eux le mystère d’une présence humaine- sont offerts à celui qui les entend, qui les reçoit.

La poésie dans ce sens, c’est la communion absolue d’une personne à une autre : un partage sans reste, un échange sans perte. On ne peut pas mentir en poésie. On ne peut dire que le vrai et seulement le vrai. Si on ment on sort de la poésie. Si belle soit la phrase qu’on écrit, si on ment on sort de la poésie pour choir dans le langage coutumier, dans le mensonge habituel, dans la vie ordinaire, morte.

Christian Bobin, « La merveille et l’obscur »

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C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux

20 Janvier 2018, 03:07am

Publié par Grégoire.

C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux

Cinq perce-neige dans un verre sur la table de ma mère : elle regarde leurs clochettes blanches et leurs pointes vert acide, comme depuis son entrée dans la maison de retraite elle regarde toutes choses - avec les yeux de l’âme. Retirée dans sa chambre, elle en contemple, pensive, les murs en feu. Le grand âge est un sacrement, l’entrée au ralenti d’un roi ou d’une reine dans la cathédrale de Reims. Dans le couloir brumeux de la maison de retraite, les souveraines en exil avancent à pas réfléchis vers la salle à manger. Hier, elles faisaient tourner la tête du soleil. Aujourd’hui, elles n’intéressent guère que les anges. « Le jour où je suis devenue aveugle, le mur de ma chambre s’est mis à grandir », dit l’une d’elles. Une autre, petite fille aux cheveux gris et aux lunettes noires cerclées d’argent, avoue sa terreur de sentir à chaque fin de jour la lumière s’en aller du ciel.

Toutes les vies sont précieuses et déchirantes - une minuscule plume de geai dans la paume d’un dieu enfant qui souffle dessus sans penser à mal. Il y avait dans ce lieu une densité atomique d’expériences vécues, et personne pour en extraire l’uranium de la vie éternelle. De la dernière marche qui mène au ciel, nous avons fait la marche d’un échafaud. Je suis parti avant la nuit. Devant l’établissement, un séminaire d’arbres réfléchissait sur la vie légère. Les anges ne sont jamais très loin des vieillards. Ce jour-là, à la maison, sur la toile cirée couvrant la table du salon, un pain doré et des fraises du marché voisinaient avec un livre de Dhôtel. L’éclatante affirmation du pain et la rougissante discrétion des fraises parlaient de la même chose que le livre. Ses phrases étaient de neige et d’or. Elles m’éblouissaient de s’adresser à l’enfance en moi plus qu’à ma raison.

C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux. Des forêts d’encre avec ici et là un chant d’oiseau. Depuis plusieurs semaines, Dhôtel comme un vagabond s’asseyait le soir au coin de mon lit et me racontait des histoires qui traversaient le noir, comme des étoiles s’approchant si près de mon visage que j’en sentais le souffle. J’écoutais, confiant, la voix qui ne me mentait sur rien et s’émerveillait de tout. J’arrivai à ce point du livre où, sur le pommeau en or de la canne d’un promeneur, se reflétaient toutes les fleurs d’un pré. Comme les perce-neige luisant dans les yeux noisette de ma mère, les fleurs brillant sur un fond d’or donnaient leur paix au monde. La journée avait été terrifiante et douce comme d’habitude. La nuit s’approfondissait tandis que je contemplais sur un pommeau en or les illuminations de la vie passagère. Sur la table de chevet de ma mère, les perce-neige donnaient au même instant leur lumière insomniaque. Il n’y a qu’une seule chose à savoir dans cette vie, c’est que nous n’y sommes jamais abandonnés.

Christian Bobin.

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Fragments de l'entre-deux mers ...

12 Janvier 2018, 04:17am

Publié par Grégoire.

Fragments de l'entre-deux mers ...
 
"J'ai parlé hier après-midi avec un vieil homme qui m'honore de sa considération et de son amitié, comme moi je l'honore des miennes, et de ma sincère affection. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, et lorsque ses yeux bleus s'emplirent de larmes, mon cœur se serra. Il me saisit la main des deux siennes, la secouant avec vigueur, puis quelques secondes plus tard, la reprit et recommença, sans doute pour manifester sa joie. Les gens comme lui n'embrassent pas, ou plutôt ils embrassent à leur manière, avec leur main, et leurs yeux. Il y a des gens comme ça, on les aime et ils nous aiment, sans qu'on sache vraiment pourquoi, surtout que ce n'est ni dans nos mœurs, ni dans les leurs, de s'abandonner à des excès de sentimentalité. Sa vie qu'il me contât souvent sans jamais que je m'en lasse, fut longue et aventureuse.
Il vit le jour à la fin des années trente, dans un petit bourg de l'Entre-deux-Mers, au bord de la Dordogne, là ou l'alternance du courant et des marées océanes rend la rivière turbide, au milieu des vignes et des bois. La terre et l'eau y donnaient jadis à un homme tout ce qu'il faut pour assurer sa subsistance et être heureux. Ayant perdu ses parents très jeune, il fut recueilli par le châtelain voisin qui l'envoya à l'école communale et le fit travailler sur le domaine, à sarcler la cour d'honneur au printemps, l'été à cueillir les tomates, les pommes, l'automne à gauler les noix, à curer les fossés, à chauler les murs, à toutes ces tâches qui saison après saison occupaient jadis le monde à la campagne. Puis vint le temps du départ, en Algérie, trois ans, parti à trois, rentré seul. C'est là-bas que Fernand attrapa le virus des voyages. À peine revenu au pays, il obtint un diplôme de mécanicien - le métier qu'il avait appris à l'armée -, et embarqua, sillonnant toutes les mers du globe pendant trois décennies, des tropiques jusqu'aux bancs de Terre-Neuve. Puis il revint en Aquitaine. Il avait appris à piloter un avion, et il volait avec passion, en planeur, puis en ULM, jusqu'au jour où, ironie du sort, il tomba sans se faire trop mal, dans un pré jouxtant le château qui l'avait vu grandir. La propriétaire du dit pré se trouvait être veuve, après que son mari soit décédé en prison où il purgeait une peine pour assassinat. La dame avait eu un amant, et un jour que son mari nettoyait son fusil devant l'amant, le coup était parti. Fortuitement avait-il eu beau prétendre, le juge n'avait pas été convaincu. Donc cette dame s'étant trouvée esseulée, extirpa Fernand des débris de son aéronef, l'alita le temps qu'il se remette sur pied, et en pris si grand soin qu'il resta.
C'est là qu'il y a une quinzaine d'années, je l'ai rencontré. Il avait un vieux tracteur qu'il entretenait parfaitement. Chaque rotule était graissée comme il fallait, chaque écrou était serré au juste couple, et j'avais compris que le tracteur était devenu sa salle des machines, qu'il le chérissait autant que les moteurs des bateaux sur lesquels il embarquait naguère. Ses doigts calleux sur l'acier étaient aussi doux et caressants que ceux d'un amant frôlant la peau de la femme aimée. Fernand chassait, avec parcimonie, comme chassent ceux qui aiment la nature et les bêtes, prélevant le nécessaire, rien de plus. Et il pêchait, des lamproies, des aloses, au filet de quatre vingt mètres, seul sur son esquif, en plein hiver, sur les eaux glacées descendues du Mont Sancy. Alors hier, il ne tarda pas à m'avouer, que ne pouvant plus voler, ni naviguer, ni plus tellement chasser, il trouvait le temps plus long qu'avant. Mais il ne s'en est pas plaint. Se plaindre ne faisait pas partie de son éducation.
Cet automne, il avait eu des mots avec un autres chasseur qui n'avait rien à faire où ils se trouvaient. Ils s'étaient mis en joue. Et Fernand avait prévenu : j'ai deux cartouches, la première pour toi, la deuxième pour moi. L'autre avait battu en retraite. Lui, un homme si tempéré, mais blessé que les usages soient bafoués, les coutumes foulées aux pieds, les règles méprisées. Il m'a montré ses arbres fruitiers, a énuméré combien de fruits chacun avait donné l'été dernier, s'est enquis de la santé de mon épouse, des études des enfants, m'a remercié pour les huîtres que je lui avais apportées. L'entrevue touchait à sa fin. Nous n'avions pas à parler du monde, de la politique, des changements, tant nous savions l'un comme l'autre ce que l'autre en pensait. Et j'ai eu de la peine pour lui. Pourquoi fallait-il qu'un homme ayant eu une telle vie ait à souffrir de ce que les temps nous font subir ? Nous nous sommes serrés la main, lui m'appelant toujours "Monsieur Jean", "parce que c'est comme ça", et je suis parti, avec la crainte de l'avoir vu pour la dernière fois peut-être, et en passant devant des lotissements, un supermarché, des logements dits sociaux, tous sortis de terre depuis peu, j'acquis la malheureuse conviction qu'après avoir vécu toute son existence en harmonie avec son siècle, qui est le mien aussi, avec l'ordre ancien, avec le monde "d'avant", Fernand allait mourir un jour en terre étrangère, puisqu'elle lui était d'ors-et-déjà devenue étrangère, ou lui étranger à elle."
Jean Barbier

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Se contenter d'être folle, de rire en pleurant...

8 Janvier 2018, 04:15am

Publié par Grégoire.

Se contenter d'être folle, de rire en pleurant...

" Ceux qui nous aiment sont bien plus redoutables que ceux qui nous détestent. Il est bien plus difficile de leur résister, et je ne sais rien de mieux que des amis pour vous amener à faire le contraire de ce que vous souhaitez faire.

Le truc c'est au départ, pour être aimée une première fois. Il faut surtout n'y pas penser, ne pas le rechercher, ne pas le vouloir. Être folle, se contenter d'être folle, de rire en pleurant, de pleurer en riant, les hommes finissent par venir, attirés par la clairière de folie, séduits par celle qui n'a même pas souci de plaire.

La fatigue, la lenteur et le sommeil ont toujours été mes amis. La plus petite action dans cette vie m’a toujours demandé une force énorme, insensée, comme si, pour l’accomplir, il me fallait soulever le monde entier, naître à chaque fois.

je t'ai trompé mille fois Roman (...) tout ce qu'on vit est adultère, Roman, tout ce qu'on vit vraiment est secret, clandestin et volé, marcher sous la pluie fine et se réjouir du bruit des talons sur les pavés, prélever une phrase dans un livre et la poser sur son coeur un instant, manger un fruit en regardant par la fenêtre, ça aussi il faut dire que c'est tromper, puisqu'on y reçoit une joie brute qui ne doit rien, absolument rien au mari "

Christian Bobin, La folle allure.

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