Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
QUE CHERCHEZ-VOUS ?

sagesse

Le dieu innombrable prend parfois forme de prince, d'ivrogne ou de rose trémière ..

3 Mars 2020, 05:25am

Publié par Grégoire.

Le dieu innombrable prend parfois forme de prince, d'ivrogne ou de rose trémière ..

Dans la même journée j'avais rencontré Dieu deux fois.

La première, dans le métro. Dans les veines de métal, tous ces globules blancs des visages fuyants. Et puis cet homme endormi sur son strapontin. Maigre, jeune, lumineusement noir. Ses tempes - deux petites falaises d'os contre lesquelles battait l'océan du sommeil. Son repos - une ascèse. On aurait dit une statue de bois brûlé, oubliée dans le métro par son créateur - un génie sans doute. Toute présence est divine, mais les présences sont si rares. À quoi tiennent-elles ? Je pensais avant de découvrir ce dormeur que la parole - quand elle se fait plus coupante qu'une lame de rasoir - ou le regard - quand il a la découpe d'un diamant - engendrent ce qu'on appelle une « présence ». Mais là il n'y avait ni parole, ni regard. Juste un prince d'Éthiopie dormant dans sa tenue de maçon. Son sommeil avait de l'altitude.

Les textes sacrés parlent de la nécessité d'un éveil, mais l'esprit peut aussi emprunter cette voie d'un sommeil. Quand une mère se penche sur son enfant endormi, elle se penche sans le savoir sur un livre saint. Non, je me trompe. Ce n'était pas une tenue blanche, farineuse de maçon que portait ce sage. Plutôt l'uniforme de tout le monde aujourd'hui : jean, baskets, tee-shirt. Mais son abandon - tête cassée sur sa poitrine, jambes allongées, interminables - était celui d'un dieu de ce pays où Rimbaud, un temps, vendit du café. Des savants situent l'origine de l'humanité en Afrique. Je suis descendu à la Madeleine. J'ai laissé cet Adam noir poursuivre son rêve jusqu'à la fin des temps.

La deuxième vision est arrivée plus tard, gare de Lyon. L'homme, une sorte de Goliath, était allongé sur le sol, ivre mort, le filet d'un sourire à ses lèvres. Quatre policiers harnachés comme des hannetons l'entouraient. Je n'ai jamais vu un corps aussi grand. Il tenait du bûcheron et de l'arbre abattu. Il était à lui seul plus grand que la gare. C'était une autre vision de l'humain, donc du divin. Un homme jeté à terre comme il arrivera à chacun de nous. Les représentants de l'ordre semblaient perdus, chargés d'une mission angélique dont ils n'avaient pas l'habitude. La foule des abeilles voyageuses allait, venait.

Je cherche ce qui me sépare de ceux qui, comme moi, lèvent leur visage sur le tableau d'affichage de la gare. Je ne trouve rien. Une quarantaine de moi-même lèvent leurs yeux vers le panneau comme si allait y apparaître l'heure et le quai de leur mort. Un jour, je saurai voir en chacun le suaire de Turin, l'ombre du Dieu couché. Dans la dernière heure, je ne compterai que mes visions - pas ces heures grises qui les séparaient. Ce sera mon trésor pour l'au-delà. Je l'offrirai au dieu innombrable qui prenait parfois forme de prince, d'ivrogne ou de rose trémière.

Christian Bobin.

Voir les commentaires

La plus belle musique est celle qui donne le maximum d’intensité à un instant de silence. Simone Weil

1 Mars 2020, 05:12am

Publié par Grégoire.

La plus belle musique est celle qui donne le maximum d’intensité à un instant de silence. Simone Weil
 
La pianiste Zhu Xiao-Mei a été déportée cinq ans en Mongolie. Jean-Sébastien Bach est venu en personne la délivrer : elle s'est dans son exil souvenue des partitions apprises par cœur. Elle les jouait en appuyant ses doigts sur le clavier de l'air. Il y a un flux dans la vie qui est toute la vie. Une onde lumineuse. Quelque chose qui tremble. 
 
Il faut, dit-elle, quand on joue Bach, porter «chaque phrase comme on le ferait d'une bougie qu'on ne veut pas voir s'éteindre un soir de vent."
 
C'est une jolie façon de parler de la musique. Jolie et juste. Parler par images, c'est s'adosser à l'arbre de Vie. La poésie capture les choses telles que Dieu les voit à l'instant où il les crée et où elles lui glissent des mains. Cette pointe de feu dans le langage — les chiffres s'en écartent. 
 
La pianiste, sortie du camp de rééducation, vit dans l'Occident riche où, dit-elle, tout est beaucoup plus dur que dans un camp. Personne ne veut entendre cette parole-là. Les hommes fermés ont fait main basse sur le langage. Les chiffres avancent, avancent. Les ordinateurs doivent étre très malades pour qu'on s'occupe autant d'eux. Les chiffres grignotent les poutres du monde. Ils avancent, ils avancent. Un jour il ne restera plus que la poésie pour nous sauver. Je ne parle pas ici d'un genre littéraire ni d'un bricolage sentimental. Je parle de la déflagration d'une parole incarnée. Seuls rendent habitable le monde les bégaiements d'une parole qui ne doit rien à la  triste perfection d'un savoir-faire. Un jour nous lèverons la tête vers le ciel et nous ne verrons plus qu'un panneau d'affichage avec les prix d'entrée pour le paradis. C'est une maladie mortelle que d'être professionnel jusqu'au bout des ongles. Qu'est-ce que l'humain, sinon ce qui ne supporte pas les chiffres, le terrible savoir-faire ? Dans les tableaux du peintre De La Tour, la flamme d'une bougie représente l'âme. Elle éclaire des mains qui ont l'intelligence de ne rien faire. Des mains qui réfléchissent, on les dirait en cire.
 
Le monde moderne n'est qu'une tentative de moucher la chandelle de l'âme, afin que brille dans le noir la seule brillance hypnotisante des chiffres. L'âme, vous savez, cette pianiste qui joue toujours la note d'à côté, que le monde ne veut pas engager parce qu'elle manque d'habileté et dont il dit .. « Enlevez-moi ça, tout ira mieux sans elle. "
 
Christian Bobin 

Voir les commentaires

Redécouvrir qui je suis pour Lui ...

26 Février 2020, 12:01pm

Publié par Grégoire.

Redécouvrir qui je suis pour Lui ...

 

Quelle différence entre le jeûne chrétien, la prière, l'aumône, et ces mêmes actes qui existent dans d’autres traditions religieuses ?

 

Ce qui fait la particularité de la vie chrétienne, c’est de vivre en premier de l’initiative actuelle de Dieu pour nous.

 

Dieu qui vient à moi pour se dire et se donner en personne en se révélant. Pour nous donner de vivre de Lui, de ce qu’il est. Ce n’est donc pas d'abord un combat contre le péché, mais chercher à laisser Dieu lui-même s’emparer de nous, de notre vie, de notre chair, de notre temps, de nos pauvretés.

 

C’est quelqu'un : Jésus donné personnellement, substantiellement, gratuitement ! C’est donc ce don personnel d’amour que je dois m’efforcer d’inscrire dans tout ce que je suis ! Il y a là un choix qui nous est remis : pour vivre de la personne de Jésus qui se livre à moi, qui veut tout vivre avec moi, de l’intérieur, comme un ami, je coopère et m’efforce de Le recevoir en lui donnant tout : mon temps (la prière), ce qui me permet de vivre (le jeûne) et mes biens matériels: l’aumône : puisque le prochain est une terre sacrée, lieu de sa présence.

 

Déjà le Père, dans la genèse, impose comme un jeûne apparemment inutile à Adam et Eve : «vous pouvez manger de tout, mais de ce fruit, non…! » et, à chaque reprise de son alliance, il ne réclame pas d’abord que l'on raisonne ou pense, mais que l’on se donne soi-même, dans un don gratuit, excessif : « prend ton fils Isaac et va le sacrifier », « tuez l'agneau, mettez-en sur les portes, mangez en hâte » ou une attitude de dépouillement: le peuple d'Israël au désert, Jonas et ses cendres à Ninive, Isaïe marchant dans le désert, David jeunant devant son fils mourant, … etc.

 

Et par cela, le Père ne réclame pas ces gestes pour d’abord nous purifier, ou nous faire grandir ou nous faire nous reconnaitre ‘pêcheurs’, non ! C’est d’abord pour que son don s’inscrive et s’empare de notre vie ! Ces gestes sont d’abord la marque de Dieu qui est amour, don inconditionnel et total ! Ces gestes sont de petits moyens pour nous mettre personnellement en attente de son passage : La Pâque, passage de Dieu ! 

 

 

Le carême c’est inscrire et rendre manifeste ce don qui nous est fait, un don qui est de trop,  actuel, une attraction substantielle que seul les pauvres et ceux qui ont soif d’être aimés peuvent recevoir !

 

Et ces sacrifices gratuits, un peu inutiles, qui nous coûtent, c’est pour qu’on inscrive, qu’on s’approprie dans tout ce que l’on est, la vie de Fils qui nous est donnée à vivre ; c’est pour redécouvrir notre noblesse divine : Je suis fils de Dieu par son don ! Peut importe ma misère ! Que toute notre personne soit prise par ce don divin qui dépasse tout ce qu’on peut penser ; ces moyens sont donc pour nous la manière de vivre de ce don qui réclame qu’on se quitte, et d’ouvrir les yeux sur Qui je suis pour le Père !  Car je ne suis pas ce que je fais, ou pense ou acquiert, je suis ce que je reçois de Lui !

 

Et c’est ce que dit Jésus : ton aumône, ta prière, ton jeûne, c’est pour être mobilisé d’une façon unique et personnelle; c'est pour ‘voir' et ‘toucher’ celui qui t’est toujours présent : ton Père qui est là dans le secret… Le carême c’est pour vivre de Celui qui est toujours là et qui m’attend… C’est pour ouvrir les yeux sur la profondeur de notre vie, sur sa vraie réalité… c’est de quitter les apparences, ce qu’on a compris du réel -qui nous emprisonne parce que c’est encore nous la mesure- et de tout vivre avec lui, de l’intérieur ; c’est pour être possédé par Celui qui veut être notre secret et connu comme tel.

 

Le carême c’est donc ce don qui veut tout prendre en nous, et qui veut nous faire vivre à sa taille, à la hauteur de ce qu’est notre Père ; Et ces ‘sacrifices’, ces ‘rites’, c’est pour toucher cela avec notre corps, avec notre sensibilité, avec toute notre personne. L’amour réclame de s’éprouver, or, Celui qui est là, c’est Celui qui est pur don, un don qui ne peut pas se dire. Il est un silence substantiel, une présence totale.

 

Le carême c’est donc pour nous libérer de nous-même, de notre auto-satisfaction, de tout nos jugements, spécialement sur nous-mêmes, de cette tendance maléfique de tout regarder selon les résultats, ou de façon binaire, manichéenne, puritaine, pharisienne; pour nous donner de voir comme le Père nous regarde !

 

C’est Jésus à la Croix qui, acceptant de passer pour un séducteur, un abuseur, nous révèle la bonté inconditionnelle du Père qui a permis nos misères pour avoir enfin un espace où descendre en nous.

 

C’est donc, ultimement, pour que Jésus nous apprenne à dire : « Abba, Papa, Père » dans tout ces lieux en nous où nous sommes morts, moisis, perdus, et ainsi vivre de cette présence secrète de Celui qui ne me quitte jamais, de Celui qui a assumé toute notre vie et qui jamais ne nous accuse ! 

 

Grégoire.

Voir les commentaires

Nos infirmités, définitives ou temporaires, sont, aussi, des grâces

25 Février 2020, 03:27am

Publié par Grégoire.

Nos infirmités, définitives ou temporaires, sont, aussi, des grâces

Nos infirmités, définitives ou temporaires, sont des épreuves bien sûr, mais elles sont aussi des grâces, des grâces spirituelles. On pourrait trouver beaucoup d’exemples dans la littérature. Je me souviens il y a quelques années, un livre d’Henri Michaud : ‘bras cassé’. Un poète fait son miel de tout les arbres. Et là, en l’occurence, l’arbre coupé c’était son bras. Il s’était endommagé le bras, qu’on avait mis dans le plâtre, et il en a conçu un petit livre qui est une merveille, où il dit exactement ce que c’est que d’être embarrassé à ce point, que d’être malade de cette façon là, il évoquait un moment le sentiment très sûr d’avoir une armoire Bretonne au bout de son épaule, tellement il avait du mal à bouger son bras. On connait aussi le poème du bateau ivre de Rimbaud et cette étrange prémonition.  « Oh que ma quille éclate, Oh que j’aille à la mer. » On sait par Jean Genet que le mot quille en argot désigne la jambe, et que Rimbaud a terminer sa vie avec une jambe coupée, éclatée.

J’ai reçu un livre qui contient un trésor d’expérience. L’auteur s’appelle Mody Piot ‘mes yeux s’en sont allés’ publié chez L’harmattan. Ce n’est pas un livre de grande littérature mais ce n’est pas important, ce n’est pas grand chose la ‘grande’ littérature. Ce qui compte c’est que quelqu’un nous explique comment il sent et reçoit la vie à la place où il est. ça c’est irremplaçable. Et, c’est le cas de ce livre qui raconte une expérience déchirante de perte de vue. Cette jeune femme explique qu’il y a un troisième état entre celui des voyant et celui des aveugles nés. Il y a celui des gens qui ont eu un jour la vue, qui ont eu le paradis de la vue, et qui l’ont perdue, et qui en ont été chassé. C’est comme un entre deux qu’il est difficile de nommer et que ce livre réussit à nommer. 

« ce week end de l’ascension j’ai décidé de faire une ballade à travers le thym et les cistes des fenouillèdes, contré dont je connais bien les chemins que j’ai souvent arpentés. Il faisait chaud. Le soleil nous regardait d’un air insolent. Le ruisseau noir murmurait sa chansonnette. Le chien marchait d’un pas rapide sur le chemin caillouteux enlacés, s’abreuvait aux sources rencontrés, parfois joutait le harnais pour le laisser gambader, heureux de sa liberté un instant retrouvé. Après 2h de marche au milieu des genêts et des violettes du pâtre j’ai décidé de rebrousser chemin. Mais mes yeux éblouis par la lumière ne pouvait discerner aucun repères. Aller à droite, remonter un autre sentier, prendre à gauche, je ne savais plus où j‘étais. Une petite panique me tenaillait. Je n’allais tout de même pas me perdre et pourtant je devais me rendre à l’évidence, je ne savais plus comment retrouver ma route. Je me suis assise quelques instants. » On peut le deviner, le chien l’aidera à retrouver le chemin du retour. 

Ce qu’elle dit en profondeur m’a fasciné. Elle dit qu’il y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui vient nous secourir. L’auteur -aveugle- se trouve éblouis. 

Dans le désespoir, dans la détresse, dans la perte, il y a quelque chose comme une résistance lumineuse, comme un point de lumière invincible. 

Freud raconte cette scène d’un enfant qui est dans une chambre et qui demande à se grand mère dans l’autre pièce de parler le soir. Et elle demande pourquoi. Et il dit, « tant que quelqu’un nous parle, il fait clair. » 

C’est peut-être ce qui se passe dans nos vies, que nous y soyons aveugle par la chair, ou voyant par la chair. Tant que quelqu’un nous parle nous pouvons continuer d’aller et même perdus, nous ne serons pas perdus. 

Nous sommes au fond tous, comme des aveugles dans un palais de lumière, il y a des serviteurs qui viennent à notre rencontre, et qui déplacent les meubles au dernier moment pour nous éviter des chutes. Malheureusement, nous ne pouvons pas connaitre le nom de ces serviteurs. C’est embêtant.

Christian Bobin.

Voir les commentaires

Comment certains osent encore se faire prêcheur de vertu ??

22 Février 2020, 12:24pm

Publié par Grégoire.

Comment certains osent encore se faire prêcheur de vertu ??

 

" J'ai connu un homme qui a donné vingt ans de sa vie à une étourdie, qui lui a tout sacrifié, ses amitiés, son travail, la décence même de sa vie, et qui reconnut un soir qu'il ne l'avait jamais aimée.

Il s'ennuyait, voilà tout, il s’ennuyait comme la plupart des gens. Il s'était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l'explication de la plupart des engagements humains.

 

 

Ce qui m’intéresse c’est d’être un homme. Qui, après cela, pourrait attendre de [moi] des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir.

La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts [la vérité et la liberté], péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ?

 

Albert Camus, La chute.

Voir les commentaires

L'homme moderne, ce genre d’homme qui peut tout faire, n’étant personne...

13 Février 2020, 02:31am

Publié par Grégoire.

L'homme moderne, ce genre d’homme qui peut tout faire, n’étant personne...

"Le monde industriel c’est le monde tout entier, une fable noire pour enfants, une mauvaise insomnie dans le jour. 

La présence de l’argent y est considérable, autant que celle de Dieu dans les sociétés primitives.
Elle irradie de la même façon. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages...

 

Ils sont là comme des éboueurs de l’argent, comme des esclaves d’un nouveau genre, des esclaves millionnaires. 
Ils ordonnent, ils décident, ils tranchent. 


Ils parlent beaucoup.
La parole est leur matière première. Ils parlent beaucoup mais ce n’est jamais une parole personnelle.
Ils parlent suivant ce qu’ils font, suivant une idée générale de ce qu’il y a à faire dans la vie, une idée apprise.

 

Ce sont les hommes du sérieux, les hommes sans ombre. 
L’éclat de l’argent égalise leurs traits.

On dirait le même homme à chaque fois, la même absence hautaine, la même ruine de toute aventure personnelle, singulière."

 

Christian Bobin

Voir les commentaires

La sainteté, un océan où s'effondre les certitudes et les angoisses

9 Février 2020, 22:14pm

Publié par Grégoire.

La sainteté, un océan où s'effondre les certitudes et les angoisses

L'idée de la sainteté. L'idée de la sainteté n'est pas une idée. C'est quelque chose qui passe, et dans ce passage ouvre une voie. Les lumières du printemps filent ainsi. Les clochettes du muguet s'allument comme si on avait appuyé sur un interrupteur, les yeux des fleurs se font cassants. La sainteté est cette électricité qui saisit l'âme et la sidère. Un printemps de l'univers. Le tout premier bal des atomes.

L'Occident a cru cerner la sainteté, l'a mise en cage dans la poitrine en cire de quelques hommes, quelques femmes. Mais la sainteté est le bien commun de tous. Elle peut même effleurer la pensée d'un criminel. Elle est vitale avant d'être religieuse. Quel adolescent n'a pas été, fût-ce une seconde, foudroyé par un rêve de pureté, un élan des reins de l'âme vers le soleil ? Toute sa vie, il restera une trace de ce foudroiement : une zone calcinée dans l'âme, un point où le monde ne vient pas, ni même la pensée. Car la sainteté n'est pas une chose pensable. Elle est l'ennemie intime de l'abstraction. Elle est faite de gestes, de voix, d'une science raffinée du silence, apprise auprès des fleurs ou dans le long cours d'un deuil. 

Le paradis des larmes cache un sourire, comme un arbre derrière une pluie fine. La sainteté est ce qui nous empêche d'être des cadavres avant l'heure. Même sa nostalgie est agissante. Le sentiment qu'on pourrait vivre tout à coup - aimer, aider, flâner, perdre. L'Occident a fait de ses saints des grappes d'hommes et de femmes pâles, étranges. L'Orient, là-dessus, en sait plus que nous. Ses saints sont des épouvantails qui dansent. Rumi est un saint -ne serait-ce que parce qu'il se moque de l'être. 

J'ai vu parfois de très beaux accidents dans les yeux des gens. Une falaise qui s'effondre. Un ciel de craie bleue. Un océan de sainteté venait -oh, juste un instant - effondrer leurs certitudes avec leurs angoisses. On voit ça dans les yeux des mères quand ces yeux sont tournés vers leur enfant, et qu'une indulgence les élargit. On peut l'entendre dans le rire des amantes et le chuchotement des fleurs, ce saupoudrage de prières sur les prés. Il n'y a qu'une seule chose infiniment désirable. Ce n'est pas une chose, mais un château suspendu dans les airs. On y entre par le coeur, par la vie, par la mort. Pensez ce que vous voulez. Moi, je ne pense plus. Je regarde la lumière donner ses fêtes sur la terrasse. Un printemps en automne. Un sourire de l'autre monde. La gloire d'être vivant et de donner à boire aux absents. Car la sainteté a soif. Très soif. 

Christian Bobin.

Voir les commentaires

Toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre ...

4 Février 2020, 23:56pm

Publié par Grégoire.

Toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre ...

 

Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien de commun avec le renoncement. Que signifient ici les mots d'avenir, de mieux-être, de situation ? Que signifie le progrès du cœur ? Si je refuse obstinément tous les « plus tard » du monde, c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir : mais que c'est une aventure horrible et sale. Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens. Être entier dans cette passion passive et le reste ne m'appartient plus. J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir.

 

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler. Naturellement, c'est un peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l'horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l'animal qui aime le soleil.

 

Contrairement à ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n'a pas d'illusions. Elle n'a eu ni le temps ni la piété de s'en construire. Et je ne sais pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l'espoir et des couleurs, j'étais sûr qu'arrivés à la fin d'une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l'innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c'est en étreignant la mort. Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C'est un remède contre la mort. Elle y prépare. Elle crée un apprentissage dont le premier stade est l'attendrissement sur soi-même. Elle appuie l'homme dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir tout entier. Mais Djémila... et je sens bien alors que le vrai, le seul progrès de la civilisation, celui auquel de temps en temps un homme s'attache, c'est de créer des morts conscientes.

 

Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c'est une autre histoire. Ce qu'il faut dire d'abord, c'est qu'il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure - quelque chose comme l'équilibre d'une balance. Des cris d'oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux. De loin en loin, un claquement sec, un cri aigu, marquaient l'envol d'un oiseau tapi entre des pierres. Chaque chemin suivi, sentiers parmi les restes des maisons, grandes rues dallées sous les colonnes luisantes, forum immense entre l'arc de triomphe et le temple sur une éminence, tout conduit aux ravins qui bornent de toutes parts Djémila, jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites. Et l'on se trouve là, concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le vent souffle sur le plateau de Djémila. Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l'homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte.

 

Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une eau froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.

 

Je pense alors : fleurs, sourires, désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux, parce que j'aime trop la vie pour ne pas être égoïste. Que m'importe l'éternité. On peut être là, couché un jour, s'entendre dire : « Vous êtes fort et je vous dois d'être sincère : je peux vous dire que vous allez mourir » ; être là, avec toute sa vie entre les mains, toute sa peur aux entrailles et un regard idiot. Que signifie le reste : des flots de sang viennent battre à mes tempes et il me semble que j'écraserais tout autour de moi…

 

Albert Camus, Noces.

Voir les commentaires

Pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré

28 Janvier 2020, 01:36am

Publié par Grégoire.

Pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré

15 septembre

Au cloître de San Francesco à Fiesole, une petite cour bordée d’arcades, gonflée de fleurs rouges, de soleil et d’abeilles jaunes et noires. Dans un coin, un arrosoir vert. Partout, des mouches bourdonnent. Recuit de chaleur, le petit jardin fume doucement. Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j’au vu les cellules tout à l’heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s’ils ont raison, c’est avec moi qu’ils ont raison. Derrière ce mur où je m’appuie, je sais qu’il ya a la colline qui dévale la ville et cette offrande de tout Florence avec ces cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes. Je mets tout mon orgueil à croire qu’elle est aussi la mienne et celle de tous les hommes de ma race (qui savent qu’un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde). S’ils se dépouillent, c’est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C’est le seul sens que je consente à entendre dans le mot « dénuement ». « Etre nu » garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l’homme délivré de l’humain, ah, je m’y convertirais bien si elle n’était déjà ma religion.

            Aujourd’hui je me sens libre à l’égard de mon passé et de ce que j’ai perdu. Je ne veux que ce resserrement, cet espace clos (cette lucide et patiente ferveur). Et comme le pain chaud qu’on presse et qu’on fatigue, je veux seulement tenir ma vie entre mes mains, pareils à ces hommes qui ont su renfermer leur vie entre des fleurs et des colonnes. Ainsi encore de ces longues nuits de train où l’on peut se parler et se préparer à vivre, soi devant soi, et cette admirable patience à reprendre ses idées, à les arrêter dans leur fuite, puis à avancer encore. Lécher la vie comme un sucre d’orge, la former, l’aiguiser, l’aimer enfin, comme on cherche le mot, l’image, la phrase définitive, celui ou celle qui conclut, qui arrête, avec quoi on partira et qui fera désormais toute la couleur de notre regard. Je puis bien m’arrêter là, trouver enfin le terme d’un an de vie effrénée et surmenée. Cette présence de moi-même à moi-même, mon effort est de la mener jusqu’au bout, de la maintenir devant tous les visages de ma vie (même au prix de la solitude que je sais maintenant si difficile à supporter). Ne pas céder : tout est là. Ne pas consentir, ne pas trahir. Toute ma violence m’y aide et le point où elle me porte mon amour m’y rejoint et avec lui la furieuse passion de vivre qui fait le sens de mes journées.

            Chaque fois que l’on (que je) cède à ses vanités, chaque fois que l’on pense et vit pour « paraître », on trahit. A chaque fois, c’est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m’a diminué en face du vrai. Il n’est pas nécessaire de se livrer aux autres mais seulement à ceux qu’on aime. Car alors ce n’est plus se livrer pour paraître mais seulement pour se donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu’il le faut. Aller jusqu’au bout, c’est savoir garder son secret. J’ai souffert d’être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j’ai vaincu la souffrance d’être seul. Et aujourd’hui je ne connais pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré. Ecrire, ma joie profonde ! Consentir au monde et au jouir (mais seulement dans le dénuement). Je ne serais pas digne d’aimer la nudité des plages si je ne savais demeurer nu devant moi-même. Pour la première fois, le sens du mot bonheur ne me paraît pas équivoque. Il est un peu le contraire de ce qu’on entend par l’ordinaire « je suis heureux ».

            Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes qui, à San Francesco, vivent devant les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n’est pas à cause de ce que j’ai acquis, mais de ce que j’ai perdu. Je me sens des forces extrêmes et profondes. C’est grâce à elles que je dois vivre comme je l’entends. Si aujourd’hui me trouve si loin de tout, c’est que je n’ai d’autre force que d’aimer et d’admirer (…).

 

                                                                                              Albert Camus, Carnets, 1917

Voir les commentaires

Des morts on ne dit que du bien..

26 Janvier 2020, 07:31am

Publié par Grégoire.

Des morts on ne dit que du bien..

 

 

C'est une antique sagesse : " des morts, il ne faut dire que du bien". Et si jamais on ne trouve aucun mérite aux trépassés qui se présentent assez régulièrement à nous, alors on se maintient dans le silence. C'est l'attitude qui convient le mieux à tout homme en toutes circonstances et sous toutes les latitudes : fermer sa gueule est le début de la sagesse. Se taire devant la mort, les Romains l'ont hérité des Grecs. Au VIe siècle avant l'ère commune, Chilon de Sparte, l'un des Sept sages, priait déjà ses contemporains de ne point médire des défunts.

 

Evidemment, vous me rétorquerez qu'il est quand même des morts qui abusent, morts célèbres, morts infâmes, et que, ma petite dame, on a encore le droit, nom de Dieu, de dire du mal d'Hitler, de Staline, de Pol Pot ou Pinochet. Sauf que non. Le monsieur Hitler, c'est de son vivant qu'il fallait le critiquer et le combattre. Il fallait être René Capitant pour le faire (lire d'urgence le recueil de ses textes anti-nazis, "Face au nazisme" paru en 2004 aux Presses universitaires de Strasbourg). Vouer Hitler aux gémonies aujourd'hui part certainement d'une bonne intention ; cela accuse seulement un léger retard de quatre-vingt-six ans. Arriver en retard reste un crime aux yeux des Grecs, eux qui nous ont appris le καιρός, le temps du moment opportun. 
 

Médire des morts est, de très loin, la forme la plus absolue de lâcheté humaine. C'est une activité à laquelle se livrent quelques souffreteux dont le courage les limite à provoquer en duel des hommes qui plus jamais n'auront les moyens de venir au Pré-aux-Clercs. "De mortuis nil nisi bonum." Ne dites pas du mal des morts. Ce sont les vivants, si tant est qu'ils soient critiquables, qui attendent vos critiques.

 

 

 

« Des morts on ne dit que du bien ». En grec : « τὸν τεθνηκóτα μὴ κακολογεῖν ». lat.« de mortuis nihil nisi bonum » 

Chilon de Sparte, l’un des sept sages présocratique, -600 av JC.

 

 

Les Grecs ont consacrés en lettres d'or, à Delphes, trois des maximes de Chilon de Sparte, que voici : "Connais-toi toi-même ; Ne désire rien de trop ; La misère est la compagne des dettes et des procès. » (Pline l'Ancien, Hist. Nat., VII, 32)

 

 

"Si les morts ne reviennent pas, c'est peut-être qu'ils ont trouvé une merveille plus grande que toute leur vie passée. "

Christian Bobin, La lumière du monde.

Voir les commentaires

Le Papalagui ou "sagesse d'un chef de tribu sur les hommes blancs"

11 Avril 2014, 08:56am

Publié par Fr Greg.

Le Papalagui   ou  "sagesse d'un chef de tribu sur les hommes blancs"
Le Papalagui   ou  "sagesse d'un chef de tribu sur les hommes blancs"

Touiavii, chef de tribu sur une île de Samoa, a visité l’Europe, entre 1915 et 1920, et en a rapporté des notes à l’intention de ses frères des îles, qui ont été publiées en 1920 par Erich Scheuermann. Le regard qu’il porte sur le Papalagui, autrement dit le Blanc, est celui d’un Éveillé qui n’a manifestement jamais eu à passer par les affres de l’enfermement en soi. Tout ce qui nous enferme, nous les “civilisés”, et nous coupe de la réalité vivante, et qui nous semble tellement naturel – bien à tort, suscite en Touiavii un étonnement sans fin, mêlé de pitié et d’inquiétude; il voyait en effet la fascination que les réalisations du Papalagui pouvaient exercer sur ses frères, et les notes qu’il a écrites avaient avant tout pour but de les mettre en garde contre cette fascination. 

 

 

«C’est une chose embrouillée que je n’ai jamais vraiment complètement comprise, parce que cela m’ennuie de réfléchir plus longtemps que nécessaire à ces choses aussi puériles. Mais c’est une connaissance très importante pour le Papalagui. Les hommes, les femmes et même les enfants qui tiennent à peine sur les jambes, portent dans le pagne une petite machine plate et ronde sur laquelle ils peuvent lire le temps. Soit elle est attachée à une grosse chaîne métallique et pend autour du cou, soit elle est serrée autour du poignet avec une bande de cuir. Cette lecture du temps n’est pas facile. On y exerce les enfants en leur tenant la machine près de l’oreille pour leur faire plaisir. 


Ces machines, que l’on porte facilement sur le plat de deux doigts, ressemblent dans leur ventre aux machines qui sont dans les ventre des bateaux, que vous connaissez tous. Mais il y a aussi de grandes et lourdes machines à temps à l’intérieur des huttes, ou sur les plus hautes façades pour qu’on puisse les voir de loin. Et quand une tranche de temps est passée, de petits doigts le montrent sur la face externe de la machine et en même temps elle se met à crier, un esprit cogne contre le fer dans son coeur. Oui, un puissant grondement s’élève dans une ville européenne quand une tranche de temps s’est écoulée. 

Quand ce bruit du temps retentit, le Papalagui se plaint: Oh! là! là! encore une heure de passée!” Et il fait le plus souvent une triste figure, comme un homme portant un lourd chagrin, alors qu’aussitôt une heure toute fraîche s’approche. Je n’ai jamais compris cela, si ce n’est en supposant qu’il s’agit d’une grave maladie. Le Papalagui se plaint de cette façon: ”Le temps me manque!... Le temps galope comme un cheval!... Laissez-moi encore un peu de temps!...” (...)

 

En Europe, il n’y a que peu de gens qui ont véritablement le temps. Peut-être pas du tout. C’est pourquoi ils courent presque tous, traversant la vie comme une flèche. Presque tous regardent le sol en marchant et balancent haut les bras pour avancer le plus vite possible. Quand on les arrête, ils s’écrient de mauvaise humeur: ”Pourquoi faut-il que tu me déranges? Je n’ai pas le temps, et toi, regarde comme tu perds le tien!” Ils se comportent comme si celui qui va vite était plus digne et plus brave que celui qui va lentement. 

Le Papalagui oriente toue son énergie et toutes ses pensées vers cette question: comment rendre le temps le plus dense possible? Il utilise l’eau, le feu, l’orage et les éclairs du ciel pour retenir le temps. Il met des roues de fer sous ses pieds et donne des ailes à ses paroles, pour avoir plus de temps. Et dans quel but tous ces grands efforts? 

Que fait le Papalagui avec son temps? Je n’ai jamais découvert la vérité, bien qu’il parle sans cesse et gesticule comme si le Grand-Esprit l’avait invité à un fono. Je crois que le temps lui échappe comme un serpent dans une main mouillée, justement parce qu’il le retient trop. Il ne le laisse pas venir à lui. Il le poursuit toujours, les mains tendues, sans lui accorder jamais la détente nécessaire pour s’étendre au soleil. Le temps doit toujours être très près, en traint de parler ou de lui chanter un air. Mais le temps est calme et paisible, il aime le repos et il aime s’étendre de tout son long sur la natte. Le Papalagui n’a pas reconnu le temps, il ne le comprend pas et c’est pour cela qu’il le maltraite avec ses coutumes de barbare. 


Mes chers frères, nous ne nous sommes jamais plaints du temps, nous l’avons aimé comme il venait, nous n’avons jamais couru après lui, nous n’avons jamais voulu le trancher ni l’épaissir. Jamais il ne devint pour nous une charge ni une contrainte. 

Que s’avance celui d’entre nous qui n’a pas le temps! Chacun de nous a le temps en abondance, et en est content; nous n’avons pas besoin de plus de temps que nous en avons, et nous en avons assez. Nous savons que nous parvenons toujours assez tôt à notre destination, et que le Grand-Esprit nous appelle quand il veut, même si nous ne connaissons pas le nombre de nos lunes. 


Nous devons libérer de sa folie ce pauvre Papalagui perdu, nous devons l’aider à retrouver son temps. Il faut mettre en pièces pour lui sa petite machine à temps ronde, et lui annoncer que du lever au coucher du soleil, il y a plus de temps que l’homme en aura jamais besoin.»

 

«Quand le mot esprit vient dans la bouche du Papalagui, ses yeux s’agrandissent, s’arrondissent et deviennent fixes, il soulève sa poitrine, respire profondément et se dresse comme un guerrier qui a battu son ennemi, car l’esprit est quelque chose dont il est particulièrement fier. Il n’est pas question-là du grand et puissant Esprit que le missionnaire appelle Dieu, et dont nous ne sommes qu’une image chétive, mais du petit esprit qui est au service de l’homme et produit ses pensées. 


Quand d’ici je regarde le manguier derrière l’église de la mission, ce n’est pas de l’esprit, parce que je ne fais que regarder. Mais dès que je me rends compte que le manguier dépasse l’église, c’est de l’esprit. Donc il ne faut pas seulement regarder, mais aussi réfléchir sur ce que l’on voit. Ce savoir, le Papalagui l’applique du lever au coucher du soleil. Son esprit est toujours comme un tube à feu chargé ou comme une canne à pêche prête au lancer. Il a de la compassion pour nous, peuple des nombreuses îles, qui ne pratiquons pas ce savoir-réfléchir-sur-tout. D’après lui, nous serions pauvres d’esprit et bêtes comme les animaux des contrées désertiques. 


C’est vrai que nous exerçons peu le savoir que le Papalagui nomme penser. Mais la question se pose si est bête celui que ne pense pas beaucoup, ou celui qui pense beaucoup trop. Le Papalagui pense constamment: ”Ma hutte est plus petite que le palmier... Le palmier se plie sous l’orage... L’orage parle avec une grosse vois...” Il pense ainsi, à sa manière naturellement. Et il réfléchit aussi sur lui-même: Je suis resté de petite taille... Mon coeur bondit de joie à la vue d’une jolie fille... J’aime beaucoup partir en mélaga...» Et ainsi de suite... 


C’est bon et joyeux, et peut même présenter un intérêt insoupçonné pour celui qui aime ce jeu dans sa tête. Cependant, le Papalagui pense tant que penser lui est devenu une habitude, une nécessité et même une obligation. Il faut qu’il pense sans arrêt. Il parvient difficilement à ne pas penser, en laissant vivre son corps. Il ne vit souvent qu’avec sa tête, pendant que tous ses sens reposent dans un sommeil profond, bien qu’il marche, parle, manger et rie. 


Les pensées qui sont le fruit du penser, le retiennent prisonnier. Il aune sorte d’ivresse de ses propres pensées. Quand le soleil brille, il pense aussitôt: ”Comme il fait beau maintenant!” Et il ne s’arrête pas de penser: ”Qu’il fait beau maintenant!” C’est faux. Fondamentalement faux. Fou. Parce qu’il vaut mieux ne pas penser du tout quand le soleil brille. 


Un Samoan intelligent étend ses membres sous la chaude lumière et ne pense à rien. Il ne prend pas seulement le soleil avec sa tête, mais aussi avec les mains, les pieds, les cuisses, le ventre et tous les membres. Il laisse sa peau et ses membres penser pour lui. Et ils pensent certainement aussi, même si c’est d’une autre façon que la tête. Mais pour le Papalagui l’habitude de penser est souvent sur le chemin comme un gros bloc de lave dont il ne peut se débarrasser. Il pense à des choses gaies, mais n’en rit pas, à des choses tristes, mais n’en pleure pas. Il a faim, mais ne prend pas de taro ni de palousami. C’est un homme dont les sens vivent en conflit avec l’esprit, un homme divisé en deux parties.»

Erich Scheurmann, Le Papalagui, Présence Images éditions, 2001, pour la trad française, coll. Pocket, 

 

Le Papalagui   ou  "sagesse d'un chef de tribu sur les hommes blancs"

Voir les commentaires

<< < 1 2