Le pain du silence...
Depuis sa mort il vit au Canada. C'est froid, le Canada. C'est comme la neige, blanc, lumineux et froid. Depuis sa mort il vit dans la lumière blanche, glacée. Quand est-ce qu'il a pris la décision de mourir, d'aller au Canada. Vous ne savez plus. C'est marqué sans doute sur la pochette d'un disque mais vous n'avez pas de disque, que des cassettes avec très peu de mots dessus, parfois rien, juste le visage, son visage de pasteur ou de fou, son visage de pasteur sous les neiges, de dément sur les glaces. Après tout, peu importe la date. Elle n'amènerait rien de précis à votre méditation. Elle ne dirait rien de juste. Quand une chose arrive, quand elle arrive vraiment, ce n'est jamais dans le temps qu'elle arrive. La mort, l'amour, la beauté, quand ils surviennent par grâce, par chance, ce n'est jamais dans le temps que cela se passe. Il n'arrive jamais rien dans le temps - que du temps. Il vous suffit de savoir que ce départ a lieu très tôt. Très tôt dans sa vie, la mort. Avant il donne des concerts, gouverne des orchestres ou plutôt, car il n'est que pianiste, il s'entête à refuser tout gouvernement d'un chef, d'un ensemble, d'un orchestre. Je joue à ma manière. A ma manière froide et brûlante. Suivez-moi si le coeur vous en dit. Suivez-moi dans le Grand Nord des partitions, sous les sapins sombres de la musique. Si vous le pouvez, suivez-moi. Là où je vais, là où je joue, il n'y a personne - que la musique immaculée.
Oui, très jeune, après beaucoup de contrats signés, beaucoup de roses lancées, de visages offerts, de mains tendues, très jeune il dit j'arrête, j'ai affaire ailleurs, j'ai affaire avec le givre, je vous demande de m'excuser, de ne pas trop m'en vouloir, j'ai rendez-vous au Canada avec la musique, avec la solitude de la musique, avec la solitude de la solitude. Je vous laisse. C'est mon intérêt de vous laisser et c'est aussi le vôtre. Vous m'aimez. Vous me dites que vous m'aimez mais vous ne savez trop ce que vous dites. Vous m'aimez trop. Vous voulez plutôt m'enfermer là où je suis, là où vous êtes, entre les murs de piano noir, de fauteuils rouges, bien au chaud avec vous. Je préfère le froid à cette chaleur. Ne vous offusquez pas. Votre amour m'a nourri, m'a fait grandir. Maintenant que je suis grand il me faut bien aller ailleurs, chercher autre chose. Je ne pourrais passer ma vie à me nourrir de cet amour, personne ne pourrait raisonnablement passer sa vie à manger. Je vous enverrai des cartes postales. Je vous ferai des disques. Plus de concerts, que des disques. Ils vous donneront de mes nouvelles, des images du Grand Nord. Une nourriture plus substantielle que la nourriture. Une musique plus aérienne que la musique. Vous verrez, vous entendrez : le pain du silence, le vin du silence. Et juste quelques notes, par-ci, par-là. [...]
C Bobin, l'homme-joie.