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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

C’est toujours très bon signe de ne rien attendre

3 Mars 2018, 03:25am

Publié par Grégoire.

C’est toujours très bon signe de ne rien attendre

J’ai une nouvelle lettre pour vous. Ce n’est pas moi qui l’ai écrite, mais l’air, la lumière et un bouquet de lobélies – vous savez, ces fleurs de la famille des campanules, avec de jolis reflets bleutés. Je n’attendais rien ce matin. C’est toujours très bon signe de ne rien attendre, pour peu que cette non-attente soit légère, souple, heureuse. Ça me suffisait d’être en vie. Le bonheur est une décision, l’attaque d’une avant-garde angélique. Je suis entré dans le cimetière. Il faisait beau. L’été et l’automne respectaient une trêve. Un peu de couleurs rougies, un peu de soleil fort. Une guerre suspendue dans l’air.

Mon père reposait dans ce cimetière – enfin, son manteau d’os et d’état-civil, son nom doré sur le côté d’une pierre. En vérité mon père marchait à mes côtés : invisible, il allait avec moi voir sa tombe. Je me suis arrêté net devant une autre tombe. Elle ressemblait au livre parfait, celui que personne ne parvient à écrire. Une croix debout, blanche, au-dessus d’une dalle blanche et, devant la dalle, une vasque débordant de lobélies fraîches, caressées par une main de lumière. Le bleu des fleurs était de passage sur terre. Nous traversons les miracles en aveugles, sans voir que le moindre jaillissement d’une fleur est fait de milliers de galaxies, et que les brindilles d’un nid déserté ou la voûte glacée de bleu du ciel étoilé parlent de la même absence adorable. Un papillon blanc a feuilleté les lobélies. Ses ailes avaient la palpitation d’un cœur épris.

Et puis le plus beau est apparu, celui qui manquait pour faire de cette tombe une page d’écriture radieuse de finesse : un lézard. L’ombre fuyante et enfantine du chagrin. Je me suis accroupi, je lui ai parlé. Le lézard surpris n’a plus bougé. Les lobélies écoutaient. J’admirais la petite carapace de cuir, l’inquiétude qui roulait une boule dans sa gorge, les pattes bien à plat, écartées comme les doigts d’un gant sur la pierre réchauffée de clair. Cela a duré quelques minutes, le temps de voir le ciel et ses docteurs angéliques défiler dans l’intervalle ouvert d’un côté par mon émerveillement, de l’autre par le saisissement du lézard. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. L’important n’était pas les mots, mais la voix. Je connaissais la personne qui était dans cette tombe. Il n’y a pas si longtemps je l’avais vue assise sur un fauteuil, souriant d’un sourire qui se diffusait en ondes autour de son visage lassé. Ainsi donc nous mourons tous : c’est une découverte qu’il nous faut refaire de temps à autre. Ce n’est pas si grave. Ce qu’il y a de bleu en nous remonte au bleu du ciel et même au-delà. Le charme s’est dénoué sans drame. Je me suis relevé, le lézard a filé. Entre les villes étourdies et l’absolu, il y a la zone en friches des cimetières. Une faille entre le temps et l’éternel. Les lézards s’y glissent – comme font le chagrin et l’espérance. Quant au bleu des lobélies il n’est pas de ce monde, pas non plus d’un autre monde. Il est entre les deux. Il n’attend rien. Il fait partie de ces choses qui émerveillent la vie – un sourire sans lèvres, un passage secret, un livre parfait.

Christian Bobin.

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