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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

poesie

Journée sans rien...

4 Novembre 2016, 12:16pm

Publié par Grégoire.

Journée sans rien...

Journée sans rien. 

Juste une clarté exténuée dans le ciel, comme au-delà de plusieurs épaisseurs de lumière. Des images par milliers, abondantes, le gaspillage d'un été. Ces pages s'entassent sur la table de marbre du jardin. Un vent enfantin les disperse dans l'herbe, contre la haie.

C'est sans importance, vous savez bien. J'écris pour extraire de ce tourment la substance noire, radieuse, qu'il contient en son centre, pour vous chasser de moi, pour lancer contre vous le chien des mots. Et c'est sans importance....

C Bobin, l'enchantement simple.

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Langueurs...

30 Octobre 2016, 06:46am

Publié par Grégoire.

Langueurs...

A. est un Gitan qui dirige un cirque lumineux comme une poignée d'herbes folles.  Il a déjà plusieurs vies derrière lui et il en a encore beaucoup devant, mais l'ennui court jour et nuit dans ses yeux comme un renard.

Cet ennui et son coeur ne font qu'un : le monde qu'il dévore à belles dents ne répond pas à sa faim et n'y répondra jamais.  C'est le ciel qu'il veut et dont il se languit si joliment,  jour après jour, mutipliant ses affaires comme on joue aux cartes en se moquant des gains autant que des pertes.

C.Bobin, Ressusciter

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L'enfant au pissenlit

28 Octobre 2016, 05:14am

Publié par Grégoire.

L'enfant au pissenlit

Chère...,

Je n'ai rien d'autre à vous offrir, pour votre livre, que la vision d'un enfant de quatre ans, accroupi devant l'explosion lente et silencieuse d'un pissenlit. Je n'ai pas fait un seul pas depuis l'enfance. Les féeries m'ont empêché d'aller plus loin. Ma rue natale s'appelait rue du 4- septembre. Je suis resté là,  à cette enseigne. Chaque jour contient tous les jours. Les milliards de papillons de la grande histoire venaient battre des ailes dans cette rue banale - comme ils le font partout. Je suppose qu'un nomade de Sibérie,  ou qu'un Indien d'Amazonie,  tout à leur vie ordinaire,  aussi bien que l'enfant pissenlit,  quand ils font taire leurs soucis, entendent cogner à leurs tempes les tambours des Empires,  le cri des rois sous la hache et les chansons des lavandières.  Pour peu que nous soyons attentifs à la cellule d'air dans laquelle nous respirons, nous sommes informés du monde entier, de ses origines à sa fin. Les voyageurs qu'admirent- ils, sinon la vie très patiente et très ordinaire de ceux qu'ils frôlent?
Ma rue était en pente. A gauche elle montait vers la nature, à droite elle s' éteignait dans l'usine. Je ne m'aventurais même pas à ses extrémités.  Vingt mètres m'épuisaient et me comblaient. Une main pousse chacun dans sa vie. Nous ne sommes pour rien dans nos choix.  Moi, la main s'est plaquée sur mon épaule et m'a tenu là,  longtemps,  très longtemps.  Je connais très bien l'alphabet des nuages,  l'écriture des fissures sur les tablettes d'un trottoir.  Je n'aime pas plus l'éloge des racines que celui des voyages. C'est ainsi : dans les yeux des gitans et des Inuits,  je vois mes yeux, et toutes les splendeur brutales de ma rue.  C'est inexplicable. 
Peut - être cette lettre vous aidera -t-elle, ou du moins vous fera-t-elle sourire,  ce qui serait une manière d'aide?

Amicalement,  
Christian Bobin

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un amour non corrompu...

26 Octobre 2016, 04:53am

Publié par Grégoire.

un amour non corrompu...

 

"J'étais entré dans une librairie, curieux des livres récemment parus. J'ai reconnu les noms de quelques auteurs que j'avais autrefois aimés. Ils me semblaient aujourd'hui plus lointains que les morts. Je suis sorti sans rien acheter et je me suis arrêté chez le buraliste. Il était seul. Il m'a parlé( il avait jadis vécu à la campagne ) de deux vaches qui étaient si amies que lorsque leur maître, profitant d'un agrandissement de sa ferme, les avait séparées, attribuant à chacune une litière éloignée de l'autre, elles avaient pendant une semaine refusé de manger, jusqu'à ce qu'on les réunisse à nouveau. 
Je suis sorti du magasin. Il pleuvait. Je ne cherche dans les livres que le signe d'un amour non corrompu par ce monde, une réalité dont on ne puisse plus douter. Je l'avais rencontrée ce matin avec l'histoire des deux vaches inséparables et de leurs coeurs magnifiquement têtus, en feu sous l'épaisseur de leur cuir."
C.Bobin

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Les bonnes manières sont des manières tristes.

10 Octobre 2016, 04:51am

Publié par Grégoire.

Les bonnes manières sont des manières tristes.

 

Les bonnes manières sont des manières tristes.

Les vivants sont un peu durs d'oreille. Ils sont souvent remplis de bruit. Il n'y a que les morts et ceux qui vont naître qui peuvent absolument tout entendre. Pour les morts et pour Guillaume à venir, Ariane raconte de belles histoires, le soir, auprès du laurier rose.

Même quand vous ne serez plus, je garderai vos noms en moi et je continuerai à les entendre chanter. Tout le monde est occupé. Tout le monde, partout, tout le temps, est occupé, et par une seule chose à la fois. [..] Dans la cervelle la plus folle comme dans la plus sage, si on prend le temps de les déplier, on trouvera dans le fond, bien caché, comme un noyau irradiant tout le reste, un seul souci, un seul prénom, une seule pensée.

Je ne fais que chanter. J'écoute aussi la conversation du tilleul avec le vent. Le fou rire des feuilles dans la petite brise du soir est un bon remède contre la mélancolie.

Hier soir, j'avais le cafard. J'ai allumé une bougie. La lumière des lampes électriques ne danse pas assez pour chasser le cafard.

- Tu m'énerves. Je n'ai pas l'impression du tout d'être gâté
- Justement. Quand on est gâté par la vie, on ne le sait pas. On finit même par penser qu'on le mérite, ou que c'est pour tout le monde comme ça.

C'est ainsi : les choses qui arrivent dans la vie basculent tôt ou tard dans les livres. Elles y trouvent leur mort et un dernier éclat.

Les cimetières de ce pays sont sans imagination, trop sérieux. Les morts sont paraît-il, de gros dormeurs. Allons les réveiller. Je prépare les oeufs durs, le vin blanc, le jambon et les gobelets en plastique.
Manège découvre dans l'automne ses couleurs préférées : le rouge explosé des feuilles de vigne et le blanc dragée des pierres tombales. L'automne est la saison des tombes et des cartables. Les tombes sont les cartables des morts. On va au cimetière à pied, en sifflant et en bavardant. Aucune raison d'être triste. On va à la rencontre de quelqu'un qu'on a aimé et le soleil est de la partie.

Tout ce qui pouvait bruler a brûlé. Ariane regarde les ruines chaudes. Elle n'a plus de voix pour appeler Crevette qui d'ailleurs ne répondrait pas. La douleur entre dans l'âme d'Ariane come une pelle dans une terre meuble, pour en arracher un bloc, d'un coup sec. La douleur a froid. Elle entre dans l'âme d'Ariane, en fait du petit bois, y met le feu.

Christian bobin, tout le monde est occupé.

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Il n'y a qu'une hémorragie éternelle de présent.

8 Octobre 2016, 05:09am

Publié par Grégoire.

Il n'y a qu'une hémorragie éternelle de présent.

 

L'émerveillement n'est pas l'oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l'amer et le sombre : dans la brûlure d'une première fois, dans la fraîcheur d'une connaissance sans précédent.

La fin de l'enfance est sans histoire. C'est une mort inaperçue de celui qu'elle atteint. C'est la plus grande énigme dans la vie, comme l'épuisement d'une étoile dont l'éclat ne cesse plus de ravir toutes vos heures, jusqu'à la dernière.

Il n'y a ni futur ni passé dans la vie. Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent.

Nous n'avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d'eau claire. Nous ne possédons que ce qui nous échappe et se nourrit de notre amour : un arbre dans le songe, un visage dans le silence, une lumière dans le ciel. Le reste n'est rien. Le reste c'est tout ce qu'on jette dans les jours de colère, dans les heures de rangement. Il y a ceux qui jettent. Il y a ceux qui gardent. Il y a ceux qui régulièrement mettent leur maison à sac, ou le réduit d'une mémoire, le recoin d'un amour. Ils mettent de l'ordre. Ils mettent le vide, croyant mettre de l'ordre. Ils jettent. C'est une manière de funérailles, une façon d'apprivoiser l'absence - comme de ratisser le gravier d'un chemin par où mourir viendra. Et il y a ceux qui gardent. Ils entassent dans un tiroir, dans une parole, dans un amour. Ils ne perdent rien. Ils disent : on ne sait jamais. Même s'ils savent, ils ne savent jamais. Même s'ils savent que jamais ils ne reviendront aux lettres anciennes, aux boîtes rouillées, aux vieux médicaments et aux vieilles amours. Tant pis, ils gardent.

La durée amoureuse n'est pas une durée. Le temps passé dans l'amour n'est pas du temps, mais de la lumière, un roseau de lumière, un duvet de silence, une neige de chair douce.

Vous écrivez l'histoire de l'amour pur, l'histoire du deuil de l'amour pur. Il n'y a rien d'autre à écrire, n'est-ce pas . Il n'y a rien d'autre à chanter dans la vie que l'amour enfui dans la vie. Vous n'écrivez pas pour retenir. Vous écrivez comme on recueille le parfum d'une fleur vers sa mort,sans pouvoir la guérir, sans savoir enlever cette tache brune sur un pétale, comme une trace de morsure minuscule - des dents de lait, mortelles.

Dans le chant, la voix se quitte : c'est toujours une absence que l'on chante. Le temps de chanter est la claire confusion de ces deux saisons dans la vie : l'excès et le défaut. Le comble et la perte.

On pense qu'on a très peu de temps dans la vie, qu'un an dure comme un sourire, que dix ans passent comme une ombre et que, dans si peu de temps, il ne reste qu'une seule chance, qu'une seule grâce : devancer notre mort dans la légéreté d'un sourire, dans l'errance d'une parole.

Il a cinquante ans. C'est l'âge où un homme entreprend l'inventaire de ses biens. C'est quoi réussir sa vie. Ce qu'on gagne dans le monde, on le perd dans sa vie.

Il n'y a pas d'apprentissage de la vie. Il n'y a pas plus d'apprentissage de la vie que d'expérience de la mort.

La vérité est sur des tréteaux dans un cercueil encore ouvert. La vérité a le visage d'un mort. C'est un visage retourné comme un gant. Un visage sans dedans ni dehors. Un mort c'est comme une personne. Un mort c'est comme tout le monde. Tout va vers ce visage, comme vers sa perfection. La peur, l'attente, la colère, l'espérance de l'amour et les soucis d'argent, tout va vers ce visage comme vers un dernier mot. Le mort se tait pour dire en une seule fois. Le mort dit vrai en ne disant plus et si, sur lui, l'on jette tant de silence, c'est pour ne rien entendre.

Christian Bobin, la part manquante.

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La vie n'est pas chose raisonnable

6 Octobre 2016, 05:01am

Publié par Grégoire.

La vie n'est pas chose raisonnable

" Personne n'a une vie facile. Le seul fait d'être vivant nous porte immédiatement au plus difficile. Les liens que nous nouons dès la naissance, dès la première brûlure de l'âme au feu du souffle, ces liens sont immédiatement difficiles, inextricables, déchirants. La vie n'est pas chose raisonnable. On ne peut, sauf à se mentir, la disposer devant soi sur plusieurs années comme une chose calme, un dessin d'architecte. La vie n'est rien de prévisible ni d'arrangeant. Elle fond sur nous comme le fera plus tard la mort, elle est affaire de désir et le désir nous voue au déchirant et au contradictoire. Ton génie est de t'accommoder une fois pour toute de tes contradictions, de ne rien gaspiller de tes forces à réduire ce qui ne peut l'être, ton génie est d'avancer dans la déchirure, ton génie c'est de traiter avec l'amour sans intermédiaire, d'égal à égal, et tant pis pour le reste. D'ailleurs quel reste ?"

C Bobin, la plus que vive. 

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Pourquoi occuper ses journées déjà trop pleines du réel...?

4 Octobre 2016, 04:57am

Publié par Grégoire.

Pourquoi occuper ses journées déjà trop pleines du réel...?

 

J'ai aimé un rouge- gorge. Il me dévisageait , ses petites pattes solidement plantées sur une branche d'arbre. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire : " Pourquoi cherches - tu à faire quelque chose de ta vie? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller,  insoucieuse des raisons, des projets et des idées. "
Je n'ai pas su lui répondre.

C.Bobin, Ressusciter

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de ne rien faire et autres trucs de l'éternité...

2 Octobre 2016, 04:30am

Publié par Grégoire.

de ne rien faire et autres trucs de l'éternité...

J'ignore où sont ceux que j'ai aimés et qui sont morts. Je sais seulement qu'ils ne sont pas dans les cimetières, même si le soleil s'incline chaque jour devant leurs tombes pour y faire briller leurs noms. De l'au-delà je n'imagine rien, ou bien, quelque chose de semblable à ces champs qui ne sont plus cultivés depuis longtemps et dont, même en cherchant dans les lourds registres mauves des mairies, on ne retrouverait pas le propriétaire. 

Le Christ arpente cette terre inculte qui a échappé à la tyrannie de l'utile, avec le pas lent du vagabond qui n'a rien d'autre à faire qu'à contempler la vie aux milles nuances. Quand il s'allonge dans l'herbe pour une sieste, des papillons s'approchent de son visage, brassant l'air qu'il respire par le battement sans bruit de leurs ailes colorées.

C. Bobin , Ressusciter

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Conventions...

28 Septembre 2016, 04:23am

Publié par Grégoire.

Conventions...

 

Cet industriel, prenant ma courtoisie pour un intérêt passionné pour son métier,  entreprit de me révéler les secrets de la fabrication du ciment à bulles. Je n'osai l'interrompre et, au bout d'un quart d'heure,  je ne savais plus qui j'étais ni qui était ce monsieur qui me racontais des choses splendidement indifférentes à nos deux âmes. 
Je ne cherchais plus qu'à étrangler le fou rire qui montait dans ma gorge, avant qu'il fasse exploser mon visage. Cette expérience que chacun peut faire est étrange : la vie est d'une brièveté affolante et nous perdons beaucoup de temps à l'enterrer sous prétexte de ne pas fâcher des gens dont, au fond, l'estime ne nous importe pas.

C.Bobin, Ressusciter

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Le jour où Franklin mangea le soleil

26 Septembre 2016, 05:07am

Publié par Grégoire.

Le jour où Franklin mangea le soleil

Le jour où Franklin mangea le soleil, personne ne s'aperçut de rien.

De toutes façons, personne ne s'aperçoit jamais de rien. 

Personne, c'est à dire les grands, les tout raides , les adultes, les gendarmes, et même les voleurs (!), tous ceux qui travaillent et même ceux qui ne travaillent pas, ça fait du monde, personne, ça fait beaucoup de gens, personne . Donc, personne ne s'aperçut de rien, à part les enfants.

Franklin était un enfant.

Les enfants sont des gens qui ne ressemblent à personne.

On les met dans les écoles pour qu'ils deviennent comme tout le monde. L'école est une boîte qui ressemble à une maison.

On trempe l'enfant dans la boîte, on le laisse mijoter quatorze ou quinze ans dans la boîte, on le ressort, il a les yeux écarquillés d'être resté si longtemps dans le noir, on lui dit : bravo mon grand, te voilà comme tout le monde.

Ce n'est pas drôle d'être comme tout le monde. Personne n'aime ça.

Heureusement, ça ne marche pas. La boîte école, la boîte usine, la boîte travail, la boîte chômage, la boîte télévision, la boîte boîte :

Aucune boîte ne marche, aucune boîte n'est assez bien fermée pour empêcher la vie d'entrer, et quand la vie entre quelque part, ouh là là , plus rien n'est pareil, c'est le grand désordre, le grand carnaval des couleurs. 

C'est même comme ça qu'on distingue la vie de la mort : là où tout se ressemble, là où tout est en ordre - c'est la mort. et là où tout est bizarre , drôle, mélangé - c'est la vie.

Mais revenons à Franklin. Franklin mesurait un mètre trente six centimètres ,le jour où il mangea le soleil. Miam, gloup . Car malgré son mètre trente six , Franklin avait le bras long, très très long, un bras et même deux bras longs de plusieurs kilomètres. Le soleil ,il l'avait caressé pendant des années. Frôlé, chatouillé, taquiné . Il avait l'habitude de passer la main dans les cheveux du soleil , lorsque personne ne le voyait.

La plupart du temps, il mettait ses bras et ses mains dans ses poches.

Pour ne pas se faire remarquer. Personne n'aime se faire remarquer .

Et en même temps tout le monde voudrait qu'on le regarde, c'est compliqué cette affaire; C'est compliqué, la vie, une fois qu'on est sorti des boîtes . Donc Franklin. Donc bras longs ? Donc soleil gloup, miam. Une envie, un besoin, une gourmandise : et hop, plus de soleil. Le soleil, dans le ventre à Franklin.

 

"Le jour où Franklin mangea le soleil" - de Christian Bobin

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Personne n’est saint dans cette vie, seule cette vie l’est.

22 Septembre 2016, 04:34am

Publié par Grégoire.

Personne n’est saint dans cette vie, seule cette vie l’est.

 

Tout le mal dans cette vie provient d’un défaut d’attention à ce qu’elle a de faible et d’éphémère. Le mal n’a pas d’autre cause que notre négligence et le bien ne peut naître que d’une résistance à cet ensommeillement, que d’une insomnie de l’esprit portant notre attention à son point d’incandescence – même si une telle attention pure nous est, dans le fond, impossible : seul un Dieu pourrait être présent sans défaillance à la vie nue, sans que sa présence jamais ne défaille dans un sommeil, une pensée ou un désir. Seul un Dieu pourrait être assez insoucieux de soi pour se soucier, sans relâche, de la vie merveilleusement perdue à chaque seconde qui va. Dieu est le nom de cette place jamais assombrie par une négligence, le nom d’un phare au bord des côtes. Et peut-être cette place est-elle vide, et peut-être ce phare est-il toujours abandonné, mais cela n’a aucune espèce d’importance : il nous faut faire comme si cette place était tenue, comme si ce phare était habité. Il nous faut venir en aide à Dieu sur son rocher et appeler un par un chaque visage, chaque vague et chaque ciel – sans en oublier un seul.

Ce que je dis là me vient de toi. J’ai appris en voyant ta vie simple ce que les femmes savent par douleur de savoir, par nécessité de douleur et de place, et que les hommes sont si lourds à entendre, épaissis qu’ils sont dans leur suffisance d’hommes, recuits dans leur maîtrise des apparences du monde, seulement de ses apparences : plus on se tient près de la vie faible et plus on se rapproche du bien pur, sans espérer un jour l’atteindre : personne n’est saint dans cette vie, ce que savent fort bien les saintes qui se connaissent pour ce qu’elles sont, les plus perdues des femmes – mesurant par l’étendue d’un chant la grandeur de cette perte. Personne n’est saint dans cette vie, seule cette vie l’est.

C.Bobin, L’inespérée

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Dieu immense ne sait tenir que dans le sang perdu des pauvres

20 Septembre 2016, 05:30am

Publié par Grégoire.

Dieu immense ne sait tenir que dans le sang perdu des pauvres

 

Il y a quelque chose dans le monde qui résiste au monde, et cette chose ne se trouve ni dans les églises, ni dans les cultures, ni dans la pensée que les hommes ont d’eux-mêmes, dans la croyance mortifère qu’ils ont d’eux-mêmes en tant qu’êtres sérieux, adultes, raisonnables, et cette chose n’est pas une chose mais Dieu et Dieu ne peut tenir dans rien sans aussitôt l’ébranler, le mettre bas, et Dieu immense ne sait tenir que dans les ritournelles de d’enfance, dans le sang perdu des pauvres ou dans la voix des simples et tous ceux-là tiennent Dieu au creux de leurs mains ouvertes, un moineau trempé comme du pain par la pluie, un moineau transi, criard, un Dieu piailleur qui vient manger dans leurs mains nues.

Dieu, c’est ce que savent les enfants pas les adultes.

Christian Bobin, « Le Très- Bas »

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Aimer l'évangile de Jean...

18 Septembre 2016, 05:24am

Publié par Grégoire.

Aimer l'évangile de Jean...

La caractéristique la plus fondamentale de Jean, c’est qu'il est le théologien. Il est mystique, il est théologien ; mais théologien dans un sens vivant : ce n’est pas un mannequin de théologien ! Parce que s’il y a le mannequin de l’habit religieux, il y a le mannequin fonctionnaire, haut fonctionnaire dans l’Eglise : les théologiens, et surtout ceux qui ont été des « experts », alors jusqu’à la fin de leur vie ils restent des experts ! C’est terrible, parce qu’on ne peut pas être expert contemplatif. Cela n’a pas encore été inventé par le Saint-Esprit ! Nous sommes des contemplatifs. Nous sommes des experts momentanément, mais ce n’est pas une vie, d’être expert. Nous sommes des contemplatifs, le théologien doit être un contemplatif.

Alors il faut, et je crois que c’est très important pour nous parce que c’est une des caractéristiques de notre Communauté, il faut faire que les études purifient notre intelligence. Et cela, c’est beau, c’est grand : purifier toute notre vie par ce qu’il y a de plus profond dans notre vie humaine, dans notre autonomie ; pas ce qu’il y a d’ultime — parce que ce qu’il y a d’ultime, c’est l’amour —, mais ce qu’il y a de plus profond, c’est-à-dire notre intelligence dans sa capacité de juger. Il faut que ce soit purifié par le don d’intelligence. « Hommes sans intelligence… »

Cela fait partie de ce temps après Pâques, et pour nous, cela fait partie de cette manière dont on doit progressivement faire que notre vie de consacrés aille jusqu’à l’intelligence : que notre intelligence soit consacrée, et qu’on comprenne qu’en offrant notre intelligence à Jésus, on lui offre le trésor royal. On ne peut offrir son intelligence qu’au Christ. On ne peut pas offrir son intelligence à quelqu’un d’autre. Je ne vous demande pas le don de votre intelligence comme professeur, sûrement pas ! Ce serait de la bêtise. Je vous demande d’être intelligent. Le don de votre intelligence, vous le faites au Christ. Alors, en tant que père, je vous demande de donner votre intelligence au Christ, pendant ce temps de Pâques à la Pentecôte. Donnez votre intelligence au Christ. Vous l’avez déjà fait, certes, mais il faut le refaire tout le temps. Et c’est en redonnant votre intelligence au Christ que vous éviterez d’être hégéliens. Parce que je crois qu’un disciple de Hegel ne peut pas dire cela, impossible ! On ne peut pas donner son intelligence au Christ si on est hégélien. C’est très curieux cela, c’est un petit problème intéressant à se poser. Et cela montrerait tout de suite que la philosophie hégélienne ne peut pas être au service de notre foi. Parce que, ce qui peut être au service de notre foi, c’est justement ce qui est entièrement offert.

Notre intelligence réaliste doit être offerte. C’est une intelligence qui cherche la vérité. C’est une intelligence qui cherche à pénétrer toujours plus loin. Cela, il faut que ce soit offert. Je crois qu’il faut comprendre cette grâce de Pâques pour vous : ce dialogue de Jésus avec Nicodème, et Jésus rencontrant les disciples d’Emmaüs. Mettez cela en parallèle et comprenez que c’est cela qui est votre grâce — Luc et Jean, sans jamais les séparer. Après avoir lu Jean, nous verrons Luc, parce que les deux doivent toujours être liés, mais c’est dans la lumière de Jean qu’on lit Luc, et on essaie de comprendre comment la conversion de notre intelligence, c’est le don de notre intelligence.

Alors on évite tous les bavardages. Il faut être farouche là-dessus. Tous les bavardages : à la poubelle ! Tous les bavardages ! Les bavardages de votre intelligence sont nombreux. La dialectique, c’est quelquefois un bavardage ; c’est un très beau bavardage, c’est un bavardage intelligent, merveilleux, mais c’est un bavardage. Il faut purifier notre vie de tous les bavardages, comme de toutes les pertes de temps. La perte de temps la plus subtile, c’est les bavardages. Les bavardages entre nous, les bavardages avec l’extérieur… les bavardages doivent être supprimés pour un regard intérieur. Pas du tout pour le vide, ce serait effrayant ! Il vaut mieux les bavardages que le vide. C’est pour cela que le dialogue a pris tant d’importance aujourd’hui, parce que les gens vivaient dans le vide. Le dialogue, c’est supérieur au vide, c’est bien évident. Mais le dialogue, très souvent, est un bavardage. Il n’y a que le dialogue entre contemplatifs qui n’est pas un bavardage : il se termine dans le silence. Très vite on comprend qu’il vaut mieux creuser, continuer de creuser dans le silence. Mais c’est bon, de temps en temps, d’échanger des idées ; c’est bon de temps en temps de pouvoir dire ce qu’on a dans son cœur, c’est même nécessaire de le dire. Alors là, ce n’est pas un bavardage, c’est très différent, c’est une purification, c’est une communication. Le vrai dialogue ne peut se faire que dans l’amour, et ne peut se faire que dans la confiance : alors là, il y a un dialogue, un dialogue qui a son point de départ dans l’amour et qui se termine dans l’amour. Ce dialogue est limité tandis que le bavardage est infini ! Et le dialogue qui n’est pas un dialogue d’amour est infini : on peut discuter indéfiniment, on est dans l’ordre des possibles. Quand vous êtes dans l’ordre des possibles, vous pouvez aller très loin, il n’y a pas de mesure, vous pouvez aller à l’infini.

C’est important, de se demander, actuellement, dans notre vie, en tant que novices du Saint-Esprit, en tant que voulant entrer pleinement dans cette pédagogie de l’Esprit Saint, en tant que voulant entrer dans ce temps de Pâques, de renouveau : « Quels sont les bavardages de ma journée ? », et de faire loyalement ce petit examen de conscience. Ce soir, au terme de la journée, demandez-vous quels ont été les bavardages de votre journée et supprimez cela pour le lendemain, pour que peu à peu les bavardages disparaissent. Le bavardage n’est pas une détente, c’est même très fatigant ! Cela fatigue, on s’enlise, et après il faut en sortir, c’est encore plus difficile ! Donc, il faut éviter cela. Il faut, au contraire, un vrai dialogue ; cela c’est bon, un vrai dialogue d’amour, de confiance, positif, en vue d’aimer plus. Le bavardage, très souvent, est une critique. Le dialogue est positif en vue d’aimer plus, en vue d’aimer plus ses frères, en vue d’aimer plus le Christ, en vue d’aimer plus Marie. Alors, on essaie de comprendre ensemble et on chemine ensemble à partir de l’amour en vue de la fraction du pain. Tout vrai dialogue se termine par la fraction du pain. C’est beau, dans les disciples d’Emmaüs, de voir le vrai dialogue : notre cœur était « tout brûlant »… On se réchauffe dans un vrai dialogue : il y a une présence du Christ, il y a une présence d’amour, et cela se termine par la fraction du pain. Et la fraction du pain, c’est le silence de Jésus dans l’Eucharistie. A ce moment-là, on est tous un dans le silence de Jésus-Eucharistie. Le dialogue se termine dans cette unité. Là, on est en présence d’un vrai dialogue. C’est du reste très beau, cela, parce que cela fait comprendre ce que doit être ce cheminement en commun. Il doit y avoir ce cheminement. Mais il faut comprendre que le dialogue ne sera vrai, et ne tombera pas dans le bavardage, dans ces discussions à l’infini qui sont très souvent des critiques et qui sont très souvent plus négatives que le vrai dialogue, que si on a donné son intelligence à Jésus. Alors, croyez bien que c’est très difficile, de donner son intelligence à Jésus, on ne peut le faire qu’avec Jésus lui-même : « Je me consacre dans la vérité ». Et Jésus s’est consacré pour nous. Avoir son intelligence donnée à Jésus, c’est avoir une intelligence consacrée dans la vérité, une intelligence qui est toujours ordonnée vers cette recherche.

MD Philippe, op. +

La Chapelle de Rocheservière sera désormais ornée d'une broderie unique en son genre. Une broderie qui mesure en effet près de 140m et qui retrace les textes de Saint-Jean.

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Pour s'éprendre d'une femme, il faut qu'il y ait en elle un désert

17 Septembre 2016, 05:14am

Publié par Grégoire.

Pour s'éprendre d'une femme, il faut qu'il y ait en elle un désert

 

« Un enfant leur est venu. Il est venu avec la fraîcheur des jardins. Il est venu dans la chambre du sang, comme une phrase emmenée par le soir. Il a poussé dans leurs songes. Il a grandi dans leurs chairs. Il apportait la fatigue, la douceur et la désespérance. Avec l'enfant est venue la fin du couple. Les mauvaises querelles, les soucis. Le sommeil interdit, la pluie fine et grise dans la chambre du couple. C'est le contraire de ce qu'on dit qui est le vrai. C'est toujours ce qui est tu, qui est le vrai. Le couple finit avec l'enfant premier venu. Le couple des amants, la légende du cœur unique. Avec l'enfant commence la solitude des jeunes femmes.

Les jeunes mères ont affaire avec l'invisible. C'est parce qu'elles ont affaire avec l'invisible que les jeunes mères deviennent invisibles, bonnes à tout, bonnes à rien. L'homme ignore ce qui se passe. C'est même sa fonction, à l'homme, de ne rien voir de l'invisible. Ceux parmi les hommes qui voient quand même en deviennent un peu étranges. Mystiques, poètes ou bien rien.

Si on devait dessiner l'intelligence, la plus fine fleur de la pensée, on prendrait le visage d'une jeune mère, n'importe laquelle. De même si on devait dire la part souffrante de tout amour, la part manquante, arrachée.

Pour s'éprendre d'une femme, il faut qu'il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance. Une zone de vie non entamée dans sa vie, une terre non brûlée, ignorée d'elle-même comme de nous. Perceptible pourtant, immédiatement perceptible. »

 

Christian Bobin, La part manquante.

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Qui sait vraiment quelque chose sur cette vie...?

15 Septembre 2016, 05:07am

Publié par Grégoire.

Qui sait vraiment quelque chose sur cette vie...?

J’ai été seul pendant deux mille ans- le temps de l’enfance. De cette solitude, personne n’est responsable. Je buvais du silence, je mangeais du ciel bleu. J’attendais. Entre le monde et moi il y avait un rempart sur lequel un ange montait la garde, tenant dans sa main gauche une fleur d’hortensia- une sorte de boule de neige bleue. Pendant ces deux mille ans de captivité j’ai interrogé beaucoup de livres. Je lisais comme à l’étranger on déplie une carte pour trouver le point où l’on est, avant de chercher celui où l’on veut aller. J’ignorais où j’étais. Le Creusot n’était pas le nom d’une ville mais d’une attente. Le temps me rentrait son poing dans la gorge et m’étouffait lentement. Ma ruse c’était de me laisser mourir, de ne rien faire d’autre que regarder par la fenêtre le bleu des catastrophes. Aujourd’hui encore je me souviens plus de la lumière effilochée des jours  que des événements de ma propre vie.

Mes maîtres d'école m'ont pendant des années parlé en vain : je n'ai rien retenu de ce qu'ils m'enseignaient, peut-être parce qu'ils le tiraient de leurs certitudes et non de l'ignorance printanière de leurs âmes. Qui sait vraiment quelque chose  sur cette vie? Même la mort n'est pas sûre. Ceux de mes proches que j'ai vu dans un cercueil semblaient tous réfléchir farouchement, concentrés sur un problème particulièrement obscur. La résurrection est la résolution soudaine de ce problème , le jaillissement d'une lumière qui fracasse les os du crâne et les pierres de nos certitudes. Cette lumière est déjà là, mêlée à nos jours. Elle perce de tous côtés la nuit qui nous entoure. Si j'ai oublié ce qu'on s'éreintait à m'apprendre, je me souviens très bien des leçons de courage données par le banc dans ma cour. Sa peinture verte s'écaillait. Il méditait sous le ciel, par tous les temps. J'étais son élève. j'attendais jour et nuit.  Il y a en nous quelque chose qui dure plus que notre attente.

Christian Bobin, prisonnier au berceau.

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Il y a une petite chambre en nous, dans laquelle il ne faut laisser entrer personne, pas même ceux que nous aimons...

13 Septembre 2016, 05:00am

Publié par Grégoire.

Il y a une petite chambre en nous, dans laquelle il ne faut laisser entrer personne, pas même ceux que nous aimons...

 

Quand Christian Bobin parle, c’est avec une immense douceur, en choisissant et polissant chaque mot, et son regard ne lâche pas le vôtre avant d’être certain de s’être bien fait comprendre. Mais quand il rit, c’est d’un rire énorme, jaillissant, libératoire qui emplit tout l’espace. Et l’un répond parfaitement à l’autre dans l’oeuvre singulière qu’il poursuit depuis trente ans.

TC : Vous venez de publier un livre poétique, Noireclaire, et La prière silencieuse, un superbe recueil de photographies de religieux et religieuses que vous commentez. Ce dernier est plein de lumière et de silence et, d’une certaine façon, on regrette que vous-même n’y figuriez pas.

Christian Bobin : C’est que moi, je ne suis pas un moine. Si je devais me définir, ce que j’évite de faire, mais ce sera une exception, je suis juste, du moins, j’espère être, un passage entre une chose et une autre, pas plus que ça. Il y a quelques jours, dans le bureau où parfois j’écris, qui donne sur un pré, j’ai vu un daim. À ce moment-là, dans ce bureau, j’étais debout et, à la main, j’avais un livre d’une poétesse russe, Anna Akhmatova, une amie de Mandelstam (1). Ce sont des poètes des années 1930, 1940, 1950. Je connaissais la puissance de cette poétesse, ma main droite était comme enflammée par le livre que je tenais et mes yeux ont aussi été enflammés par la vision de cette bête sauvage et délicate que je voyais dans le pré, en train de mâcher quelques touffes d’herbes. J’ai eu le sentiment, difficilement explicable, que je n’étais que le point de rencontre entre une poétesse, morte dans les années 1960, et cet animal sauvage dans le pré. Pour moi, ce lien, ce passage, c’est le travail même de l’écriture. Il est difficilement nommable.

Ce que vous dites est pourtant l’une des étymologies du mot « religieux » : religere, « qui relie ».

Oui, effectivement, je n’y avais pas pensé.

Vous dites que vous êtes un « passage » et non un « passeur », ce n’est pas la même chose.

Le passage est toujours provisoire et je me ressens comme une sorte d’architecture de chair et d’os, et de nerfs et de songes. Dans la rencontre entre cet animal et cet autre être sauvage, la poétesse, j’avais l’impression, moi, radieuse – l’adjectif est important – de n’être rien que cette rencontre, que celui qui avait favorisé la rencontre. Vous voyez ? Il est possible que l’écriture soit, telle que je l’éprouve, toujours de cet ordre-là. J’écris beaucoup par images.

Je vis et je perçois par métaphores, par associations, par images, c’est comme une maladie que j’ai, c’est ma maladie et c’est ma santé. À la seconde où je vois une chose qui me touche, elle fait venir, dans mon cerveau, une autre chose d’un autre domaine, qui l’éclaire. Puisque nous sommes en automne, je vais vous donner un exemple un peu banal, mais je n’en trouve pas d’autre, pour
l’instant. Un marron, la bogue d’un marron, cette sorte de porc-épic, voyez, il y a déjà une image, facile, qu’on peut tous avoir, cette sorte de porcépic contient le bijou brun doré, à l’intérieur de la bogue du marron, c’est velouté, lisse, l’oeil le voit et la main, le doigt qui passe dessus, l’éprouve aussi et le marron lui-même, quand il est sorti, tout neuf après sa chute sur le sol, il a le brillant d’un petit soulier d’enfant ou de poupée. Vous voyez ? Et je vois ça comme ça. Je ne cherche pas les images, elles viennent à moi, moi je suis juste le rassembleur, leur assembleur. C’est plus fort que moi. 

Souvent, je ne vois rien, distraction, absence… mais quand une vision vient, ce n’est pas moi qui en décide, je n’invente rien, il y a un domaine qui vient. Je crois beaucoup à ces échanges. Et, de même entre les vivants et les morts, et de même entre les absents et les présents et pourquoi pas, les anges et les diables, qui sont de même espèce, d’ailleurs, comme on le sait, théologiquement…

Dans un entretien, vous dites une chose un peu étrange. Vous parlez d’une chambre secrète, dans laquelle il ne faut laisser entrer personne. Vous ajoutez, pas même soi-même. De quoi s’agit-il ?

Ça, c’est la grande force que je me souhaite, que je vous souhaite et que je souhaite à chacun et chacune. Parce que c’est la source d’une grande force, les épreuves viennent à nous, les trahisons s’approchent, les manques, les fins, beaucoup de choses viennent nous heurter et, parfois, nous mettre à bas. Or, il y a une chose qui, dans le grand effondrement, qu’il est inévitable de connaître, doit demeurer intacte, au milieu, comme une chambre d’or au milieu des décombres de toute la maison. Il est à souhaiter que les murs soient inébranlables. 

À l’intérieur de cette chambre, il n’y aurait exactement rien, mais ce rien est plus précieux que tout. Ce rien, pour moi, c’est le visage même du Christ, c’est le visage de Dieu, c’est aussi ce que je peux entrevoir dans l’extrême délicatesse d’un feuillage d’arbre. Ce rien, c’est la chose la plus faible de la vie, de cette vie, qui, parce qu’elle est la plus faible, est invincible. On peut, si vous voulez, convenir d’appeler ça « Dieu ». Mais il me semble que, y compris nos amours, nos passions, n’y ont pas accès. On ne doit pas les laisser entrer, dans cette chambre forte. Nous-mêmes, peut-être, n’avons-nous pas à y entrer, simplement à la garder intacte, comme font, je crois, certaines religions, comme la religion orthodoxe, où un voile sépare les fidèles de l’essentiel, c’était aussi le cas avec le voile du Temple dans le judaïsme. Il faut qu’il y ait un espace intérieur en chacun, dans son coeur où, même ses émois, ses émotions, ses attachements n’entrent pas. 

C’est une pensée qui m’est venue de la fréquentation des livres, et aussi un peu de sa personne, de Jean Grosjean. Jean Grosjean est un poète radical et extrêmement doux, comme tous les gens radicaux. C’est aussi un penseur, et c’est un merveilleux lecteur. Pour moi, c’est le plus grand lecteur des évangiles, et notamment de celui de saint Jean, dont il a fait une lecture pas à pas, verset à verset, dans L’ironie christique, parue chez Gallimard [1991]. C’est un livre que je redécouvre à chaque fois, inépuisable, extrêmement dur vis-à-vis du monde, mais cette dureté n’a d’autre sens que de préserver un amour très délicat. Appelons-le, si vous voulez, l’amour de Dieu. Mais je n’y tiens pas particulièrement. 

Cette chose, dont je parle, qui est à l’intérieur de cette chambre, interne, si je répugne à la nommer, c’est parce que, me semble-t-il, les mots risquent de la faire s’envoler ou disparaître.

Ce que vous dites fait écho à un passage assez mystérieux du livre de Tobie : « Il est bon de tenir caché le secret du roi (2) » (Tb 12,7.11).

C’est magnifique, c’est tout à fait cela. Ça me va très bien, je ne connaissais pas cette phrase, mais ça me va très bien. Elle est bienvenue, aujourd’hui, cette phrase.

Et ce lieu, cette chambre secrète, n’est-ce pas la source de la joie ?

Je pense, parce que c’est la certitude inexplicable d’être sauvé, que le naufrage ne sera jamais total et qu’il n’y aura pas un engloutissement, de tout, de tout ce qu’on a aimé, de tout ce qu’on a été, de tout ce qu’on a espéré, c’est cette réserve, ce retrait intime. Peut-être est-ce, à l’instant de la mort, dans ce lieu que nous nous réfugions, que nous entrons. Ernst Jünger a une très belle image pour parler de la mort, il parle des Portes de la gloire, du passage des Portes de la gloire. C’est assez magnifique à lire cette phrase. Et la joie, c’est le sentiment que ce que vous avez aimé n’est pas perdu, que ce que vous avez espéré va être encore plus grand que tout ce que vous pouviez imaginer et va arriver, et même est déjà là au fond, et même a toujours été là. La joie, c’est de sentir que ce qu’on attend a toujours été à notre côté. 

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Ça s’apparente beaucoup à la foi, ce que vous dites là…

Le mot « foi », j’évite de l’employer, parce que, dans le domaine dit « spirituel », il y a une coulée de conventions qui arrive très vite. Il me semble que les discours religieux, je les connais avant même qu’on ait fini de me parler et, en vérité, j’entends qu’on ne me parle pas, parce que, me parler, c’est me réveiller, me sortir de ma torpeur, de la vie routinière, de la vie somnambule, celle qu’il est inévitable, à un certain moment, de connaître. Me parler, c’est m’arrêter, comme un agent de police peut m’arrêter, comme le Christ, j’imagine, arrêtait tel ou tel qu’il désignait du doigt, ou plus violemment encore, juste d’un regard. 

Beaucoup de discours estampillés religieux me font penser à des étals de fruits, des pommes rutilantes pleines de chimie. Moi, je préfère aller voler une pomme dans un jardin, ces pommes cabossées, étranges, singulières qui ne ressemblent à rien, parce qu’elles n’ont pas subi de traitement industriel. Il y a une industrie du religieux et du spirituel qui est éprouvante et qui, peut-être, peut expliquer les intégrismes, qui explique aussi l’éloignement de très braves gens, quand je dis « les braves gens », c’est les gens qui sont plus hauts que moi, qui sont plus forts, il n’y a pas mieux qu’une personne « brave » au sens d’ailleurs de courageuse et il y a un éloignement des gens, du religieux, dont le religieux est la cause. Voilà, ce n’est pas les gens qui sont en cause, c’est le religieux. Il me semble que c’est ce que dit le pape actuel, qui est un penseur très profond et qui n’a rien de conventionnel. 

Le problème de l’Église, c’est que le serviteur s’est bouclé sur son service, s’est assuré de sa place. Le majordome a pris pour lui toutes les chambres du château… Ça pose un petit problème. Le pape, lui, est un poète. Il n’y a qu’un poète pour rendre le langage aussi vivant. Il restaure un langage qui était devenu un filet d’eau grise, sale, perdue au fond du bénitier où aucune main ne plongeait plus. Parler du bien, parler de la bonté, parler de la lumière, parler de la résurrection, parler de l’amour, ce sont des paroles qui, si elles ne sont pas effilées, aiguisées, vont devenir fades, banales, plus pauvres qu’une chanson de quatre sous. Or cet homme, ce pape, relance – comme on lance des dés – il relance la pauvreté des évangiles, la pauvreté bienheureuse des évangiles, et le langage, qui est le nerf de cette vie. Il le fait avec la matière de l’Évangile, qui est une matière pauvre, mais heureusement pauvre. C’est le cri très violent du Christ : « Je te remercie Père d’avoir caché cela aux lettrés et de ne l’avoir montré qu’aux tout petits. »

Vous qui avez écrit Le très-bas sur François d’Assise, vous avez été touché qu’il choisisse de s’appeler François ?

Ce qui m’a le plus frappé, c’est cette sorte de bienveillance amusée, quand il s’est avancé sur le balcon, le soir de son élection et a imposé silence aux médias du monde entier et à la foule. J’ai compris que toutes les télévisions du monde se taisaient. Leur bruit nous empêche tellement de réfléchir et d’aimer et de vivre ; il faut être très fort pour obtenir ce silence-là. Et, pour les besoins d’une prière, dans le tissu noir qui couvre nos sociétés, il a donné un premier coup de dague. Le tissu s’est déchiré et il y a eu de la lumière qui est venue pendant une minute. La minute de ce silence, c’est le début, c’est le début de sa parole, c’est un coup de tonnerre de silence, il fait taire tout, tout le reste. Il nous fait taire nous aussi. 

C’est le début de son pontificat, c’est-à-dire du déploiement de sa parole et je pense que c’est ça une vraie parole. Parce que, si on veut nous ressusciter, il faut commencer par nous tuer, il n’y a pas d’autre moyen, parce que nous vivons d’une façon tellement horrible qu’il faut commencer d’abord par tuer les pauvres bêtes que nous sommes – je parle ici, évidemment par images. Je le précise tout de suite, parce que je sais que, dans des pays, pas si loin, il y a des gens qui pourraient dire la même chose, mais à la lettre. Je parle en esprit. J’essaye.

Vous citez l’Évangile. Sans doute lisez-vous la Bible. Avez-vous des préférences ?

Les psaumes, les évangiles et, là, je passe assez souvent par un intermédiaire. Ma petite église portative à moi, s’appelle Jean Grosjean. J’aime sa liberté de vif-argent. Et comme lui-même se penche sur la Bible, je me penche par-dessus son épaule, pour voir. Parfois aussi, j’ouvre le livre… J’aime beaucoup la traduction « du Maistre de Sacy », celle qu’avait connue Rimbaud. C’est un très beau français, celui de l’époque de Port-Royal, un français qui atteint une forme cristalline. À cette époque, la langue française arrive à maturité.

La Bible pour moi, est comme un livre de poèmes, c’est une fenêtre que j’ouvre, je regarde par la fenêtre, je regarde ce qui est en train de passer.

À propos de l’écriture, la vôtre, vous racontez une forme de possession. Vous êtes possédé par l’écriture ?

Oui, et par les livres, par la lecture. Je distingue à peine la lecture de l’écriture. Pour moi, ce sont deux électricités, d’intensité égale et qui passent par les mêmes circuits. La lecture est venue avant l’écriture, évidemment, mais, dès que la lecture est venue, quand j’étais enfant, l’histoire, sans doute, était close, pliée, c’est ce chemin-là que j’allais prendre. J’étais captif, j’étais un enfant captif des livres et puis les choses se sont poursuivies et, comme toute bonne vraie maladie, aggravées.

Vous avez écrit : « Peu de livres changent une vie, quand ils la changent, c’est pour toujours. » Quels livres ont changé votre vie ?

Bien avant Jean Grosjean, dans ma jeunesse, deux livres, l’un d’Alexandre Dumas, l’autre de Balzac. Le premier n’a pas la même qualité littéraire que le second mais ce n’est pas ça qui comptait. Celui d’Alexandre Dumas, c’est Le chevalier de Maison-Rouge. L’histoire m’a aimanté. Il s’agit des dernières semaines de la reine Marie-Antoinette avant la mort qui lui est promise. Un chevalier essaye de la sauver et n’y arrive pas. C’est aussi simple que ça. Moi, j’ai quoi ? J’ai 12 ou 13 ans quand je lis ça et je crois comprendre dans cette lecture que le sens de la vie, c’est de sauver une reine de la mort. Le chevalier a échoué, mais moi, je n’ai pas renoncé à y arriver.

Eh bien, dites donc, quel programme, garder le secret du roi et sauver la reine !

Oui, je vous invite au château ! Et on mettra le majordome à la porte! Le deuxième livre est assez voisin mais mieux écrit, c’est Le lys dans la vallée. Là aussi, c’est l’histoire d’un dévouement, d’une dévotion. Je n’ai pas rouvert ce livre depuis mon adolescence mais, dans mon souvenir, c’est un jeune arriviste qui s’éprend d’une femme qui a des enfants. Il y a une histoire entre eux, mais cette femme s’efface à un moment, pour que ce jeune homme prenne son envol, pour qu’il aille là où il doit aller, dans la capitale. C’est le sacrifice de cette femme qui m’a bouleversé. Cette passion m’éclairait plus que tout ce qu’on pouvait me dire à propos de cette vie.

Vous écrivez en pensant être publié. Est-ce aussi pour créer un lien d’intimité avec vos lecteurs ?

Quand j’écris, ce n’est pas que je pense à vous, ou à telle personne ou à tel lecteur en particulier, pas du tout. Mais je voudrais que mon langage contienne assez de silences pour que quelqu’un d’autre y vienne et s’en nourrisse. Pour Noireclaire, quand je l’écris, au départ, il est trois ou quatre fois plus grand. Ensuite, je taille dedans, je coupe, j’enlève le plus possible, parce que, il me semble, que « en disant le moins, vous faites entendre le plus ». Le fait d’écrire en pensant qu’on sera publié, ça vous met en état juste d’éveil. Ça vous incite à ne pas bavarder et à faire en sorte que votre langage, votre langue soit tenue, serrée, de façon à ce que le premier ou la première venue puisse y entrer, et partager et connaître la vision que vous avez eue. L’écriture est une manière étrange de prendre soin des gens que vous ne connaissez pas, et même d’une partie de vous que vous ne connaissez pas. Vous voyez, c’est une façon de prendre soin.

 

Christian Bobin

Né en 1951 au Creusot en Saône-et-Loire où il demeure, il est un écrivain et poète. Il a récemment publié Un assassin blanc comme neige (2012),L’homme-joie (2013), La grande vie (2014), L’épuisement (2015)...

Lire :

  • Noireclaire, Gallimard, octobre 2015, 88 p., 11 €
  • La prière silencieuse, avec Frédéric Dupont, Gallimard, octobre 2015, 136 p., 70 ill., 24,90 €

(1) Ossip Mandelstam est un poète et essayiste russe du XXe siècle.

(2) La citation exacte est : « Il est bon de tenir caché le secret d’un roi, [...] tandis qu’il convient de révéler et de publier les oeuvres de Dieu. »

Photos Christian Adnin

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Eloge de la solitude

22 Août 2016, 05:01am

Publié par Grégoire.

Eloge de la solitude

 

Ce qu’on ignore, on l’appelle, on le nomme. On voit l’amour et la solitude : une seule chambre à vrai dire, un seul mot. De la solitude, nous ne viendrons pas plus à bout que de notre mort. C’est ce qui fait que l’on aime et que le temps passe ainsi, dans l’attente lumineuse de ceux que l‘on aime : car même quand ils sont là, on les espère encore. On touche leurs épaules, on lit dans leurs yeux, et la solitude n’est pas levée pour autant. Elle gagne en beauté, elle gagne en force, mais elle est toujours là. Ce qui a commencé avec nous – avec l’étoile de notre naissance – n’en finira jamais de nous isoler dans l’espace : chacun séparé de tous les autres. Chacun enclos dans son désir, dans son attente.

Nous sommes seuls dans le jour. Nous avons besoin de quelqu’un qui nous conduise dans la pleine nuit du jour, comme on mène un enfant jusqu’aux rives étincelantes du sommeil. Nous sommes seuls dans le jour, mais nous serions incapables de découvrir cette solitude si quelqu’un ne nous en faisait l’offrande amoureuse. La révélant, en pensant l’abolir. L’aggravant, en croyant la combler. Cette solitude est le plus beau présent que l‘on puisse nous faire. Elle brûle dans le jour. Elle s’illumine de nos absences.

Christian Bobin, Lettres d’or

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Poussières. Un ange anglais

20 Août 2016, 05:03am

Publié par Grégoire.

Poussières. Un ange anglais

 

Je me suis précipité dehors et j'ai levé la tête vers le ciel où les dieux dorment depuis deux mille ans : des flammes jaillissaient de la cheminée. Elles avaient la beauté d'un drapeau de prière tibétain. Un bruit sortait du conduit, aussi fort que celui d'un bombardier. Le feu venait de me déclarer sa guerre. Je ne saurai jamais ce qui l'avait irrité. J'ai appelé les pompiers. Ils sont venus dans leur camion jouet d'enfant. Je les ai regardés travailler. Leur manière de ne s'assoupir dans rien, pas même dans l'expérience acquise. Le ralenti de leurs gestes : Confucius grimpant à l'échelle. Puis ils sont partis. Les anges sont du côté du réel. Le plus beau spectacle, c'est de voir quelqu'un faire son travail avec une passion calme. Je me souviens des mains de Glenn Gould sur son clavier : une précision de chirurgien comme s'il fallait, en appuyant chaque touche, déclencher la réponse la plus nette, et vite retirer les doigts de crainte de toucher un nerf. Les anges sont de toutes sortes. Ce qu'ils ont en commun est l'attention à la vie fragile. Je pense à cette femme de ménage qui avait pris un jour de congé pour aller à l'enterrement de Simone Weil où il n'y eut que sept personnes. Elle jeta un petit bouquet tricolore dans la fosse. Ceux qui étaient là, voyant le geste de cette femme pauvre, comprirent alors qu'ils venaient d'enterrer une sainte. La vie est la chose la plus délicate au monde. D'ailleurs ce n'est pas une chose. Comment dire : une grande délicatesse circule dans l'air, confondue avec lui. Une délicatesse que nous respirons et dont nous n'avons que rarement conscience. La nonchalance d'un roseau écoutant un ruisseau lui faire la cour. C'est là un ange supérieur qui fait tout en ne faisant rien. Un jour, j'ai vu une mousse dans la fissure d'un trottoir. Une espérance verte poussée là, plus forte que le ciment et infiniment moins prétentieuse. Je me suis accroupi pour mieux voir. Un ange a traversé mon crâne. C'est avec ses yeux à lui que j'ai vu la mousse couvrir sans bruit la ville industrielle, réenchanter de sa lumière fluorescente nos amours imprécis. La ville a disparu et moi avec. Je me suis relevé quelques siècles après. Un autre monde luit, proche comme une belle pomme tombée dans l'herbe. La délicatesse des poètes protège ce monde, en tient la porte ouverte. Les anges font leur nid dans les poèmes comme les abeilles dans un arbre creux. Deux jours après l'incendie j'ai fait venir le ramoneur. Le soin qu'il donnait aux cendres, au bois et aux tuiles, était le même soin que les poètes essaient d'avoir pour leurs phrases, exactement le même. Nos catastrophes attirent des anges plus sûrement que nos triomphes.

Christian Bobin

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Lumières

16 Août 2016, 05:52am

Publié par Grégoire.

Lumières

 

Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,
tant qu’avec ma compagne mendiante
je savoure l’immensité des plaines,
et la brume, et la faim et la tempête.

Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul, satisfait et serein,
ces jours et ces nuits sont bénis
et le travail mélodieux est innocent.

Malheureux celui qu’un aboiement épouvante
comme son ombre et que fauche le vent,
misérable celui qui à demi vivant
demande à son ombre la charité.

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronèje

 

 

“Ce qui s'enfuit du monde c'est la poésie. La poésie n'est pas un genre littéraire, elle est l'expérience spirituelle de la vie, la plus haute densité de précision, l'intuition aveuglante que la vie la plus frêle est une vie sans fin.”

― Christian Bobin.

 

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L'amie chagrin

4 Juillet 2016, 05:13am

Publié par Grégoire.

L'amie chagrin

Il a au coin des yeux les petites pattes d’oie d’un émerveillement fatigué, ce discret chagrin de ceux qui ont, un jour de trop grande souffrance, une fois pour toutes, décidé d’être gais. Avec sa femme, il fait partie d’un groupe que je rencontre dans une galerie de la Petite Verrerie au Creusot. J’ai répondu à leurs questions en essayant de ne pas trop abîmer le silence mis dans les livres qu’à présent je signe. « Parle-lui de Martine. » Poussé par sa femme, après un instant d’hésitation, l’homme me raconte l’histoire d’un enchantement ancien. Plus il parle et plus il perd en âge jusqu’à retrouver la vraie gaieté, celle qui ne doit rien à notre volonté. Enfant, il avait pour compagne une petite fille invisible que lui seul voyait. Il la voyait vraiment. Elle prenait part à ses jeux, dormait dans sa chambre sur le tapis, mangeait à sa table. Il avait obtenu qu’on laisse une chaise vide pour Martine : c’était le nom qu’il lui avait donnée. Les adultes demandaient au garçon des nouvelles de « son amie ». Il en donnait sans tenir compte de leurs sourires. Un jour, jouant avec elle devant une scierie aux portes grandes ouvertes, il envoya son ballon dans le hangar. La petite courut le chercher. Au bout de quelques minutes, voyant qu’elle ne revenait pas, il entra à son tour dans la scierie, arpenta les allées où les troncs débités en planches embaumaient l’air d’une odeur de sainteté. Il appela, en vain : Martine ne réapparut ni ce jour, ni les jours suivants. Je ne l’ai jamais revue, me dit l’homme avec un sourire faible sur son visage. Je signai le livre qu’il me tendait - une dédicace pour Martine - et le regardai s’éloigner. Rien en profondeur ne me distingue de ceux que je rencontre. J’ai comme eux à traverser la forêt pleine de nuit de cette vie, à guetter le bruit des bêtes et mendier le secours d’une lumière dans les livres. Ruysbroeck, depuis le balcon de son quatorzième siècle, donne là-dessus de bons conseils : « Chaque soir, en arrivant devant ton lit, si tu en as le temps, tu repasseras trois petits livres qu’il te faut toujours porter avec toi. Le premier est ancien, laid et sale, écrit à l’encre noire. Le deuxième est blanc et attrayant, écrit au sang rouge. Le troisième est bleu et vert, entièrement écrit à l’or fin. » Ruysbroeck n’a guère quitté son arbre près de Bruxelles. Il a cet incroyable aplomb des saints qui parlent du ciel comme s’ils y étaient nés et qu’ils en connaissaient chaque meuble de nuage, chaque fenêtre de lune. Le premier livre est celui du passé, le deuxième celui de la vie présente, innocente et blessée, le troisième celui de la vie à venir, bienheureuse et légère. Je lis Ruysbroeck comme l’enfant entrait dans le hangar à la recherche de son amie : je cherche dans les livres cette chose invisible qui rend la vie aimantée. Je casse ma tête sur la tête des saints. La mienne est en plâtre, la leur en or. Parfois, je recopie une de leurs phrases. Recopier une phrase qu’on aime, c’est regarder le soleil se lever deux fois dans la même journée. J’ai aimé cet homme aux yeux gaiement chagrins. On ne peut qu’aimer ceux dont nous entrevoyons, fût-ce un instant, l’enfance inconsolable. Alors, c’est drôle à dire, plus rien ne manque et les trois livres de Ruysbroeck n’en font plus qu’un dont les pages, en tournant sous nos doigts, les tachent d’or

Christian Bobin

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Dans le bleu des cieux...

2 Juillet 2016, 05:04am

Publié par Grégoire.

Dans le bleu des cieux...

Dans la boutique de livres anciens où je feuilletais un livre de Marceline Desbordes Valmore, un clochard édenté aux yeux mauvaisement bleus inquiétait le libraire. Les trous entre les dents du clochard communiquaient avec les enfers. Le libraire et lui avaient même corpulence, même gouaille, même goût dangereux pour la joute oratoire. Chacun était le diable de l’autre. Deux miroirs mis face à face font exploser l’univers. Le clochard avait l’ivresse savante. Serrant entre ses mains un livre rare de saint Just, il entreprit avec le libraire une orageuse discussion autour du mot « décollation ». Le bleu roulant dans ses yeux laissait craindre le pire - et pourquoi pas la tête du libraire « décollée » et roulant dans la sciure populaire du soleil d’été. Le clochard était un de ces Goliath que la fronde d’une seule parole, pour peu qu’elle soit bienveillante, suffit à renverser. Je trouvai cette parole. Les deux diables s’apaisèrent et rirent avec moi. Je revins à Marceline Desbordes Valmore. Du livre, s’élevait du bleu qui ennoblissait la librairie tapissée d’or. Les poèmes tremblaient entre mes mains comme un moineau ressuscité. La beauté est de la digitaline pour le cœur. Dans le Livre des morts tibétain, on trouve des paroles destinées à être lues à l’oreille du mort, afin de lui faire prendre conscience que le monde n’est que sa création : il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais que l’âme éternelle engendrant par son vide toutes les apparitions. Le libraire et le clochard étaient moins réels que les poèmes de Marceline dont je sentais le souffle à mon visage, comme d’un soleil lointain. Le livre datait de 1820. Il avait sa reliure dite « d’attente », un cartonnage blanc plâtre, marbré de bleu. Les pages avaient la douceur du chiffon. La voix de Marceline me sautait au visage, la mort n’est rien, elle se traverse comme un pré. Les livres anciens avec leurs chairs adoucies et leurs délicates rousseurs m’émeuvent de revenir triomphants des ténèbres. Selon le Livre tibétain, la grande illumination s’empare du mort puis, peu à peu, les fantômes des sous-bois psychiques s’avancent, colères, envies et peurs. Si le mort ne peut résister à ses propres créations, il s’éloigne de la lumière incréée, rechute et entame un nouveau cycle, éprouvant une fois de plus l’inextricable mélange de clair et d’obscur qu’est toute vie. La voix de Marceline Desbordes Valmore éclatait dans le cœur comme dans une chambre de cristal. Le recueil de poèmes était hors de prix. Je l’ai remis sur son rayonnage. Je suis sorti dans la rue en pente. J’avais entrevu la lumière décisive, celle qui bondit du fourré de la très haute poésie. Maintenant je rechutais, j’entamais un nouveau cycle, sortant de cette librairie parisienne dont je découvrais le nom en me retournant : « Poussière du Temps ». Le soleil avalait le bleu. La voix de Marceline passait en rivière rafraîchissante sous tous les bruits de la rue. Je continuais de l’entendre - un murmure à l’oreille de l’errant que j’étais, éberlué par le monde illusoire et par le bleu affolé dans les yeux d’un clochard bibliophile.

Christian Bobin

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Droit d'asile...

30 Juin 2016, 05:01am

Publié par Grégoire.

Droit d'asile...

 

J’ai lu plus de livres qu’un alcoolique boit de bouteilles, mais je n’ai commencé à comprendre quelque chose de la vie que lorsque j’ai vu que le mur qui s’élève chaque jour en face de nous est infranchissable.
Je revenais d’Autun, le cœur léger, aérien. J’avais mis la main sur de beaux livres. La route n’était que merveilles. Les fermes aux fenêtres à petits carreaux boisés étaient éparpillées le long des prés vert menthe. Je traversai Antully. Une école perdue dans un virage comme un chagrin embusqué, un cimetière et ses morts réfléchissant au milieu des vaches, une mairie vieillotte en retrait de la route comme une grosse maison de poupée qu’on aurait jetée d’une voiture : rien n’avait assez de force pour faire un village. Ne s’imposait que le ciel confituré d’automne. Par les mailles déchirées du paysage passait une jeune morte avec qui j’allais sur cette même route, il y a longtemps. La jeune morte ressuscitait à chaque tour de roue. Les bois de Saint-Sernin qui se souvenaient de son rire faisaient pleuvoir sur son fantôme des taches de couleurs chaudes.
Je ralentis à la vue de la pancarte au bord de la route : « Chasse en cours. » Un sanglier au poil rasta noir goudron traversa la route à cinq mètres en avant. Sa panique me transperça le cœur. échappé du ghetto de la forêt, essoufflé, il ne courait plus qu’au ralenti. Nos vies se croisaient. Il jouait sa peau tandis que je goûtais à la subtile mélancolie et songeais aux heureuses lectures qui m’attendaient. Le pauvre dieu noir s’enfonça dans les taillis. Les incroyants armés avaient perdu sa trace. Je ne comprenais plus ce qu’était cette vie où, au même instant, les uns entendaient vibrer les abeilles de leur mort à leurs tempes, tandis que les autres savouraient d’avoir une éternité devant eux pour lire des choses très douces.
Je ne peux m’éloigner des livres plus d’un jour. Leurs visions attrapent le sourire en biais de l’ange de la vie. Leurs lenteurs paysannes ont des manières de guérisseur. Dans les années cinquante en France, la vie entrait comme chez elle dans le labyrinthe d’une rose ou d’un poème. J’ai connu ce temps où les livres étaient aussi sacrés que le pain. J’ai passé des étés dans leurs cathédrales fraîches, taillées dans la falaise crayeuse d’un beau silence. Qu’est-ce qui est sacré aujourd’hui ? Nul ne le sait. Une guerre imprévue le dira. Elle effacera tout, sauf la vie fragile à quoi les livres accordent depuis toujours droit d’asile.
Nous avançons dans la vie avec des mains rougies de criminel. Le déluge de notre mort les remettra blanches. Le simple geste d’ouvrir un livre commence déjà à les laver.
Une femme cloîtrée dans sa chambre à la maison de retraite riait d’un rire démoniaque à la tombée du jour pendant de longues minutes. Elle hurlait sa terreur de la nuit proche. Le sanglier qui essayait de courir plus vite que sa mort traversa le couloir, emblème de tout ce qui souffrait de vivre et ne voyait d’issue nulle part.
écrire est dessiner une porte sur un mur infranchissable - et puis l’ouvrir.

Christian Bobin

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Une journée ordinaire...

28 Juin 2016, 05:57am

Publié par Grégoire.

Une journée ordinaire...

 

Je voyage désormais avec mes morts. J’ai leur nom sur le bout de ma langue, j’ai leurs mains posées sur mes mains, j’ai leur goût de vivre qui monte à mes yeux comme du champagne. Voici donc le récit d’une journée ordinaire passée sur terre dans l’éternel, dans la vérification de ce principe angélique : « aucune journée n’est banale. » Je dois prendre le train et me lève plus tôt que d’habitude. Dans la voiture qui traverse le matin noir et mouillé, j’entends du piano de Bach, une merveille d’autorité douce et vagabonde. Les notes me conduisent au paradis. Tout ce qui nous parle avec la bonne autorité nous conduit au paradis. Arrivé à la gare j’attends, avant de sortir de la voiture, le nom de l’interprète. Mon guide aérien s’appelait Danielle Laval. Je ne sais pas si j’écris bien ce nom. L’air joué avait engendré une rivière, une prairie et des étoiles dans ma tête. Il s’appelait « Que les brebis paissent en paix ». Enregistrement aujourd’hui introuvable, dit le présentateur. Mon train a du retard. Je manquerai donc la prochaine correspondance, me voilà parti pour une petite mort de sept heures. Dans cette mort les résurrections se multiplient. Je traverse à la lenteur bovine d’un train régional des paysages intouchés par la froide modernité. Une paix m’est jetée à foison par les arbres et le ciel que je vois, comme le riz lancé sur les mariés à la sortie de l’église. Cette paix rencontre et multiplie celle du livre que je lis sur ma banquette au plastique boursouflé : Le Soûtra du diamant. Ce classique de la littérature bouddhiste est un des livres les plus joueurs que j’aie jamais lus. Chaque phrase est suivie par sa petite sœur qui dit le contraire. Par exemple : ne croyez pas que « moi », « conscience » et « vie » existent. Et aussitôt après : ne croyez pas non plus que « moi », « conscience » ou « vie » n’existent pas. C’est comme voir un homme marcher sur la neige fraîche en effaçant au fur et à mesure les traces de ses pas. Jean-Sébastien Bach ne va pas autrement dans le blizzard des sons. Tout est dit puis aussitôt contredit, ce qui allume dans le cerveau des incendies de toute beauté. Le roi-langage perd sa couronne. La reine-pensée perd de sa suffisance. Ne reste plus que la joie de tenir entre ses mains un petit livre qui, parce qu’il cherche la paix, la donne sur le champ. Le train s’arrête à Vierzon. Longtemps. Pour réfléchir, on dirait. J’admire les herbes qui tanguent au milieu du ballast. Une tribu de religieuses délivrées du dogme. Leur habit vert cru me réjouit. Elles existent aussi pleinement que moi qui les regarde à travers une vitre sale. Elles connaissent tous les horaires des trains et aussi à quelles heures descendent les anges de la lumière. À Limoges un nouvel arrêt contemplatif et c’est pour découvrir une star du noir et blanc : une pie qui erre entre les rails, superbement indifférente à l’extase qu’elle suscite en moi. Je crois n’avoir jamais vu un noir et un blanc aussi purs. La colombe des images pieuses est une catin comparée à cette aventurière de l’esprit qui cherche ce qui brille entre les lignes à Limoges. J’arrête là le récit de ma journée. Les apparitions sont trop nombreuses pour les noter toutes. Sachez seulement qu’au retour, le lendemain, j’ai admiré un ciel à étages, du côté d’Orléans cette fois : un ciel avec des nuages à des hauteurs différentes, comme de faux plafonds. Les nuages couvaient du noir ce qui rendait la lumière qui les trouait ici ou là théologiquement irréfutable

Christian Bobin

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Une guerre sainte...

26 Juin 2016, 05:55am

Publié par Grégoire.

Une guerre sainte...

Ma main droite vole le long de la bibliothèque comme une hirondelle remontant le long d’un mur. Prendre un livre entre ses mains est un des gestes les plus tendres de cette vie, presque aussi tendre que serrer la main abandonnée, devenue nuage au bord de se déchirer, d’une très vieille personne, ou soulever quelques tissus au marché, frôler un peu de soie ou de coton puis ne se décidant sur aucune prise, battre l’air pur. Les livres sont des fidèles gardes du corps, des alliés sûrs dans la guerre à mener chaque jour. Je me suis battu avec un poète à coup de fleurs. Je lui avais envoyé un livre où il était question de pivoines. Il m’a répondu que si les fleurs parlaient du ciel, cela ne les empêchait pas de pourrir. Je me suis fâché et lui ai fait parvenir un bouquet d’anémones. Un mot d’accompagnement, rédigé par les fleurs elles-mêmes, clamait leur désaccord et que leur joie jamais ne pourrit. La couleur des fleurs se détache de leur mort, de même que le sourire de ceux qu’on aime ou ces gestes qui faisaient leur âme. Pour revoir cette jeune femme morte il y a seize ans, il me suffit de penser au mouvement qu’elle donnait à sa main pour souligner une parole : une soudaine façon de casser le poignet en bec de cygne avant de le retourner et laisser les doigts s’envoler. Seize ans après, la lumière de cette image me gagne. La joie donnée survit à ce qui la cause. Très peu ressuscite tout. J’écris pour rendre à ce très peu sa force atomique. Je soulève quelques tissus de langage, de la main la plus légère possible. La désertion, même momentanée, d’un poète est insupportable : qui alors pour défendre la vie souffrante ? Un ami rend chaque mois visite à une vieille femme affaiblie par la maladie de l’oubli. Elle vit à l’étouffée dans une maison de retraite. Un jour il fait si beau que mon ami persuade cette femme de sortir dans la cour rajeunie de soleil. Assis à côté d’elle, il dit à voix haute le début du poème écrit par Verlaine dans sa prison de Mons : « Le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si calme. » Et voici que le poème fleurit au fond des yeux de la malade, qu’elle en récite à lèvres tremblées toute la suite sans oublier un mot : Verlaine sorti de la forêt du temps venait au secours d’une vivante, prenait sa main. La poésie est une condensation explosive du langage – une parole pure, précise, qui fait revenir en nous la grande respiration, un air qui ne doit plus rien au monde. Quelqu’un m’a demandé un jour ce que c’était que « croire ». Je lui ai répondu que je ne voyais aucune différence entre croire et respirer. Je ne sais si ma réponse l’a satisfait. Nos questions et nos réponses ne se promènent jamais sur le même chemin. Après avoir reçu les anémones, le poète incrédule m’a envoyé une lettre où quelque chose enfin vibrait – l’intuition que vivre n’était pas qu’une histoire à la chute triste. Nous nous étions battus à coups de fleurs comme les enfants se battent à coups de polochons. À présent un duvet de phrases calmes descendait sur la terre. Les anémones avaient gagné la guerre

Christian Bobin

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