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C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux

20 Janvier 2018, 03:07am

Publié par Grégoire.

C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux

Cinq perce-neige dans un verre sur la table de ma mère : elle regarde leurs clochettes blanches et leurs pointes vert acide, comme depuis son entrée dans la maison de retraite elle regarde toutes choses - avec les yeux de l’âme. Retirée dans sa chambre, elle en contemple, pensive, les murs en feu. Le grand âge est un sacrement, l’entrée au ralenti d’un roi ou d’une reine dans la cathédrale de Reims. Dans le couloir brumeux de la maison de retraite, les souveraines en exil avancent à pas réfléchis vers la salle à manger. Hier, elles faisaient tourner la tête du soleil. Aujourd’hui, elles n’intéressent guère que les anges. « Le jour où je suis devenue aveugle, le mur de ma chambre s’est mis à grandir », dit l’une d’elles. Une autre, petite fille aux cheveux gris et aux lunettes noires cerclées d’argent, avoue sa terreur de sentir à chaque fin de jour la lumière s’en aller du ciel.

Toutes les vies sont précieuses et déchirantes - une minuscule plume de geai dans la paume d’un dieu enfant qui souffle dessus sans penser à mal. Il y avait dans ce lieu une densité atomique d’expériences vécues, et personne pour en extraire l’uranium de la vie éternelle. De la dernière marche qui mène au ciel, nous avons fait la marche d’un échafaud. Je suis parti avant la nuit. Devant l’établissement, un séminaire d’arbres réfléchissait sur la vie légère. Les anges ne sont jamais très loin des vieillards. Ce jour-là, à la maison, sur la toile cirée couvrant la table du salon, un pain doré et des fraises du marché voisinaient avec un livre de Dhôtel. L’éclatante affirmation du pain et la rougissante discrétion des fraises parlaient de la même chose que le livre. Ses phrases étaient de neige et d’or. Elles m’éblouissaient de s’adresser à l’enfance en moi plus qu’à ma raison.

C’est l’enfance en nous qui réfléchit le mieux. Des forêts d’encre avec ici et là un chant d’oiseau. Depuis plusieurs semaines, Dhôtel comme un vagabond s’asseyait le soir au coin de mon lit et me racontait des histoires qui traversaient le noir, comme des étoiles s’approchant si près de mon visage que j’en sentais le souffle. J’écoutais, confiant, la voix qui ne me mentait sur rien et s’émerveillait de tout. J’arrivai à ce point du livre où, sur le pommeau en or de la canne d’un promeneur, se reflétaient toutes les fleurs d’un pré. Comme les perce-neige luisant dans les yeux noisette de ma mère, les fleurs brillant sur un fond d’or donnaient leur paix au monde. La journée avait été terrifiante et douce comme d’habitude. La nuit s’approfondissait tandis que je contemplais sur un pommeau en or les illuminations de la vie passagère. Sur la table de chevet de ma mère, les perce-neige donnaient au même instant leur lumière insomniaque. Il n’y a qu’une seule chose à savoir dans cette vie, c’est que nous n’y sommes jamais abandonnés.

Christian Bobin.

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