"Vous dites ‘nous voyons’...?" alors votre péché demeure !
« C’est pour un discernement que Je suis venu en ce monde : pour que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. … Si vous dites ‘nous voyons’, alors votre péché demeure… » Jean 9, 39-41
L’évangile de ce 4ème Dimanche de Carême jette une très grande lumière sur la Croix du Christ. Une lumière que Jésus révèle lui-même : « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (Jn 9, 5).
La rencontre de Jésus et de l’aveugle-né était pour les disciples du Christ l’occasion de dépasser ce qui restait pour eux un scandale, une fatalité ou une impasse : le problème du mal. Pourquoi le mal existe-t-il ? Question humaine lancinante. Question religieuse aussi. Question à laquelle la Croix du Christ n’apporte pas une solution logique ou seulement intellectuelle, mais devant laquelle elle se révèle comme une lumière de vie.
Pour les disciples, le mal de fait (celui qui nous affecte, que nous subissons et qui nous blesse) ne pouvait exister que comme la punition d’une faute cachée, plus ou moins lointaine. Une faute qu’il serait nécessaire d’expier, dont nous devrions être punis par un Dieu juste ou, à tout le moins, qui devrait être compensée par une peine subie, dans une sorte d’équilibre des forces à rétablir : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (Jn 9, 2) Vision simpliste d’une justice immanente et fataliste, et vision moralisante d’un Dieu qui serait chargé de faire la police du comportement des hommes.
En réalité, c’est l’interrogation des disciples, caractéristique de la recherche indéfinie des hommes, qui est sans solution. Leur interrogation porte sur l’origine : « D’où vient le mal ? » La question demeure souvent la même : « D’où vient le mal, cette privation d’un bien qui nous est normalement dû ? » Nous le subissons et il nous blesse. Mais d’où vient-il ? D’où vient la souffrance, d’où viennent les blessures ? Nous nous débattons avec cette question, elle nous taraude, nous cherchons indéfiniment une solution. Et nous croyons pouvoir la trouver en remontant à l’origine : nous cherchons indéfiniment à remonter au premier moment où ce mal nous a affectés, où il nous a blessés. Nous reconstruisons alors l’itinéraire dans une sorte d’herméneutique et nous cherchons, de ce point hypothétique (est-ce le premier ?), à reconstruire ce qui s’est développé d’une façon déviée en raison, croyons-nous, de ce premier désordre.
La question est au cœur de toutes les recherches philosophiques… Le sage Aristote, se confrontant au même problème, butant sur le scandale du mal qui affecte l’homme jusque dans son agir, y répondait avec humilité : « Le mal a des causes infinies en puissance » ; il n’a donc pas de cause propre, il est un désordre dont nous ne pouvons avoir une intelligibilité parfaite. Platon, pour sa part, aurait voulu que la matière soit la réponse à cette question… Mais si la matière est d’une immense fragilité dans sa potentialité radicale, indéfiniment capable d’être changée, elle est pourtant bonne dans son être ; elle n’est pas la cause du mal et le monde matériel n’est pas mauvais.
A cette question, Jésus répond en donnant une tout autre lumière : « Ni lui n’a péché, ni ses parents, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » (Jn 9, 3). Au lieu de l’origine (d’où cela vient-il ?), Jésus répond par la finalité (afin que telle chose se réalise). Non pas, évidemment, que le mal soit nécessaire dans un ordre commandé par la finalité… Nous connaissons ces théodicées effroyables qui justifient le mal comme un moment nécessaire dans l’ordre des choses vers leur fin ! Jésus veut nous dire, d’abord, de changer de regard, de nous poser une nouvelle question. Ne veut-il pas nous faire comprendre que nous ne trouverons pas de « solution » tant que nous nous interrogerons sur l’origine du mal? Cela ne signifie pas que nous ne devons pas le combattre et chercher à soulager l’homme qui en est affecté, notamment par l’art médical. Mais un autre regard est possible : le « pourquoi ? » se situe dans une autre lumière, celle de la fin.
C’est cette ouverture, cette petite lumière au bout du tunnel, qui nous donne la possibilité d’accueillir la présence salvatrice et miséricordieuse du Christ. Il est venu pour les pauvres, les blessés, les souffrants. Il est venu pour être avec eux, pour les aimer et les porter. Et c’est Lui qui est la lumière : « Tant qu’il fait jour, il nous faut accomplir l’œuvre de celui qui m’a envoyé… Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (Jn 9, 4-5).
Par-là, Jésus ne justifie pas le mal qui nous blesse et il n’exalte en rien la souffrance – il le supprime d’ailleurs chez cet homme aveugle en le guérissant. Mais il montre à l’homme qui supporte ce mal et cette souffrance qu’il lui est possible de voir une autre lumière, de s’ouvrir à une autre présence : la sienne. Jésus est la lumière du monde, celle qui éclaire le monde non seulement en nous pardonnant et en nous relevant de nos fautes, mais celle qui permet de tout offrir dans l’amour et de marcher vers la lumière qui donne son sens plénier à toute notre vie : le mystère du Père riche en miséricorde et en tendresse qui nous attire à lui, dans sa lumière.
C’est bien cela aussi qu’est la sagesse de la Croix : cette porte ouverte sur la lumière du Père.
Marie-Dominique Goutierre