Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
QUE CHERCHEZ-VOUS ?

litterature

«Ecrire sur la fin d’un monde»

30 Mars 2020, 00:50am

Publié par Grégoire.

«Ecrire sur la fin d’un monde»

 

Une fois prononcé, le mot devient une parole. Une voix, ou même une langue. Une fois dit, le mot évolue. Il se transforme, s’adapte, transmue. Il se propage. Tout simplement le mot devient un virus de communication. Un virus qui a besoin de l’oreille de quelqu’un pour prospérer. Mais une fois écrit, le mot peut devenir tout et n’importe quoi: la déclaration des droits de l’homme, Don Quichotte, une recette «simplifiée» de tartiflette, une lettre d’amour, Magna Charta Libertatum ou un rapport policier… Une chose est sûre. Posé sur le papier, le mot reste. Tel un signe graphique de notre émotion. Une fois écrit, notre mot sort du silence et de sa solitude. Il devient alors une expérience collective, appelée aussi lecture.

 

***

J’ai 55 ans et par un malentendu géopolitique je suis né en Yougoslavie. Je ne suis pas mort à la guerre, ni dans les camps. Je suis survivant. Réfugié. J’ai eu la chance d’échanger la fin du communisme pour le crépuscule du capitalisme. De passer de l’éducation collective à l’individu. Du nous au moi. A posteriori, je me demande quelle aurait été la réaction du pouvoir yougoslave face à la propagation du Covid-19. Pour les pays, disons, démocratiques, les résultats sont aussi discutables. Avouons-le, c’est très compliqué en France, comme en Suisse. Je simplifie un peu mais il me semble que pour la première fois l’homme occidental doive réfléchir collectivement. Faire le chemin opposé au mien, du moi aller vers le nous.

Notre société si moderne et connectée est très, très fragile. Arrêtée net par le coronavirus. Un grand coup de pied dans notre univers peuplé de citoyens du monde. Une société dans laquelle, soudainement, le mot partager commence à devenir synonyme de contagion. Le Village Global de Marshall McLuhan est fiévreux et éternue. Et nous n’avons pas l’antidote, pour l’instant.

***

 

Les différences entre totalitarisme et démocratie sont essentielles. Dans un pays totalitaire, nous n’avons aucune information sur rien. En démocratie, nous en avons, mais trop. Sous les dictatures, la réponse à toute question politique ou sociale est: je ne sais rien. Ici en Occident: tout le monde sait tout. Quel enfer est-il plus insupportable? Vivre sans ou avec trop d’informations? Dans le silence et les non-dits ou dans la cacophonie? Le vrai ou faux?

Notre monde est à l’arrêt. Démocratie et pandémie sont-ils compatibles? La sacro-sainte liberté – de sortir, de circuler, d’aller voter – ou le confinement dur à la chinoise? Ici, nous avons l’impression que nos élites nous mentent. En attendant, notre macrocosme et notre macroéconomie sont confinés. Les requins de l’ultralibéralisme triomphant et sans bornes sont claustrés dans un tout petit bocal d’aquarium. Chez nous en Bosnie, on dit: un petit marécage et beaucoup de crocodiles.

Avec un vrai danger.

Que notre mémoire ne devienne celle des poissons rouges.

Une dizaine de secondes environ.

***

Alors, certes, il nous reste la littérature. Mais comment écrire en temps de pandémie? Un blog, un post sur Facebook, un tweet, un journal (au secours!!!!) d’écrivain confiné? Quoi dire?

Par sa forme et son essence la littérature refuse la modernité. Les vrais écrivains demandent du temps et du silence tandis que l’écriture dans l’urgence ou sur la Toile réclame immédiatement la scène, la foule, le bruit et la fureur, le sang et les larmes, les likes et les dislikes… Faire une littérature grossiste qui distille les émotions collectives, les peurs, les joies. Une écriture d’affirmation et pas de questionnements.

Celui qui croit en tout est fou. Identique à celui qui ne croit en rien. Les temps cruels nous imposent un vocabulaire particulier, urgent et sérieux. Les grandes pensées et les mots savants. Les phrases «définitives». Dans le genre: la fin de l’humanité ne signifie pas la fin du monde. Ou: la repentance est bonne, mais l’innocence est encore meilleure.

Il n’y a rien de pire que la prise de conscience ultérieure. Alors écrire ou pas dans un monde malade? Rester romancier ou devenir chroniqueur? S’inscrire dans le durable ou l’éphémère?

Tant de questions sans réponses pour un «homme de lettres».

Une chose est certaine.

Les histoires durent plus que les hommes.

***

Le monde malheureusement, dixit l’aveugle clairvoyant Borges, est réel, et moi malheureusement je suis Borges. La pandémie actuelle ne nous apprend rien de nouveau. L’homme est un être étonnant. Il a besoin des mots et d’un vaccin en même temps. De se sentir bien et d’une voix rassurante qui lui dise: eh oui, tout va bien.

Plus que jamais, un écrivain a une tâche responsable. Trouver le bon, le vrai mot. Tout en sachant qu’il n’y a rien de plus discutable que nos certitudes. Souvenons-nous, pendant plusieurs siècles l’homme marchait sur une terre plate. Et c’était une certitude, claire et sûre, de celles que vous n’avez pas besoin de vérifier.

Comme nous tous, j’ai plus souvent regretté la parole que le silence. Tout est possible sauf deux choses. Remettre le dentifrice dans le tube. Et retirer la parole prononcée. Ce qui a été dit.

Il faut alors, dans les limites de notre intelligence et de nos possibilités, faire attention aux mots. A la parole. Les manipuler comme quelque chose de beau et de précieux. Et de dangereux comme de la nitroglycérine. Avec précaution. Mais pas avec peur. Juste de la Prudence.

Sur la Toile comme dans la vraie vie.

Devant les êtres vivants et encore plus devant un écran.

La prudence ne signifie pas nécessairement l’intelligence. Juste faire attention. Et ne jamais oublier que la littérature ne peut pas être meilleure que la planète. Plus belle, mieux conçue et mieux «réalisée» oui. Mais pas meilleure. Le monde, malheureusement, est réel.

Enfin, même le bon Dieu a écrit deux fois son testament.

Velibor Čolić

P.-S.: C’est une femme qui dit à son mari: «Ecoute Raymond, on va poster sur Facebook qu’on a le coronavirus. Comme ça les voisins vont croire qu’on est allé à Venise.»

Velibor Čolić est né en Bosnie en 1964. Il vit en France depuis 1992. Il a écrit plusieurs romans en bosniaque avant de choisir le français. «Manuel d’exil, réussir son exil en 35 leçons» lui a valu un large succès. Dernier titre paru: «Le Livre des départs» (Gallimard, 2020).

https://veliborcolic.wordpress.com

Voir les commentaires

Il y a un instant où le monde est laissé seul. Abandonné.

27 Mars 2020, 02:46am

Publié par Grégoire.

Il y a un instant où le monde est laissé seul. Abandonné.

 

Un éclair de l’au-delà traverse mon cerveau. C’est une pie, ou un geai, qui vient de passer en rase-mottes dans le pré. Je n’ai pas eu le temps de bien voir ce que c’était, juste celui de savourer la joie du pur éclair. C’était l’entame de ma journée. Après, il y a eu la lumière qui franchissait l’obstacle des rideaux sales et tombait sur le carrelage de la cuisine.

 

La lumière est une lettre ouverte. Elle me dit chaque fois le plus urgent: « Tiens, puisque tu me vois, puisque tu me prêtes attention et que tu m’aimes, c’est que tu es vivant. » Qu’est-ce que « voir »? Aujourd’hui, je dirais: c’est être cueilli; voilà, « cueilli »: quelque chose – un événement, une couleur, une force – vous fait venir à lui, comme les petits enfants prennent une marguerite par le cou, et tirent. La beauté nous décapite. Un oiseau non reconnu et un rideau sale m’emmènent au ciel.

 

Vous êtes derrière cette lettre que je vous écris. Vous êtes très difficile à atteindre. Il me semble que si je prends le plus banal, le secret que nous avons en commun d’avoir à mourir un jour, si j’empoigne un peu de lumière sale et que je la jette sur la page, vous serez là soudain, nous serons réunis par la même joie simple.

 

L’oiseau, c’était un geai, je crois. Quand je mets mes yeux dans les yeux des bêtes, tous les anges défilent devant moi. Plus tard, vers le milieu de l’après-midi, un silence s’est fait partout dans le pré. Plus d’oiseau, pas de vent, rien. Je pensais à cette lettre. Elle n’avançait pas. Le ciel soudain a pâli comme quelqu’un à qui on vient d’annoncer une mort. Les lumières ont tourné au gris, suffoquées. Il n’y avait plus rien. Des pensées, oui, mais des pensées sans force, aucune qui arrache le temps comme une vieille affiche pour découvrir la lumière éternelle par-dessous. Et puis le ciel s’est rallumé, tout a repris son cours.

 

C’est quelque chose qui arrive très souvent, vers le milieu de l’après-midi. On s’en aperçoit peu. Il faut être prisonnier ou malade, ou assis devant une table, en train d’écrire, pour s’en apercevoir: l’étoffe du jour est trouée. Par les trous, on voit le diable – ou, si vous préférez ce mot plus calme, le néant.

 

Il y a un instant où le monde est laissé seul. Abandonné. C’est comme si Dieu reprenait son souffle. Un intervalle de néant entre deux domaines de la lumière.

Oui, cette fois, j’en suis sûr, c’était un geai. Je reconnais ces oiseaux à leur lourdeur qui fait leur grâce. Quand ils déploient leurs ailes, on dirait un jeu de cartes en éventail avec que des as. J’ai entendu un paysan se plaindre d’eux, de leurs larcins. Les geais et les mendiants appartiennent à la même confrérie décriée.

 

L’oiseau avait traversé le néant, était ressorti de l’autre côté, faisant le lien entre deux domaines lumineux. Et comme le travail du geai ne suffisait pas et que la nature contrairement à Dieu ne nous abandonne jamais, la lumière est venue à la rescousse dans la cuisine, la lumière périssable a traversé le rideau sale de mon âme et m’a parlé de la lumière éternelle afin qu’à mon tour, je vous en parle, à vous.

 

Christian Bobin.

Voir les commentaires

Toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre ...

4 Février 2020, 23:56pm

Publié par Grégoire.

Toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre ...

 

Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien de commun avec le renoncement. Que signifient ici les mots d'avenir, de mieux-être, de situation ? Que signifie le progrès du cœur ? Si je refuse obstinément tous les « plus tard » du monde, c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir : mais que c'est une aventure horrible et sale. Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens. Être entier dans cette passion passive et le reste ne m'appartient plus. J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir.

 

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler. Naturellement, c'est un peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l'horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l'animal qui aime le soleil.

 

Contrairement à ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n'a pas d'illusions. Elle n'a eu ni le temps ni la piété de s'en construire. Et je ne sais pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l'espoir et des couleurs, j'étais sûr qu'arrivés à la fin d'une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l'innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c'est en étreignant la mort. Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C'est un remède contre la mort. Elle y prépare. Elle crée un apprentissage dont le premier stade est l'attendrissement sur soi-même. Elle appuie l'homme dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir tout entier. Mais Djémila... et je sens bien alors que le vrai, le seul progrès de la civilisation, celui auquel de temps en temps un homme s'attache, c'est de créer des morts conscientes.

 

Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c'est une autre histoire. Ce qu'il faut dire d'abord, c'est qu'il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure - quelque chose comme l'équilibre d'une balance. Des cris d'oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux. De loin en loin, un claquement sec, un cri aigu, marquaient l'envol d'un oiseau tapi entre des pierres. Chaque chemin suivi, sentiers parmi les restes des maisons, grandes rues dallées sous les colonnes luisantes, forum immense entre l'arc de triomphe et le temple sur une éminence, tout conduit aux ravins qui bornent de toutes parts Djémila, jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites. Et l'on se trouve là, concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le vent souffle sur le plateau de Djémila. Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l'homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte.

 

Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une eau froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.

 

Je pense alors : fleurs, sourires, désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux, parce que j'aime trop la vie pour ne pas être égoïste. Que m'importe l'éternité. On peut être là, couché un jour, s'entendre dire : « Vous êtes fort et je vous dois d'être sincère : je peux vous dire que vous allez mourir » ; être là, avec toute sa vie entre les mains, toute sa peur aux entrailles et un regard idiot. Que signifie le reste : des flots de sang viennent battre à mes tempes et il me semble que j'écraserais tout autour de moi…

 

Albert Camus, Noces.

Voir les commentaires

Pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré

28 Janvier 2020, 01:36am

Publié par Grégoire.

Pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré

15 septembre

Au cloître de San Francesco à Fiesole, une petite cour bordée d’arcades, gonflée de fleurs rouges, de soleil et d’abeilles jaunes et noires. Dans un coin, un arrosoir vert. Partout, des mouches bourdonnent. Recuit de chaleur, le petit jardin fume doucement. Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j’au vu les cellules tout à l’heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s’ils ont raison, c’est avec moi qu’ils ont raison. Derrière ce mur où je m’appuie, je sais qu’il ya a la colline qui dévale la ville et cette offrande de tout Florence avec ces cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes. Je mets tout mon orgueil à croire qu’elle est aussi la mienne et celle de tous les hommes de ma race (qui savent qu’un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde). S’ils se dépouillent, c’est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C’est le seul sens que je consente à entendre dans le mot « dénuement ». « Etre nu » garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l’homme délivré de l’humain, ah, je m’y convertirais bien si elle n’était déjà ma religion.

            Aujourd’hui je me sens libre à l’égard de mon passé et de ce que j’ai perdu. Je ne veux que ce resserrement, cet espace clos (cette lucide et patiente ferveur). Et comme le pain chaud qu’on presse et qu’on fatigue, je veux seulement tenir ma vie entre mes mains, pareils à ces hommes qui ont su renfermer leur vie entre des fleurs et des colonnes. Ainsi encore de ces longues nuits de train où l’on peut se parler et se préparer à vivre, soi devant soi, et cette admirable patience à reprendre ses idées, à les arrêter dans leur fuite, puis à avancer encore. Lécher la vie comme un sucre d’orge, la former, l’aiguiser, l’aimer enfin, comme on cherche le mot, l’image, la phrase définitive, celui ou celle qui conclut, qui arrête, avec quoi on partira et qui fera désormais toute la couleur de notre regard. Je puis bien m’arrêter là, trouver enfin le terme d’un an de vie effrénée et surmenée. Cette présence de moi-même à moi-même, mon effort est de la mener jusqu’au bout, de la maintenir devant tous les visages de ma vie (même au prix de la solitude que je sais maintenant si difficile à supporter). Ne pas céder : tout est là. Ne pas consentir, ne pas trahir. Toute ma violence m’y aide et le point où elle me porte mon amour m’y rejoint et avec lui la furieuse passion de vivre qui fait le sens de mes journées.

            Chaque fois que l’on (que je) cède à ses vanités, chaque fois que l’on pense et vit pour « paraître », on trahit. A chaque fois, c’est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m’a diminué en face du vrai. Il n’est pas nécessaire de se livrer aux autres mais seulement à ceux qu’on aime. Car alors ce n’est plus se livrer pour paraître mais seulement pour se donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu’il le faut. Aller jusqu’au bout, c’est savoir garder son secret. J’ai souffert d’être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j’ai vaincu la souffrance d’être seul. Et aujourd’hui je ne connais pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré. Ecrire, ma joie profonde ! Consentir au monde et au jouir (mais seulement dans le dénuement). Je ne serais pas digne d’aimer la nudité des plages si je ne savais demeurer nu devant moi-même. Pour la première fois, le sens du mot bonheur ne me paraît pas équivoque. Il est un peu le contraire de ce qu’on entend par l’ordinaire « je suis heureux ».

            Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes qui, à San Francesco, vivent devant les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n’est pas à cause de ce que j’ai acquis, mais de ce que j’ai perdu. Je me sens des forces extrêmes et profondes. C’est grâce à elles que je dois vivre comme je l’entends. Si aujourd’hui me trouve si loin de tout, c’est que je n’ai d’autre force que d’aimer et d’admirer (…).

 

                                                                                              Albert Camus, Carnets, 1917

Voir les commentaires

LETTRE À HELGA

17 Janvier 2020, 07:28am

Publié par Grégoire.

LETTRE À HELGA

« Allez savoir pourquoi, certains livres agissent sur vous comme des aimants, qu'ils vous collent tant à la peau, tant au corps, tant à l'âme, qu'il vous est impossible de vous en dégager. Cette LETTRE À HELGA a cette évidente beauté. Une lettre magique à l'humanité sensible, indispensable. Cher Bjarni, Voilà, je viens de finir ta lettre à Helga et comment te dire ? Je crois que tu as bien été capable de me tirer quelques larmes. J'ai caché mon mouchoir, mais ils ont bien vu que j'avais les yeux rouges. Oh, évidemment, j'ai protesté pour la forme, comment laisser croire qu'un vieil éleveur islandais de moutons pourrait m'émouvoir alors que, entre nous, j'en ai lu bien d'autres des romans. Oui, mais des comme le tien, en fait, je ne crois pas. Marteinn a bien fait de te sortir de la maison de retraite pour l'été, de te ramener sur les terres que tu fréquentais gamin, puis jeune homme, puis homme tout court. Et si la vue de ta chambre n'avait pas donné sur la ferme d'Helga et d'Hallgrìmur, est-ce que cela te serait venu de l'écrire, cette si longue lettre d'amour à celle que tu n'as jamais cessé d'aimer.

Oui, je sais, marié à Unnur, était-ce bien raisonnable de t'enticher d'Helga ? Mais je te comprends, doit-on s'étonner que certaines choses arrivent ? Quand tu rappelles ce jour de décembre où tu as aidé Helga à mener les brebis au bélier, on devine qu'il y avait, dans ton esprit, un peu plus que de la camaraderie saine entre éleveurs. D'ailleurs, tu ne t'es pas longtemps caché, et quand elle t'a dit tout tranquillement que tu étais un expert palpeur, tu ne t'es pas mis à rougir, espèce de garnement, mais elle si, et c'est parfois juste comme ça que commencent les grandes histoires d'amour. J'avoue que parfois, dans ta lettre, tu ne prends pas de gants de soie pour appeler un chat un chat. Tu me rétorqueras certainement que la géographie des lieux n'incite pas tous les matins à la poésie.

Du côté de Kolkustadir, quand souffle le vent du Nord, on trouve plus d'attraits à se calfeutrer dans le foin, et quand le soleil nous réchauffe à courir jusqu'aux Mamelons d'Helga. D'ailleurs, avant de mourir, pourrais-tu me dire où ils se cachent vraiment du côté de Göngukleif ? Parce que l'ennui avec vous, les éleveurs islandais, à force d'être nourri dès le biberon de sagas interminables, on se demande parfois s'il est réellement possible de démêler le vrai de l'écheveau que vous tissez ! Ce dont je suis certain, après avoir lu et relu ta lettre, c'est que tu devais sacrément l'aimer la douce Helga ! Et comme je sais que tu sauras garder ta langue, j'ai bien envie de te faire une confidence. Surtout, ne le prends pas mal, de toute manière, il y a prescription, mais si tu savais comme, moi aussi, je suis tombé amoureux d'elle, d'elle et jaloux de vous deux. Il n'y a pas d'évidence à l'amour, parce qu'il ne s'écrit pas toujours comme on le souhaiterait. On est maladroit, on espère qu'il suffit simplement de poser les mots les uns après les autres. Et bien non, ce que tu nous as raconté, mon cher Bjarni, c'est bien plus qu'une simple histoire d'amour, c'est un peu de l'histoire de l'humanité, à ta sauce islandaise, et je te le dis comme je le pense, elle est sacrément réussie, et la sauce, et l'histoire. Mais là où tu dois être parti désormais, tu ne m'écoutes plus, alors embrasse Helga bien fort pour moi… »

https://www.zulma.fr/coups-coeur-libraires-la-lettre-a-helga-572074.html

LETTRE À HELGA

Voir les commentaires

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -6-

10 Janvier 2019, 02:14am

Publié par Grégoire.

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -6-

Il y a un quart de siècle, naissait l'Organisation des nations unies, qui portait les espoirs de l'humanité. Hélas ! dans un monde immoral, elle est devenue immorale. Ce n'est pas une organisation de nations unies, mais une organisation de gouvernements unis, où tous les gouvernements sont égaux : ceux qui ont été élus librement, ceux qui ont été imposés par la force et ceux qui se sont emparé du pouvoir par les armes. S'appuyant sur une majorité mercenaire, l'ONU protège jalousement la liberté de certains pays et néglige souverainement celle des autres. 

À la suite d'un vote servile, elle a refusé d'entendre les appels - sanglots, cris, suppliques - d'humbles individus ordinaires. Une bien petite chose pour une si grande organisation. L'ONU n'a déployé aucun effort pour faire de l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme - son meilleur texte en vingt-cinq ans - la condition pour être admis en son sein. Elle a ainsi trahi ces humbles gens placées à la merci de gouvernements qu'ils n'ont pas choisis. 

Il semblerait que la physionomie du monde contemporain dépende, en fin de compte, des savants. Tous les progrès techniques de l'humanité sont entre leurs mains. Il semblerait donc que l'avenir du monde devrait dépendre de la bonne volonté des savants, et non de celle des hommes politiqués. D'autant plus que certains exemples ont montré tout ce dont ils sont capables, quand ils conjuguent leurs efforts. Eh bien ! non : les savants n'ont manifesté aucune volonté de devenir une force importante et indépendante de l'humanité. Ils consacrent des congrès entiers à ignorer les malheurs des autres. Il vaut mieux rester sagement dans les limites de la science. L'esprit de Munich a étendu ses ailes démoralisantes sur eux. 

Quels sont donc exactement la place et le rôle de l'écrivain dans ce monde cruel, déchiré et sur le point de se détruire lui-même ? Après tout, nous n'avons rien à voir avec le lancement des fusées. Nous ne poussons même pas la plus petite des voitures à bras. Nous sommes méprisés par ceux qui respectent seulement le pouvoir matériel. N'est-il pas naturel que nous aussi, nous nous retirions du jeu, que nous perdions la foi dans la pérennité de la bonté, de l'indivisibilité de la vérité, pour nous contenter de faire part au monde de nos réflexions amères et détachées : comme l'humanité est devenue désespérément corrompue, comme les hommes ont dégénéré, et comme il est devenu difficile, pour des âmes nobles et raffinées, de vivre parmi eux ! 

Mais nous n'avons même pas recours à cette échappatoire. Quand on a épousé le monde, on ne peut plus lui échapper. Un écrivain n'est pas le juge indifférent de ses compatriotes et de ses contemporains. Il est le complice de tout le mai commis dans son pays ou par ses compatriotes. Si les tanks de son pays ont inondé de sang les rues d'une capitale étrangère, alors les taches brunes, marqueront son visage pour toujours. Si, par une nuit fatale, on a étrangle son ami endormi et confiant, les paumes de ses mains porteront les traces de la corde. Si ses jeunes concitoyens, proclamant joyeusement la supériorité de la dépravation sur le travail honnête, s'adonnent à la drogue, leur haleine fétide se mêlera à la sienne. 

Aurons-nous la témérité de prétendre que nous ne sommes pas responsables des maux que connaît le monde d'aujourd'hui ? 

Et, pourtant, je suis réconforté par le sentiment que la littérature mondiale est comme un seul cœur géant, qui bat au rythme des soucis et des drames de notre monde, même s'ils sont ressentis et exprimés différemment en ses quatre coins. 

Au-delà des littératures nationales vieilles comme le monde, l'idée d'une littérature mondiale qui serait Comme une anthologie des sommets des littératures nationales et la somme de leurs influences réciproques a toujours existé, même dans le passé. Mais il y a toujours eu un décalage dans le temps. Lecteurs et auteurs ne pouvaient connaître les œuvres des écrivains d'une autre languie qu'après un certain délai, parfois après des siècles. De sorte que les influences réciproques étaient, elles aussi, retardées, et que l'anthologie des littératures nationales ne se révélait qu'aux générations futures. 

Aujourd'hui, le contact entre les écrivains d'un pays et les écrivains ou les lecteurs d'un autre est presque instantané. J'en ai fait personnellement l'expérience. Ceux de mes livres qui - hélas ! - n'ont pas été publiés dans mon pays ont trouvé une audience immédiate dans le monde entier, malgré des traductions hâtives et souvent imparfaites. Des écrivains occidentaux comme Heinrich Böll ont entrepris de les analyser. Au cours de ces dernières années, alors que mon travail et ma liberté ne se sont pas écroulés, mais, contrairement aux lots de la gravité, sont restés suspendus en l'air, rattachés à rien, sinon à la toile d'araignée invisible d'un public sympathisant, alors j'ai découvert, avec une immense gratitude, un soutien inattendu : celui de la fraternité des écrivains internationaux.

 

Pour mon cinquantième anniversaire, j'ai eu la surprise de recevoir les vœux de célèbres hommes de lettres occidentaux. Aucune pression sur moi ne fut plus ignorée. Au cours des semaines dangereuses où je fus exclu de. l'Union des écrivains, le, mur dressé par les auteurs les plus éminents du monde m'a protégé contre des persécutions plus graves. Des écrivains et des artistes norvégiens me préparaient un asile, pour le cas où l'on me forcerait à l'exil, comme on m'en menaçait. Finalement ce n'est pas le pays où je vis et ou j'écris qui a proposé mon nom pour le prix Nobel, mais François Mauriac et ses collègues. Et, plus tard, toutes les associations d'écrivains m'ont soutenu. 

J'ai ainsi compris et senti que la littérature mondiale n'est plus une anthologie abstraite ni un vague concept inventé par les historiens de la littérature, mais un corps et un esprit vivants, reflétant l'unité grandissante de l'humanité. Les frontières des États sont encore portées au rouge par les fils électriques et les tirs des mitrailleuses, et de nombreux ministres de l'Intérieur considèrent encore la littérature comme « une affaire de politique intérieure » relevant de leur juridiction. Les manchettes des journaux proclament encore : « Pas le droit d'interférer dans nos affaires intérieures ! » Alors qu'il n'y a plus d'« affaires intérieures » sur notre terre surpeuplée et que le salut de l'humanité dépend de ce que chacun fasse siennes les affaires d'autrui, de ce que les peuples de l'Est aient un intérêt vital pour ce qu'on pense à l'Ouest, de ce que les peuples de l'Ouest aient un intérêt vital pour ce qui se passe à l'Est. 

La littérature, un des instruments les plus sensibles de l'être humain, a été la première à détecter ce sentiment d'unité grandissante du monde et à le faire sien. 

Aussi, je me tourne avec confiance vers le monde littéraire d'aujourd'hui, vers ces centaines d'amis que je ne connais pas et que je ne verrai peut-être jamais. 

Mes amis. Essayons d'être utiles si nous pouvons servir à quoi que ce soit. Qui donc, depuis les temps immémoriaux, a constitué une force d'union, et non de division, dans nos pays déchirés par les partis, les mouvements, les castes, les groupes ? Voilà, en substance, le rôle des écrivains : ils expriment à travers leur langue maternelle la force principale d'unité d'un pays, de la terre qu'occupe son peuple, et, au mieux, de son esprit national. 

Je crois que la littérature mondiale, dans ces temps troublés, est capable d'aider l'humanité à se voir telle qu'elle est, en dépit de l'endoctrinement et des préjugés des hommes et des partis. La littérature mondiale est capable de communiquer une expérience condensée d'un pays à un autre afin que nous ne soyons plus divisés et déconcertés, que nos différentes échelles de valeurs puissent coïncider ; et, surtout, que le citoyen d'un pays puisse lire de façon concise et véridique l'Histoire d'un autre et la vivre avec une telle force et un tel réalisme douloureux qu'il lui soit ainsi épargné de commettre les mêmes erreurs cruelles. 

Peut-être que, de cette façon, nous, les artistes, nous pourrons développer en nous un champ de vision capable d'embrasser lé monde entier : en observant, comme tout être humain, ce qui se passe tout près,, autour de nous, et en y introduisant ce qui se passe dans le reste du monde. Nous établirons ainsi des relations à l'échelle mondiale. 

Et qui, sinon nous, les écrivains, pourra porter un jugement sur nos gouvernements défaillants (dans certains États, c'est la façon la plus facile de gagner son pain, occupation de tout homme qui n'est pas un paresseux), et aussi sur le peuple, lui-même, sur sa lâche humiliation, sur sa faiblesse satisfaite ? Qui pourra porter un jugement sur les écarts inconsidérés de la jeunesse et sur les jeunes pirates qui brandissent leurs couteaux ? 

On nous dira : que peut la littérature contre la ruée sauvage de la violence ? Mais n'oublions pas que la violence ne vit pas seule, qu'elle est incapable de vivre seule : elle est intimement associée, par le plus étroit des liens naturels, au mensonge. La violence trouve son seul refuge dans le mensonge, et le mensonge son seul soutien dans la violence. Tout homme qui a choisi la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle. 

Au début, la violence agit à ciel ouvert, et même avec orgueil. Mais, dès qu'elle se renforce, qu'elle est fermement établie, elle sent l'air se raréfier autour d'elle et elle ne peut survivre sans pénétrer dans un brouillard de mensonges, les déguisant sous des paroles doucereuses. Elle ne tranche pas toujours, pas forcément, les gorges ; le plus souvent, elle exige seulement un acte d'allégeance au mensonge, une complicité. 

Et le simple acte de courage d'un homme simple est de refuser le mensonge. Que le monde s'y adonne, qu'il en fasse même sa loi - mais sans moi. 

Les écrivains et les artistes peuvent faire davantage. Ils peuvent vaincre le mensonge. Dans le combat contre le mensonge, l'art a toujours gagné, et il gagnera toujours, ouvertement, irréfutablement, dans le monde entier. Le mensonge peut résister à beaucoup de choses. Pas à l'art. 

Et dès que le mensonge sera confondu, la violence apparaîtra dans sa nudité et dans sa laideur. Et la violence, alors, s'effondrera. 

C'est pourquoi, mes amis, je pense que nous pouvons aider le monde en cette heure brûlante. Non en nous donnant pour excuse de ne pas être armés, non en nous adonnant à une vie futile, mais en partant en guerre. 

Les Russes aiment les proverbes qui ont trait à la vérité. Ceux-ci expriment de façon constante et parfois frappante la dure expérience de leur pays : « Une parole de vérité pèse plus que le monde entier. » 

Fin du texte


ALEXANDRE SOLJENITSYNE LE CRI. article publié dans la revue L’EXPRESS.

 

[1]    Administration centrale des camps de travail obligatoire.

 

Voir les commentaires

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -5-

8 Janvier 2019, 02:10am

Publié par Grégoire.

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -5-

En plusieurs occasions et dans divers pays, on a assisté à des débats animés, passionnés, subtils, sur la question de savoir si l'artiste doit être libre de vivre pour lui-même ou s'il doit toujours avoir à l'esprit ses devoirs envers la société et s'il doit toujours se mettre à son service. Le discours d'Albert Camus, à l'occasion de la remise de son prix Nobel, est un des plus brillants qui aient été prononcés à ce sujet, et je suis heureux de souscrire à ses conclusions. En fait, depuis plusieurs décennies, la littérature russe s'est gardée de se perdre dans une attitude contemplative, elle a évité les spéculations frivoles. Je n'ai pas honte d'avoir respecté cette tradition, du mieux que j'ai pu. L'idée qu'un écrivain peut faire beaucoup Pour la société où il vit et que c'est un devoir pour lui de le faire est depuis longtemps familière à la littérature russe.

Ne violons pas le droit de l'artiste d'exprimer exclusivement son expérience et Sa vie, intérieure, sans se soucier de ce qui se passe dans le monde extérieur. N'exigeons rien de lui, mais demandons-lui, supplions-le, encourageons-le. Cela, nous pouvons le faire. 

Après tout, il ne peut cultiver lui-même qu'une partie de son talent : pour la plus grande part, il lui est insufflé à la naissance, comme un produit fini. Et ce don impose des responsabilités à son libre arbitre. 

Partons du principe que l'artiste ne doit rien à personne. Néanmoins, il est pénible de voir comment, en se retirant dans sa tour d'ivoire ou dans le monde de ses fantasmes, il risque d'abandonner le monde réel aux mains de mercenaires, de nullités, sinon de fous. 

Notre XXe siècle a prouvé qu'il était plus cruel que les siècles précédents, et sa première moitié n'a pas encore effacé ses horreurs. Notre monde est toujours déchiré par les passions de l'âge des cavernes : la cupidité, l'envie, l'emportement, la haine, qui, au cours des ans, ont acquis de nouveaux noms respectables, comme la lutte des classes, l'action des masses, le conflit racial, le combat syndical. Le refus primitif de tout compromis est devenu. un principe et l'orthodoxie est considérée comme une vertu. Elle exige des millions de sacrifices par une guerre civile incessante. Elle essaie de nous convaincre a grands coups de tambour que les concepts universels de bonté et de justice n'existent pas, qu'ils sont relatifs et changeants. D'où la règle : « Fais toujours ce qui est le plus profitable pour ton parti ». Dès qu'un groupe perçoit l'occasion de s'emparer d'un morceau, même superflu, même immérité, il l'arrache sur-le-champ, et tant pis si toute la société doit s'écrouler. 

Vue du dehors, l'amplitude des soubresauts de la société occidentale approche de la limite au-delà de laquelle le système perdra l'équilibre et s'effondrera. La violence, de moins en moins embarrassée par les restrictions imposées par des siècles de légalité, embrase le monde entier, se souciant peu de savoir que l'Histoire a démontré maintes fois son caractère stérile. Bien plus, ce n’est pas seulement la force brute qui triomphe au-dehors, mais sa justification enthousiaste. 

Le monde est emporté par la conviction cynique que la force peut tout, la justice rien. Les démons de Dostoïevski -apparemment, les produits du ; cauchemar d'un provincial au siècle dernier - rampent à travers le monde sous nos yeux, contaminant des contrées où l'on ne pouvait même pas les imaginer. 

À travers les enlèvements, les actes de piraterie, les explosions et les incendies de ces dernières années, ils manifestent leur volonté d'ébranler et de détruire la civilisation. Et ils pourraient bien y parvenir. 

Les jeunes, à un âge où ils n'ont d'autre expérience que sexuelle, où ils n'ont pas encore des années de souffrance et de compréhension derrière eux, répètent avec jubilation les erreurs de la Russie dépravée du XIXe siècle, en ayant l'impression de découvrir quelque chose de nouveau. Ils applaudissent aux derniers actes de vandalisme des Gardes rouges chinois et les donnent joyeusement en exemple. Avec une méconnaissance totale de l'essence millénaire de l'humanité, avec la confiance naïve de cœurs sans expérience, ils crient : « Chassons ces gouvernements d'oppresseurs, cruels et avides ! Les nouveaux (c'est-à-dire nous), après avoir déposé les fusils et les grenades, seront justes et indulgents. » 

Ce sera le contraire. Mais ceux qui ont vécu et qui savent, ceux qui pourraient s'opposer à ces jeunes ? Beaucoup n'osent pas. Ils gobent même n'importe quoi pour ne pas paraître « conservateurs ». Encore un de ces phénomènes russes du XIXe siècle que Dostoïevski appelait être esclave des dupes progressistes. 

L'esprit de Munich ne s'est certainement pas estompé dans le passé : ce n'était pas une simple péripétie. Je me risquerais même à dire que l'esprit de Munich domine le XXe siècle. 

Un monde civilisé et timide n'a rien trouvé d'autre a opposer à la renaissance brutale et à visage découvert de la barbarie, que des sourires et des concessions. L'esprit de Munich est une maladie de la volonté chez les peuples nantis. Un état d'âme permanent chez ceux qui se sont abandonnés à la poursuite de la prospérité à tout prix, ceux pour qui le bien-être matériel est devenu le but principal de leur vie sur terre. Ces gens-là - et il y en a beaucoup dans le monde aujourd'hui - ont choisi la passivité et la reculade, afin de prolonger un peu leur train-train quotidien, afin d'éluder la difficulté aujourd'hui. Et demain, vous verrez, tout ira bien. Mais rien n'ira bien. Le prix de la lâcheté est toujours le mal. Nous ne récolterons la victoire que si nous avons le courage de faire des sacrifices. 

 Et, par-dessus tout cela, nous sommes menacés de destruction parce que notre monde, physiquement tendu et comprimé, n'a pas le droit de communier spirituellement. Les molécules de la connaissance et de là sympathie n'ont pas le droit de sauter d'une moitié dans l'autre. Voilà un danger évident : l'interdiction de l'échange d'informations entre les différentes parties de la planète. L'histoire contemporaine sait que l'interdiction de l'information rend toute signature d'accords internationaux illusoire. Dans un monde clos, il ne coûte rien d'interpréter n'importe quel accord à sa façon. Ou même, plus simplement, de l'ignorer complètement, comme S'il n'avait jamais existé (Orwell a compris cela admirablement), Un monde clos est peuplé, non pas de Terriens, mais d'un corps expéditionnaire de Martiens, qui ne savent rien de sensé sur le reste de la planète et qui sont prêts à l'écraser avec la conviction sacrée d'être des « libérateurs ». 

ALEXANDRE SOLJENITSYNE LE CRI. article publié dans la revue L’EXPRESS.

 

Voir les commentaires

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -4-

6 Janvier 2019, 02:02am

Publié par Grégoire.

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -4-

Cependant, nous ne pouvons reprocher à la vision humaine cette dualité, cette incompréhension ahurissante de la peine d'un autre homme éloigné, car l'homme est ainsi fait. Mais, pour l'ensemble de l'humanité, unie en un seul bloc, cette incompréhension mutuelle présente la menace d'une destruction imminente et brutale. Un monde, une humanité ne peuvent exister en face de six, de quatre ou même de deux échelles de valeurs : nous serions déchirés par cette disparité de rythmes, cette dualité de vibrations. 

Si un homme avec deux coeurs n'est pas fait pour ce monde, nous ne pouvons pas non plus vivre avec cette dualité sur une même Terre. 

Alors, qui coordonnera ces échelles de valeurs ? Et comment ? Qui créera pour l'humanité un seul système d'interprétation, valable pour le bien et le mal, pour ce qui est supportable et pour ce qui ne l'est pas ? Qui fera clairement comprendre à l'humanité ce qui est une souffrance réellement intolérable et ce qui n'est qu'une égratignure superficielle ? Qui orientera la colère des hommes contre ce qui est le plus terrible, et non plus contre ce qui est le plus proche ? Qui réussira à transposer une telle compréhension au-delà des limites de son expérience personnelle ? Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n'a lui-même aucune notion ? 

Propagande, contrainte, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde : l'art, la littérature. 

Les artistes peuvent accomplir ce miracle. Ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l'homme qui n'apprend que de sa propre expérience tandis que l'expérience des autres ne le touche pas. L'art transmet d'un homme à l'autre, pendant leur bref séjour sur la Terre, tout le poids d'une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie : il la recrée dans notre chair et nous permet d'en prendre possession, comme si elle était nôtre. 

Plus encore, les pays et les continents répètent les fautes des autres avec des intervalles de parfois plusieurs siècles. 

Dans ce cas, tout devrait être clair. Mais non. Ce que certaines nations ont déjà rejeté est brusquement découvert par d'autres, qui le considèrent comme le dernier cri. Là encore, le seul substitut à l'expérience que nous n'avons pu acquérir est l'art, la littérature. Ceux-ci possèdent un merveilleux pouvoir : au-delà des différences de langues, de coutumes, de structures sociales, ils peuvent transmettre l'expérience de toute une nation à une autre. Ils peuvent faire connaître à une nation novice la pénible épreuve d'une autre s’étendant sur des dizaines d'années, lui évitant ainsi de suivre une route inutile, ou erronée, ou même désastreuse, abrégeant ainsi les sinuosités de l'histoire de l'humanité. 

La littérature transmet encore l'expérience d'une autre façon : d'une génération à l'autre. Elle préserve ainsi son histoire et ranime sa flamme sous une forme pure de toute déformation ou calomnie. C'est ainsi que la littérature, avec le langage, protège l'âme d'une nation. 

Il était de bon ton, récemment, de parier du nivellement des nations, de la disparition des différentes races dans le creuset de la civilisation contemporaine. Je ne suis pas d'accord avec cette opinion. La disparition des nations ne nous appauvrirait pas moins que si tous les hommes devenaient semblables, avec une seule personnalité et un seul visage. Les nations sont la richesse de l'humanité, ses personnalités collectives : la plus infime d'entre elles a sa coloration particulière et porte en elle un reflet particulier de l'intention divine. 

Mais malheur au pays dont la littérature est menacée par l'intervention du pouvoir ! Car il ne s'agit plus là seulement d'une violation du « droit d'écrire », c'est l'étouffement du coeur d'une nation, la destruction de sa mémoire. La nation cesse d'être attentive à elle-même, elle est dépossédée de son unité spirituelle, et, en dépit d'un langage supposé commun, ses citoyens cessent brusquement de se comprendre les uns les autres. 

Des générations silencieuses vieillissent et meurent sans s'être adressé la parole. 

Quand des écrivains comme Evguéni Zamiatine - enterrés vivants pour le reste de leur vie - sont condamnés à créer en silence jusqu'à leur mort, sans entendre jamais l'écho des mots qu'ils ont écrits, alors ce n'est plus seulement une tragédie personnelle, c'est le martyre d'une nation tout entière. 

Et même, dans certains cas - lorsqu'il résulte d'un tel silence que l'ensemble des faits historiques cesse d'être compris - c'est un danger pour l'ensemble de l'humanité. 

ALEXANDRE SOLJENITSYNE LE CRI. article publié dans la revue L’EXPRESS

 

 

Voir les commentaires

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -3-

4 Janvier 2019, 01:56am

Publié par Grégoire.

Le Cri : « L'art vaincra toujours le mensonge et la violence. » -3-

Lorsque, enfin, la pression se fut atténuée et que notre horizon se fut graduellement agrandi, à travers une fente minuscule, nous vîmes apparaître ce qu'était « le monde entier ». Et à notre stupéfaction, nous découvrîmes que ce n'était pas du tout ce que nous attendions, ce que nous espérions, c'est-à-dire un monde qui ne vivrait pas « par cela » et qui ne conduirait pas « à cela ». C'était un monde qui pouvait s'écrier, à la vue d'un bourbeux marécage : « Oh ! la jolie petite mare », ou, devant de lourds carcans : « Oh ! le charmant collier », un monde où certains versaient d'inconsolables larmes et d'autres dansaient au rythme d'une musique légère. 

Comment cela a-t-il pu se produire ? Pourquoi cette faille ? Étions-nous insensibles ? Le monde était-il insensible ? Ou était-ce dû aux différences de langage ? Pourquoi les êtres humains ne peuvent-ils entendre, ce que disent distinctement les autres ? Les mots cessent d'avoir un sens et coulent comme l'eau, sans goût, sans couleur, sans odeur, sans laisser de trace. 

Et, au cours des années, au fur et à mesure que je comprenais cela, changeaient la construction, le contenu et le ton de mon discours, ce discours que je prononce aujourd'hui. Il a maintenant peu de points communs avec le plan, initial, conçu au cours des soirées glaciales des camps. 

Depuis les temps immémoriaux, l'homme a été ainsi fait que sa vision du monde, tant qu'elle ne lui est pas imposée par l'hypnose, ses motivations et son échelle des valeurs, ses actes et ses intentions sont déterminés par son expérience personnelle et collective de la vie. 

Comme le dit un proverbe russe : « Ne crois pas ton frère, mais crois plutôt ton oeil, même s'il louche. » C'est le moyen le plus sûr de comprendre le monde qui nous entoure et le comportement des hommes qui y vivent. Pendant ces longues périodes où notre monde était plongé dans le mystère et la barbarie, avant qu'il ait été rapetissé par les moyens de communication, avant qu'il ait été transformé en un unique bloc aux pulsations convulsives, les hommes, se fondant sur l'expérience, apprirent à se gouverner dans le cadre de leurs communautés, de leurs sociétés et, finalement, de leurs territoires nationaux. À cette époque, il était possible aux êtres humains de discerner et d'admettre une échelle de valeurs commune, de faire la distinction entre ce qui était considéré comme normal, ou incroyable, ou cruel, ou ce qui dépassait les limites de la perversité, ou ce qu'était la loyauté, ou, au contraire, la tromperie. 

Et bien que ces peuples disséminés aient mené des vies très différentes, que leurs valeurs sociales fussent souvent en violent désaccord, de même que leurs systèmes de poids et mesures ne coïncidaient pas, ces, contradictions ne surprenaient que d'occasionnels voyageurs, n'étaient signalées dans les récits que comme des sujets d'étonnement et ne présentaient aucun danger pour l'humanité, qui n'était pas encore unifiée. 

Mais au cours des dernières décennies, imperceptiblement mais rapidement, l'humanité est devenue une seule entité -source à la fois de confiance et de danger - de sorte que les chocs et les embrasements de l'une de ses parties sont immédiatement transmis aux autres, détruisant parfois une immunité nécessaire. L'humanité est devenue une, mais pas aussi fermement que les communautés ou même les nations, pas grâce à des années d’expérience mutuelle, ni parce qu'elle a appris à voir avec un seul oeil, même s'il louche, ni parce qu'elle utilise le même langage, mais en enjambant toutes les barrières grâce à la radio et à l'imprimerie. Une avalanche d'événements s'abat sur nous et, en une minute, la moitié du monde en est informée. 

Mais l'étalon qui permettrait de mesurer ces événements et de les évaluer en fonction des lois qui régissent des régions peu connues du globe n'est pas et ne peut pas se trouver sur les ondes ou dans les colonnes de journaux. Car ces échelles de valeur ont été mûries et assimilées pendant trop d'années, dans des conditions trop particulières, dans les communautés et les sociétés, pour qu'elles puissent être échangées à travers l'éther. Dans les diverses parties du monde, les hommes appliquent leurs propres références aux événements, et ils les jugent, avec entêtement et confiance, en fonction d'elles, et non selon celles des autres. 

S'il n'existe pas tellement d'échelles de valeurs différentes dans le monde, on en dénombre au moins quelques-unes : une pour les événements proches, une pour les événements éloignés, une pour les vieilles sociétés, une autre pour les jeunes. Les peuples malheureux en ont une, les peuples heureux une autre. Les sons discordants et grinçants de ces diverses échelles nous abasourdissent et nous étourdissent, et, sans être toujours douloureux, ils nous empêchent d'entendre les autres dont nous nous tenons éloignés, comme nous le ferions de la démence ou de l'illusion, pour ne juger en toute confiance le monde entier que d'après nos propres valeurs. 

C'est pourquoi nous considérons comme le, plus important, le plus pénible et le moins supportable ce qui est le plus proche de nous. Tout ce qui est loin, tout ce qui ne menace pas de nous envahir à l'instant et de franchir le seuil de notre porte même avec ses gémissements pathétiques, ses cris étouffés, ses vies détruites, ses millions de victimes - tout cela, nous le considérons comme parfaitement supportable et tolérable. 

 Dans une partie du monde, il n'y a pas si longtemps, des persécutions semblables à celles de la Rome antique ont condamné des centaines de milliers de chrétiens silencieux à donner leur vie pour leur foi en Dieu. Dans l'autre hémisphère, un fou (il n'est sûrement pas le seul) se hâte de traverser l'océan pour nous délivrer de la religion, en frappant le grand prêtre d'une lame. Son acte a été calculé pour frapper chacun d'entre nous en fonction de son échelle de valeurs personnelle. 

Ce qui paraît de loin, selon une certaine échelle de valeurs, une liberté enviable et florissante, est ressenti sur place, et selon des valeurs différentes, comme une contrainte insupportable, déchaînant la colère et les émeutes. Ce qui, dans une partie du monde, peut représenter un rêve d'incroyable prospérité peut exaspérer les hommes dans une autre et être considéré comme une exploitation sauvage, appelant la grève immédiate. Les échelles de valeurs sont aussi différentes Pour les catastrophes naturelles : une inondation qui emporte des centaines de milliers de vies humaines a moins de signification pour nous qu'un accident au coin de la rue. 

Il en est de même pour les insultes personnelles : un sourire ironique ou un simple geste de renvoi est parfois humiliant, alors qu'à d'autres moments des brutalités physiques sont pardonnées, comme s'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie. 

Il en est de même pour les châtiments : pour les uns, un mois de prison, ou une interdiction de séjour, ou l'isolement dans une cellule avec du pain et du lait pour toute nourriture, frappe l'imagination et emplit les colonnes des journaux d'articles furieux. Tandis que, pour d'autres, des peines de vingt-cinq ans de prison, des cellules dont les murs sont givrés de glace et où les prisonniers n'ont que leurs sous-vêtements, des asiles de fous pour les gens sains d'esprit, d'innombrables gens qui, pour les raisons mystérieuses, s'obstinent à fuir et sont abattus, aux frontières, tout cela est courant et parfaitement accepté. 

Notre esprit est tout à fait en paix quand il s'agit de cette partie exotique du monde dont nous ne savons pratiquement rien, dont nous ne recevons même pas d'informations, à l'exception des supputations superficielles et déjà dépassées de quelques correspondants. 

 

Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel 1970, Le Cri, article publié dans la revue L’EXPRESS.

Voir les commentaires

LE CRI : " L'art vaincra toujours le mensonge et la violence " -2-

2 Janvier 2019, 01:53am

Publié par Grégoire.

LE CRI :  " L'art vaincra toujours le mensonge et la violence " -2-

On ne peut donner un nom à toutes choses, car certaines choses nous entraînent bien au-delà des mots. L’art peut même enflammer une âme glacée plongée dans les ténèbres, et l'élever à une expérience spirituelle. Grâce à l'art, il nous arrive d'avoir des révélations, même vagues et brèves, qu'aucun raisonnement, si serré soit-il, ne pourrait faire naître. 

Comme cette petite glace des contes de fées dans laquelle on ne se voit pas soi-même, mais où, pendant une brève seconde, on voit l'inaccessible, où aucun homme ne peut aller, ni avec ses jambes ni avec ses ailes. Et l'âme seule exhale sa plainte... 

Un jour, Dostoïevski a laissé échapper cette énigmatique remarque : « La beauté sauvera le monde. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Pendant longtemps, j'ai pensé que ce n'étaient que des mots. Comment était-ce possible ? Quand donc, au cours de notre sanglante Histoire, la beauté a-t-elle sauvé quiconque de quoi que ce soit ? Ennobli, exalté, oui. Mais qui a été sauvé ? 

Il existe, toutefois, une certaine particularité dans l'essence même de la beauté et dans la nature même de l'art : la conviction profonde qu'entraîne une vraie oeuvre d'art est absolument irréfutable, et elle contraint même le coeur le plus hostile à se soumettre. On peut parfaitement composer un discours politique apparemment bien fait, écrire un article convaincant, concevoir un programme social ou un système philosophique, en partant d'une erreur ou d'un mensonge. Dans ce cas, ce qui est caché ou déformé n'apparaît pas immédiatement. 

Un discours, un article ou un programme exactement contraire et un système philosophique construit d'une façon entièrement différente rallieront l'opposition. Et ils sont tout aussi bien construits, tout aussi convaincants. Ce qui explique à la fois la confiance et la défiance qu'ils provoquent. 

Mais une oeuvre d'art porte en soi sa propre confirmation. Si la pensée est artificielle ou exagérée, elle ne supporte pas d'être portée en images. Tout s'écroule, semble pâle et terne, et ne convainc personne. En revanche, les oeuvres d'art qui ont cherché la vérité profonde et nous la présentent comme une force vivante s'emparent de nous et s'imposent à nous, et personne, jamais, même dans les âges à venir, ne pourra les réfuter. 

Ainsi cette ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté n'est peut-être pas simplement une formule vide et flétrie, comme nous le pensions aux jours de notre jeunesse présomptueuse et matérialiste. Si les cimes de ces trois arbres convergent, comme le soutiennent les humanistes, mais si les deux troncs trop ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, alors peut-être surgira le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu, et les branches de l'arbre de beauté perceront et s'épanouiront exactement au même endroit et rempliront ainsi la mission des trois à la fois. 

Alors, la remarque dé Dostoïevski « La beauté sauvera le monde » ne serait plus une phrase en l'air, mais une prophétie. Après tout, il est vrai qu'il eut des illuminations fantastiques. Et, dans ce cas, l'art, la littérature peuvent vraiment contribuer à sauver notre monde. C'est la compréhension qu'au cours des années j'ai pu acquérir en cette matière que je voudrais essayer de vous exposer aujourd'hui. 

Pour accéder à cette tribune d'où est lu le discours du prix Nobel, où peu d'écrivains sont invités, occasion unique dans leur vie, je ne me suis pas contenté de monter trois ou quatre marches, j'en ai gravi des centaines et des milliers, raides, abruptes, glacées, émergeant de l'obscurité et du froid, où ce fut mon sort de survivre, tandis que d'autres - peut-être plus doués et plus forts que moi - périssaient. Je n'en ai rencontré que quelques-uns sur la multitude des Îles du Gulag [1]. Écrasé sous la surveillance policière, je n'ai pu parler à tous, je n'ai eu de nouvelles que de quelques-uns. Pour les autres, j'ai deviné. Ceux qui ont été engloutis dans ce gouffre, alors qu'ils s'étaient déjà fait un nom, sont au moins connus. Mais combien ont pu en revenir ? Toute une littérature nationale est enfouie là, plongée dans l'oubli, non, seulement sans une pierre tombale, mais sans vêtements, nue, avec seulement un numéro. La littérature russe n'a jamais cessé d'être, mais, du dehors, elle semble une terre en friche. Là où devrait s'élever une calme forêt ne subsistent, après cette coupe dramatique, que deux ou trois arbres épargnés par hasard. 

Et si je suis ici aujourd'hui, accompagne par les ombres de ceux qui sont tombés, le front baissé pour laisser passer devant moi, à cette place, ceux qui la méritèrent avant moi, comment moi, devant vous, puis-je deviner et exprimer ce qu'ils auraient voulu vous dire ? 

Cette obligation pèse sur nous depuis longtemps, et nous l'avons comprise. Comme le dit Wladimir Soloviev : « Même dans nos chaînes, nous devons nous-mêmes boucler le cercle que les dieux ont tracé pour nous. » Souvent, dans le grouillement pénible des camps, dans les colonnes de prisonniers, lorsque les guirlandes de lanternes percent les ténèbres des frimas nocturnes, jaillissaient au-dedans de nous les mots que nous aurions voulu crier au monde, si le monde extérieur avait pu nous entendre. 

À ce moment-là, tout semblait clair, ce que notre ambassadeur devait dire et comment le monde réagirait aussitôt. Notre horizon embrassait distinctement les choses matérielles et les mouvements spirituels, et le monde indivisible ne présentait pour moi aucun défaut. Ces idées ne venaient pas des livres. Elles étaient nées au cours de conversations avec ceux qui sont morts aujourd'hui, dans les cellules des prisons et autour des feux. C'est de cette existence-là qu'elles sont nées et c'est à l'épreuve de cette vie-là qu'elles ont été soumises. 

 

Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel 1970, Le Cri, article publié dans la revue L’EXPRESS.

 

Voir les commentaires

Il a toujours aux lèvres une espèce de sourire, pas vraiment, mais plutôt comme une trace du sourire qui était passé par là il y a très longtemps et en a laissé un peu pour toujours.

27 Novembre 2018, 02:44am

Publié par Grégoire.

Il a toujours aux lèvres une espèce de sourire, pas vraiment, mais plutôt comme une trace du sourire qui était passé par là il y a très longtemps et en a laissé un peu pour toujours.

Moi, quand je suis en présence d’un con, d’un vrai, c’est l’émotion et le respect parce qu’enfin on tient une explication et on sait pourquoi. Chuck dit que si je suis tellement ému devant la Connerie, c’est parce que je suis saisi par le sentiment révérenciel de sacré et d’infini. Il dit que je suis étreint par le sentiment d’éternité et il m’a même cité un vers de Victor Hugo, oui, je viens dans ce temple adorer l’Eternel. Chuck dit qu’il n’y a pas une seule thèse sur la Connerie à la Sorbonne et que cela explique le déclin de la pensée en Occident.

(...)

Ils me font rigoler. Si vous prenez le petit Robert, vous voyez qu’il y a à peine deux mille pages là-dedans et ça leur a suffi depuis le début des temps historiques et pour toute la vie et même après. Chuck dit que je suis le douanier Rousseau du vocabulaire, et c’est vrai que je fouille les mots comme un douanier pour voir s’ils n’ont pas quelque chose de caché.
– Vous avez un dictionnaire, mademoiselle Cora ?
– J’ai le petit Larousse. Tu veux le voir ?
– Non, c’est pour savoir avec quoi vous vivez.
Je pensais : bon, enfin, il y en a même qui réussissent à vivre avec le smic.

(...)

Je dormais chez Aline presque tous les soirs. Elle avait des cheveux qui devenaient un peu plus longs à ma demande. On se parlait peu, on n’avait pas à se rassurer. J’étais avec elle tout le temps même quand je la quittais. Je me demandais comment j’avais pu vivre avant si longtemps sans la connaître, vivre dans l’ignorance. Dès que je la quittais elle grandissait à vue d’œil. Je marchais dans la rue et je souriais à tout le monde, tellement je la voyais partout. Je sais bien que tout le monde crève d’amour car c’est ce qui manque le plus, mais moi j’avais fini de crever et je commençais à vivre.

(...)

Et quand tu es heureux, mais alors ce qu’on appelle heureux, tu as encore plus peur parce que tu n’as pas l’habitude. Moi je pense qu’un mec malin il devrait s’arranger pour être malheureux comme des pierres toute sa vie, comme ça il n’aurait pas peur de mourir. Je n’arrive même pas à dormir. C’est le trac. Bon, on est heureux, c’est quand même pas une raison pour se quitter ?
– Tu veux un tranquillisant ?
– Je ne vais pas prendre un tranquillisant parce que je suis heureux, merde. Viens ici.
– La vie ne va pas te punir parce que tu es heureux.
– Je ne sais pas. Elle a l’oeil, tu sais. Un mec heureux, ça se remarque.

(...)

J’attendais. J’avais le pressentiment. Je savais qu’avec monsieur Tapu on ne pouvait pas toucher le fond, c’est sans limites.
– Les affaires avant tout, vous comprenez. Tous les Juifs investissent en ce moment dans les timbres d’Israël. Ils se disent que lorsque les Arabes auront supprimé Israël à coups de bombes nucléaires, il ne restera plus que les timbres-poste ! Et alors… Vous pensez !
Il leva un doigt.
– Quand l’Etat juif aura disparu, ces timbres-poste auront une valeur énorme ! Alors, ils investissent !
On était en plein mois d’août mais j’en avais la chair de poule, tellement c’était profond. Chuck dit que c’est ainsi que le monde a été créé, que la Connerie soit et le monde fut, mais ce sont là des vues de l’esprit et moi je pense qu’il y a eu plutôt quelqu’un qui s’amusait sans penser à mal et c’est sorti comme ça, un gag qui a pris corps. (…) J’ai ôté ma casquette qui s’était dressée sur ma tête sous l’effet des cheveux et j’ai dit :
– Excusez-moi, majesté, il faut que je vous quitte… Je vous dis majesté parce que c’est l’étiquette et que les rois des cons, il n’y a pas plus vieux comme monarchie !

Romain Gary, L’angoisse du roi Salomon.

Voir les commentaires

Ce que tu es t'échappes...

26 Octobre 2017, 04:54am

Publié par Grégoire.

Ce que tu es t'échappes...

Chaque homme est sur terre pour signifier quelque chose qu’il ignore et réaliser ainsi une parcelle ou une montagne des matériaux invisibles dont sera bâtie la Cité de Dieu (…)

Il n’y a pas un être humain capable de dire ce qu’il est, avec certitude. Nul ne sait ce qu’il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées…ni quel est son nom véritable, son impérissable Nom dans le registre de la Lumière…

L’histoire est comme un immense texte liturgique où les iotas et les points valent autant que les versets ou des chapitres entiers, mais l’importance des uns et des autres est indéterminable et profondément cachée.


Léon Bloy, l'âme de Napoléon.

 

Voir les commentaires

Vivez-vous réellement ce que vous êtes, ou ce que vous vous êtes toujours persuadé d'être... ?

24 Octobre 2017, 04:44am

Publié par Grégoire.

Vivez-vous réellement ce que vous êtes, ou ce que vous vous êtes toujours persuadé d'être... ?

..tous les romans de tous les temps se penchent sur l'énigme du moi. Dès que vous créez un être imaginaire, un personnage, vous êtes automatiquement confronté à la question : qu'est-ce que le moi ? Par quoi le moi peut-il être saisi ? C'est une des questions fondamentales sur lesquelles le roman en tant que tel est fondé. Par les différentes réponses à cette question, si vous le vouliez, vous pourriez distinguer différentes tendances et, peut-être, différentes périodes dans l'histoire du roman.

L'approche psychologique, les premiers narrateurs européens ne la connaissent même pas. Boccace nous raconte simplement des actions et des aventures. Cependant, derrière toutes ces histoires amusantes, on discerne une conviction : c'est par l'action que l'homme sort de l'univers répétitif du quotidien où tout le monde ressemble à tout le monde, c'est par l'action qu'il se distingue des autres et qu'il devient individu. Dante l'a dit : "En toute action, l'intention première de celui qui agit est de révéler sa propre image." Au commencement, l'action est comprise comme l'autoportrait de celui qui agit. Quatre siècles après Boccace, Diderot est plus sceptique: son ami Jacques le Fataliste séduit la fiancée de son ami, il se soûle de bonheur, son père lui file une raclée, un régiment passe par là, de dépit il s'enrôle, à la première bataille il reçoit une balle dans le genou et boite jusqu'à sa mort. Il pensait commencer une aventure amoureuse, alors qu'en réalité il avançait vers son infirmité. Il ne peut jamais se reconnaître dans son acte. Entre l'acte et lui, une fissure s'ouvre. L'homme veut révéler par l'action sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. Le caractère paradoxal de l'action, c'est une des grandes découvertes du roman. Mais si le moi n'est pas saisissable dans l'action, où et comment peut- on le saisir ? Le moment arriva alors où le roman, dans sa quête du moi, dut se retourner du monde visible de l'action et se pencher sur l'invisible de la vie intérieure. Au milieu du XVIIIème siècle Richardson découvre la forme du roman par lettres où les personnages confessent leurs pensées et leurs sentiments. (...) Richardson a lancé le roman sur la voie de l'exploration de la vie intérieure de l'homme.

On connaît ses grands continuateurs: le Goethe de Werther, Laclos, Constant, puis Stendhal et les écrivains de son siècle. L'apogée de cette évolution se trouve, me semble- t- il, chez Proust et chez Joyce. Joyce analyse quelque chose d'encore plus insaisissable que "Le Temps perdu" de Proust: le moment présent. Et pourtant, il nous échappe complètement. Toute la tristesse de la vie est là. Pendant une seule seconde, notre vue, notre ouïe, notre odorat enregistrent (sciemment ou à leur insu) une masse d'événements et, par notre tête, passe un cortège de sensations et d'idées. Chaque instant représente un petit univers, irrémédiablement oublié l'instant suivant. Or, le grand microscope de Joyce sait s'arrêter, saisir cet instant fugitif et nous le fait voir. Mais la quête du moi finit, encore une fois par un paradoxe: plus grande est l'optique du microscope qui observe le moi, plus le moi et son unicité nous échappent: sous la grande lentille joycienne qui décompose l'âme en atomes, nous sommes tous pareils. Mais si le moi et son caractère unique ne sont pas saisissables dans la vie intérieure de l'homme, où et comment peut- on les saisir ? (...) 
La quête du moi a toujours fini et finira toujours par un paradoxal inassouvissement. Je ne dis pas échec. Car le roman ne peut pas franchir les limites de ses propres possibilités, et la mise en lumière de ces limites est déjà une immense découverte, un immense exploit cognitif. Il n'empêche qu'après avoir touché le fond qu'implique l'exploration détaillée de la vie intérieure du moi, les grands romanciers ont commencé à chercher, consciemment ou inconsciemment, une nouvelle orientation.

On parle souvent de la trinité sacrée du roman moderne: Proust, Joyce, Kafka. Or, selon moi, cette trinité n'existe pas. Dans mon histoire personnelle du roman, c'est Kafka qui ouvre une nouvelle orientation: orientation post- proustienne. La manière dont il conçoit le moi est tout à fait inattendue. Par quoi K. est-il défini comme être unique ? Ni par son apparence (on n'en sait rien), ni par sa biographie (on ne la connaît pas), ni par son nom (il n'en n'a pas), ni par ses souvenirs, ses penchants, ses complexes. Par son comportement ? Le champ libre de ses actions est lamentablement limité. Par sa pensée intérieure ? Oui, Kafka suit sans cesse les réflexions de K mais celles-ci sont exclusivement tournées vers la situation présente: qu'est- ce qu'il faut faire là, dans l'immédiat ? aller à l'interrogatoire ou s'esquiver ? obéir à l'appel du prêtre ou non ? Toute la vie intérieure de K est absorbée par la situation où il se trouve piégé, et rien de ce qui pourrait dépasser cette situation (les souvenirs de K, ses réflexions métaphysiques, ses considérations sur les autres) ne nous est révélé. Pour Proust, l'univers intérieur de l'homme constituait un miracle, un infini qui ne cessait de nous étonner. Mais là n'est pas l'étonnement de Kafka. Il ne se demande pas quelles sont les motivations intérieures qui déterminent le comportement de l'homme. Il pose une question radicalement différente: quelles sont encore les possibilités de l'homme dans un monde où les déterminations extérieures sont devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pèsent plus rien ? En effet, qu'est-ce que cela aurait pu changer au destin et à l'attitude de K s'il avait eu des pulsions homosexuelles ou une douloureuse histoire d'amour derrière lui ? Rien.

Milan Kundera, l'art du roman.

Voir les commentaires

La gueule de l'ami !

30 Novembre 2016, 05:00am

Publié par Grégoire.

La gueule de l'ami !

Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement. Et il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la réflexion qui fondent une joie, la joie. Mais c’est ainsi que je suis votre ami, j’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure en un mot, et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours.

Albert Camus à René Char, Septembre 1957.

Voir les commentaires

Le français ? une langue animale...

2 Juin 2016, 05:00am

Publié par Grégoire.

Le français ? une langue animale...

 

Que vous soyez fier comme un coq

Fort comme un bœuf

Têtu comme un âne

Malin comme un singe

Ou simplement un chaud lapin

Vous êtes tous, un jour ou l'autre

Devenu chèvre pour une caille aux yeux de biche

Vous arrivez à votre premier rendez-vous

Fier comme un paon 

Et frais comme un gardon

Et là ... Pas un chat !

Vous faites le pied de grue

Vous demandant si cette bécasse vous a réellement posé un lapin

Il y a anguille sous roche

Et pourtant le bouc émissaire qui vous a obtenu ce rancard

La tête de linotte avec qui vous êtes copain comme cochon

Vous l'a certifié

Cette poule a du chien

Une vraie panthère !

C'est sûr, vous serez un crapaud mort d'amour 

Mais tout de même, elle vous traite comme un chien

Vous êtes prêt à gueuler comme un putois

Quand finalement la fine mouche arrive

Bon, vous vous dites que dix minutes de retard

Il n'y a pas de quoi casser trois pattes à un canard

Sauf que la fameuse souris

Malgré son cou de cygne et sa crinière de lion

Est en fait aussi plate qu'une limande

Myope comme une taupe

Elle souffle comme un phoque

Et rit comme une baleine 

Une vraie peau de vache, quoi !

Et vous, vous êtes fait comme un rat

Vous roulez des yeux de merlan frit

Vous êtes rouge comme une écrevisse

Mais vous restez muet comme une carpe

Elle essaie bien de vous tirer les vers du nez

Mais vous sautez du coq à l'âne

Et finissez par noyer le poisson

Vous avez le cafard

L'envie vous prend de pleurer comme un veau 

(ou de verser des larmes de crocodile, c'est selon)

Vous finissez par prendre le taureau par les cornes

Et vous inventer une fièvre de cheval

Qui vous permet de filer comme un lièvre

C'est pas que vous êtes une poule mouillée

Vous ne voulez pas être le dindon de la farce

Vous avez beau être doux comme un agneau

Sous vos airs d'ours mal léché

Faut pas vous prendre pour un pigeon

Car vous pourriez devenir le loup dans la bergerie

Et puis, ç'aurait servi à quoi

De se regarder comme des chiens de faïence

Après tout, revenons à nos moutons

Vous avez maintenant une faim de loup

L'envie de dormir comme un loir

Et surtout vous avez d'autres chats à fouetter.

 

 de Jean D'ORMESSON.

Voir les commentaires

L'artiste: une attention extrême qui dévoile l'invisible sous les apparences...

23 Décembre 2014, 08:45am

Publié par Fr Greg.

L'artiste: une attention extrême qui dévoile l'invisible sous les apparences...

 

(…) L’annonce de ce prix m'a paru irréelle et j'avais hâte de savoir pourquoi vous m'aviez choisi. Ce jour-là, je crois n'avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu'il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n'a qu'une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d'ensemble.

Curieuse activité solitaire que celle d'écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d'un roman. Vous avez, chaque jour, l'impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C'est un peu comme d'être au volant d'une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n'avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d'avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.

Sur le point d'achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu'il respire déjà l'air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n'écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu'au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avezvous tracé le dernier mot. C'est fini, il n'a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand vide et le sentiment d'avoir été abandonné. Et aussi une sorte d'insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d'inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l'équilibre, sans que vous y parveniez jamais. À mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d'une «oeuvre». Mais vous aurez le sentiment qu'il ne s'agissait que d'une longue fuite en avant.

Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l'on en retrouve l'équivalent dans le domaine musical.

Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu'on le pratiquait avant l'ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l'on avance dans la lecture d'un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu'il existe un tel accord entre l'auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur - au sens où l'on dit d'un chanteur qu'il force sa voix - mais l'entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l'imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l'acupuncture où il suffit de piquer l'aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.

J'ai toujours pensé que l'écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j'ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman - et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J'ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c'est sans doute grâce à cela que j'ai mieux compris la réflexion que j'ai lue quelque part: «C'est avec de mauvais poètes que l'on fait des prosateurs.» Et puis, en ce qui concerne la musique, il s'agit souvent pour un romancier d'entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu'il a pu observer dans une partition musicale où l'on retrouve les mêmes fragments mélodiques d'un livre à l'autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n'avoir pas été un pur musicien et de n'avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin.

Le manque de lucidité et de recul critique d'un romancier vis-à-vis de l'ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j'ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d'autres: chaque nouveau livre, au moment de l'écrire, efface le précédent au point que j'ai l'impression de l'avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu'il doit écrire, et l'on peut craindre qu'il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l'on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.

Dans la déclaration qui a suivi l'annonce de ce prix Nobel, j'ai retenu la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre mondiale: «Il a dévoilé le monde de l'Occupation.» Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l'Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l'oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l'illusion qu'après tout la vie de chaque jour n'avait pas été si différente de celle qu'ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague remords d'avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s'ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l'avions vécu.

Ville étrange que ce Paris de l'Occupation. En apparence, la vie continuait, «comme avant»: les théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu'avant-guerre, comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n'était plus le même qu'autrefois. À cause de l'absence des voitures, c'était une ville silencieuse - un silence où l'on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même - la ville «sans regard», comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaître d'un instant à l'autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot et les conversations n'étaient jamais franches, parce qu'on sentait une menace planer dans l'air.

Dans ce Paris de mauvais rêve, où l'on risquait d'être victime d'une dénonciation et d'une rafle à la sortie d'une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l'ombre du couvre-feu sans que l'on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c'est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l'Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n'a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.

Voilà aussi la preuve qu'un écrivain est marqué d'une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s'il n'a pas participé d'une manière directe à l'action politique, même s'il donne l'impression d'être un solitaire, replié dans ce qu'on appelle «sa tour d'ivoire». Et s'il écrit des poèmes, ils sont à l'image du temps où il vit et n'auraient pas pu être écrits à une autre époque.

Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m'a toujours profondément ému: Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l'eau:

Le dix-neuvième automne est descendu sur moi

Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;

Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte

Ils s'élevaient soudain

Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés

Sur leurs ailes tumultueuses

Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles

Majestueux et pleins de beauté.

Parmi quels joncs feront-ils leur nid,

Sur la rive de quel lac, de quel étang

Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai

Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés?

Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle - chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n'aurait pas pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l'année où il a été écrit.

Il arrive aussi qu'un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle - Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski - lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque là, le temps s'écoulait d'une manière plus lente qu'aujourd'hui et cette lenteur s'accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s'est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les oeuvres discontinues et morcelées d'aujourd'hui. Dans cette perspective, j'appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l'internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est «connecté» en permanence et où les «réseaux sociaux» entament la part d'intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu'à une époque récente - le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l'avenir de la littérature et je suis persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l'a fait chaque génération depuis Homère

Et d'ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu'il n'y échappe pas et que le seul air qu'il respire, c'est ce qu'on appelle «l'air du temps», il exprime toujours dans ses oeuvres quelque chose d'intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l'antique ou qu'un metteur en scène veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu'Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains.

En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier? En marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle - dans l'action - vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance n'empêche pas le pouvoir d'identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit: «Madame Bovary, c'est moi.» Et Tolstoï s'est identifié tout de suite à celle qu'il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d'identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu'il décrivait et qu'il absorbait tout, jusqu'au plus léger battement de cil d'Anna Karénine. Cet état second est le contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d'être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n'est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d'atteindre à un degré d'attention et d'hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman.

J'ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, - et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s'envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu'elle n'avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C'est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d'un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi - ou plutôt il a dévoilé - toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.

J'ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j'admirais. Les biographes s'attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m'évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l'intimité d'un écrivain et c'est là qu'il est au meilleur de lui-même et qu'il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.

Mais en lisant la biographie d'un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son oeuvre future et sans qu'il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd'hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n'était pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d'une oeuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d'Hitchcock l'avait chargé d'apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de police. L'enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l'avait enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l'on garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L'enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le délivre et ne lui dise: «Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t'attend.» Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d'éducation, est sans doute à l'origine du climat de suspense et d'inquiétude que l'on retrouve dans tous les films d'Alfred Hitchcock.

Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s'étonne de rien, et même s'il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C'est beaucoup plus tard que mon enfance m'a paru énigmatique et que j'ai essayé d'en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m'avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n'ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m'a donné l'envie d'écrire, comme si l'écriture et l'imaginaire pourraient m'aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères.

Et puisqu'il est question de «mystères», je pense, par une association d'idées, au titre d'un roman français du XIXe siècle: Les mystères de Paris. La grande ville, en l'occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières impressions d'enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n'ai jamais cessé d'explorer les «mystères de Paris». Il m'arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d'aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C'était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l'adolescence, je m'efforçais de vaincre ma peur et de m'aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le métro. C'est ainsi que l'on fait l'apprentissage de la ville et, en cela, j'ai suivi l'exemple de la plupart des romanciers que j'admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville - qu'elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm - a été le décor et l'un des thèmes principaux de leurs livres.

Edgar Poe dans sa nouvelle «L'homme des foules» a été l'un des premiers à évoquer toutes ces vagues humaines qu'il observe derrière les vitres d'un café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il repère un vieil homme à l'aspect étrange et il le suit pendant la nuit dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l'inconnu est «l'homme des foules» et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l'on n'apprendra jamais rien sur lui. Il n'a pas d'existence individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrés ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.

Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l'a marqué pour toujours. À Londres, dans la foule d'Oxford Street, il s'était lié avec une jeune fille, l'une de ces rencontres de hasard que l'on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu'au bout d'une semaine, elle l'attendrait tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. «Certainement nous avons été bien des fois à la recherche l'un de l'autre, au même moment, à travers l'énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n'avons-nous été séparés que par quelques mètres - il n'en faut pas davantage pour aboutir à une séparation éternelle.»

Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années, passent, chaque quartier, chaque rue d'une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d'une ville, c'est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d'un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d'inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.

C'est ainsi que dans ma jeunesse, pour m'aider à écrire, j'essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J'avais l'impression, page après page, d'avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d'une ville engloutie, comme l'Atlantide, et de respirer l'odeur du temps. À cause des années qui s'étaient écoulées, les seules traces qu'avaient laissées ces milliers et ces milliers d'inconnus, c'était leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d'une année à l'autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus tard, je devais être frappé par les vers d'un poème d'Ossip Mandelstam:

Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots

Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous

la peau.

Pétersbourg! 

De mes téléphones, tu as les numéros.

Pétersbourg! J'ai les adresses d'autrefois

Où je reconnais les morts à leurs voix.

Oui, il me semble que c'est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j'ai eu envie d'écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d'un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d'imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.

On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d'identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu'un, en n'ayant au départ qu'une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvé un écho chez moi: Dernier domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l'identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands d'entre eux sont associés à une ville: Balzac et Paris, Dickens et Londres, Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.

J'appartiens à une génération qui a subi l'influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait «les plis sinueux des grandes capitales». Bien sûr, depuis cinquante ans, c'est-à-dire l'époque où les adolescents de mon âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu'on appelait le tiers-monde, sont devenues des «mégapoles» aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans des quartiers souvent à l'abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu'au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte «romantique» de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c'est pourquoi j'aimerais savoir comment les romanciers de l'avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des oeuvres de fiction.

Vous avez eu l'indulgence de faire allusion concernant mes livres à «l'art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines les plus insaisissables.» Mais ce compliment dépasse ma personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu'ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance: 1945. D'être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m'a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l'oubli.

Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu'il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J'ai l'impression qu'aujourd'hui la mémoire est beaucoup moins sûre d'elle-même et qu'elle doit lutter sans cesse contre l'amnésie et contre l'oubli. À cause de cette couche, de cette masse d'oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.

Patrick Modiano. Prix Nobel Littérature 2014.

Voir les commentaires