«Ecrire sur la fin d’un monde»
Une fois prononcé, le mot devient une parole. Une voix, ou même une langue. Une fois dit, le mot évolue. Il se transforme, s’adapte, transmue. Il se propage. Tout simplement le mot devient un virus de communication. Un virus qui a besoin de l’oreille de quelqu’un pour prospérer. Mais une fois écrit, le mot peut devenir tout et n’importe quoi: la déclaration des droits de l’homme, Don Quichotte, une recette «simplifiée» de tartiflette, une lettre d’amour, Magna Charta Libertatum ou un rapport policier… Une chose est sûre. Posé sur le papier, le mot reste. Tel un signe graphique de notre émotion. Une fois écrit, notre mot sort du silence et de sa solitude. Il devient alors une expérience collective, appelée aussi lecture.
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J’ai 55 ans et par un malentendu géopolitique je suis né en Yougoslavie. Je ne suis pas mort à la guerre, ni dans les camps. Je suis survivant. Réfugié. J’ai eu la chance d’échanger la fin du communisme pour le crépuscule du capitalisme. De passer de l’éducation collective à l’individu. Du nous au moi. A posteriori, je me demande quelle aurait été la réaction du pouvoir yougoslave face à la propagation du Covid-19. Pour les pays, disons, démocratiques, les résultats sont aussi discutables. Avouons-le, c’est très compliqué en France, comme en Suisse. Je simplifie un peu mais il me semble que pour la première fois l’homme occidental doive réfléchir collectivement. Faire le chemin opposé au mien, du moi aller vers le nous.
Notre société si moderne et connectée est très, très fragile. Arrêtée net par le coronavirus. Un grand coup de pied dans notre univers peuplé de citoyens du monde. Une société dans laquelle, soudainement, le mot partager commence à devenir synonyme de contagion. Le Village Global de Marshall McLuhan est fiévreux et éternue. Et nous n’avons pas l’antidote, pour l’instant.
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Les différences entre totalitarisme et démocratie sont essentielles. Dans un pays totalitaire, nous n’avons aucune information sur rien. En démocratie, nous en avons, mais trop. Sous les dictatures, la réponse à toute question politique ou sociale est: je ne sais rien. Ici en Occident: tout le monde sait tout. Quel enfer est-il plus insupportable? Vivre sans ou avec trop d’informations? Dans le silence et les non-dits ou dans la cacophonie? Le vrai ou faux?
Notre monde est à l’arrêt. Démocratie et pandémie sont-ils compatibles? La sacro-sainte liberté – de sortir, de circuler, d’aller voter – ou le confinement dur à la chinoise? Ici, nous avons l’impression que nos élites nous mentent. En attendant, notre macrocosme et notre macroéconomie sont confinés. Les requins de l’ultralibéralisme triomphant et sans bornes sont claustrés dans un tout petit bocal d’aquarium. Chez nous en Bosnie, on dit: un petit marécage et beaucoup de crocodiles.
Avec un vrai danger.
Que notre mémoire ne devienne celle des poissons rouges.
Une dizaine de secondes environ.
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Alors, certes, il nous reste la littérature. Mais comment écrire en temps de pandémie? Un blog, un post sur Facebook, un tweet, un journal (au secours!!!!) d’écrivain confiné? Quoi dire?
Par sa forme et son essence la littérature refuse la modernité. Les vrais écrivains demandent du temps et du silence tandis que l’écriture dans l’urgence ou sur la Toile réclame immédiatement la scène, la foule, le bruit et la fureur, le sang et les larmes, les likes et les dislikes… Faire une littérature grossiste qui distille les émotions collectives, les peurs, les joies. Une écriture d’affirmation et pas de questionnements.
Celui qui croit en tout est fou. Identique à celui qui ne croit en rien. Les temps cruels nous imposent un vocabulaire particulier, urgent et sérieux. Les grandes pensées et les mots savants. Les phrases «définitives». Dans le genre: la fin de l’humanité ne signifie pas la fin du monde. Ou: la repentance est bonne, mais l’innocence est encore meilleure.
Il n’y a rien de pire que la prise de conscience ultérieure. Alors écrire ou pas dans un monde malade? Rester romancier ou devenir chroniqueur? S’inscrire dans le durable ou l’éphémère?
Tant de questions sans réponses pour un «homme de lettres».
Une chose est certaine.
Les histoires durent plus que les hommes.
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Le monde malheureusement, dixit l’aveugle clairvoyant Borges, est réel, et moi malheureusement je suis Borges. La pandémie actuelle ne nous apprend rien de nouveau. L’homme est un être étonnant. Il a besoin des mots et d’un vaccin en même temps. De se sentir bien et d’une voix rassurante qui lui dise: eh oui, tout va bien.
Plus que jamais, un écrivain a une tâche responsable. Trouver le bon, le vrai mot. Tout en sachant qu’il n’y a rien de plus discutable que nos certitudes. Souvenons-nous, pendant plusieurs siècles l’homme marchait sur une terre plate. Et c’était une certitude, claire et sûre, de celles que vous n’avez pas besoin de vérifier.
Comme nous tous, j’ai plus souvent regretté la parole que le silence. Tout est possible sauf deux choses. Remettre le dentifrice dans le tube. Et retirer la parole prononcée. Ce qui a été dit.
Il faut alors, dans les limites de notre intelligence et de nos possibilités, faire attention aux mots. A la parole. Les manipuler comme quelque chose de beau et de précieux. Et de dangereux comme de la nitroglycérine. Avec précaution. Mais pas avec peur. Juste de la Prudence.
Sur la Toile comme dans la vraie vie.
Devant les êtres vivants et encore plus devant un écran.
La prudence ne signifie pas nécessairement l’intelligence. Juste faire attention. Et ne jamais oublier que la littérature ne peut pas être meilleure que la planète. Plus belle, mieux conçue et mieux «réalisée» oui. Mais pas meilleure. Le monde, malheureusement, est réel.
Enfin, même le bon Dieu a écrit deux fois son testament.
Velibor Čolić
P.-S.: C’est une femme qui dit à son mari: «Ecoute Raymond, on va poster sur Facebook qu’on a le coronavirus. Comme ça les voisins vont croire qu’on est allé à Venise.»
Velibor Čolić est né en Bosnie en 1964. Il vit en France depuis 1992. Il a écrit plusieurs romans en bosniaque avant de choisir le français. «Manuel d’exil, réussir son exil en 35 leçons» lui a valu un large succès. Dernier titre paru: «Le Livre des départs» (Gallimard, 2020).