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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

Regarde-moi. Regarde au fond de mes yeux: il est là

17 Juin 2020, 11:48am

Publié par Grégoire.

Regarde-moi. Regarde au fond de mes yeux: il est là

" Le chrétien n’a plus le droit d’être seul. La place manque, même au désert, l’homme est partout. « Pourquoi me fuis-tu ? Je suis toi-même. Tu cherches le Christ ? Regarde-moi. Regarde au fond de mes yeux: il est là. » C’est la leçon de notre temps. "

F Mauriac.

(...)

L’Évangile enfin accepté. C’était là l’essentiel du témoignage de F Mauriac, mais contrairement à ce qu’on pense d’ordinaire, la sérénité ne suit pas toujours ces réformes de l’âge mûr. Je ne savais pas bien, lorsque je connus Mauriac, que le choix entre le Christ et le monde – le monde dans ce qu’il a de faux et d’injuste – ne détermine pas nécessairement la transformation totale de l’homme. Si c’est un miracle, c’est comme on l’a dit, un miracle lent. On choisit l’Évangile, mais le monde reste en nous avec son attrait multiforme.

 

L’aventure des premiers disciples n’est pas sans rapport avec la nôtre. Il est exaltant de laisser là ses filets, son établi, sa table de travail pour suivre l’homme extraordinaire qui dit des choses qu’on n’est pas sûr de toujours comprendre – et cela ne fait rien qu’on ne comprenne pas tout, parce que c’est lui et qu’il nous appelle. Les reproches viendront cependant, et durs : «  ...Vous qui êtes mauvais... Hommes de peu de foi... Toi, tu vas me renier...»

 

Chez nous de même, le grand retournement de tout l’être ne se fera parfois que vers la fin du jour, dans les dernières clartés de l’après-midi. Mauriac a pressenti ces choses. Entre le moment où l’âme se met en route et celui où elle se rend à Dieu après des idolâtries sans nombre, il n’y a pas trop de toute une vie pour faire le voyage, et il arrive qu’on le supporte mal et qu’on s’en prenne furieusement à soi de la longueur du parcours.

 

À ne pas tenir compte de ces faits, on risque de mal comprendre le drame spirituel de Mauriac, car ce choix qui engage tout l’homme pose des problèmes à l’écrivain. La tentation de se reprendre est, en effet, toujours là. Mauriac, lui, fut fidèle jusqu’à la fin, mais son art même, jusque dans son essence, resta l’enjeu d’une partie redoutable. Le cas est étrange, mais il n’est pas rare. L’homme François Mauriac a accepté le choix.

 

Les personnages de Mauriac se montrent beaucoup moins dociles que lui, qui pourtant le fut assez peu... D’abord ils ne veulent du choix à aucun prix. Ils ont ceci de passionnant qu’ils sont avant tout des rebelles, des rebelles qui finissent assez souvent, je le sais, au pied de la croix, mais après combien de longues et violentes révoltes... Parfois même, et cela est pire, il n’y a pas de révolte, il n’y a que le refus pur et simple, jusqu’à ce que se produise, mais fort tard, ce que Port-Royal eût appelé un coup de la grâce, et alors tout est bien : un rayon de lumière céleste vient effacer le désastre d’une vie manquée.

 

On peut se demander, du seul point de vue du romancier, si cette révolte et ce refus ne sont pas plus captivants que le salutaire agenouillement dont nous ne doutons pas qu’il vienne, puisqu’il le faut. Jusqu’à quel point l’auteur est-il de cette humanité qu’il invente et fait souffrir, et qu’il rattrape au moment où elle va se perdre ? Certains de ses personnages courent droit aux abîmes. Non pourtant. À la dernière halte de leur existence toute noire, François Mauriac accorde aux misérables un retour à la foi et le secours de cette pitié divine qui arrange tout. Et cela est souvent ainsi – nous avons tout intérêt à ne pas y contredire : Dieu vole les âmes au démon l’une après l’autre. Mais c’est le romancier qui me retient, c’est l’homme dont je sens la présence derrière ces récits ténébreux, car de tous les romans qu’il a écrits, celui que je mets au-dessus de tous les autres pourrait s’appeler François Mauriac et c’est aussi le plus tragique : il est partout, depuis les vers où l’auteur regrette les péchés qu’il n’a pas commis jusqu’à ce Maltaverne dont on dirait que Dante lui a soufflé le nom à l’oreille et qui évoque je ne sais quelle sombre étape sur le chemin de l’au-delà.

Ira-t-on jusqu’à dire qu’après avoir si loyalement renoncé, il se ravise et que sans bien le savoir il prend sa revanche dans la peinture d’un monde dont il ne veut plus – ou dont il ne vent plus vouloir ? Mais comment un écrivain aussi lucide n’aurait-il pas su ce qu’il faisait ? Cette impitoyable intelligence pouvait-elle vraiment n’avoir pas compris ? Tout est possible dans cet ordre d’idées. Nous ne nous pipons jamais si bien que lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, mais si nous sommes honnêtes, et c’était le cas, il nous en reste un indéfinissable malaise. De là cette amertume et cette inquiétude, de là le tourment qui ne finit pas.

 

 

Qu’il me soit permis de rapporter un souvenir dont la trivialité n’est qu’apparente. Un soir que je le quittais rue de la Pompe, après une de nos longues promenades, pour rejoindre ma rue Cortambert, je lui dis : « Vous qui allez rentrer chez vous, cela ne vous paraît-il pas drôle, dix heures étant passées, de troubler le sommeil de votre concierge en faisant retentir devant sa loge un nom célèbre ? ». «  Que vous êtes bête, si je puis dire ! », fit Mauriac en riant. Mais je ne le lâchai pas. «  Reconnaissez au moins qu’il vous est agréable de penser à tous ces lecteurs qui vous admirent. » Il eut alors, soudain, un mot qui me laissa muet, parce qu’il ressemblait à un cri de détresse : «  Je ne veux pas être admiré, je veux être aimé. »

 

Combien d’années plus tard, quarante sans doute et plus, ne jetait-il pas ce cri de l’homme libéré : «  Croire, c’est aimer ! » Il savait bien alors que, dans cette immense histoire d’amour entre Dieu et l’âme qu’est la vie humaine, c’est Dieu qui commence, et que la déclaration d’amour, c’est Dieu qui la fait d’abord.

(…)

 La belle affaire que de traverser l’humanité comme on traverse un désert ! On se bouche les oreilles, on se crève les yeux pour se préserver des souillures du monde où le Christ a pourtant vécu, et qui trouve-t-on au bout de l’interminable chemin que l’on s’est tracé ? Non pas Dieu, mais une idole, une idole peinte et parée de toutes les vertus qu’on voudra, mais une idole : nous-mêmes.

Mauriac était beaucoup trop lucide pour s’exposer à une bévue aussi désastreuse. Il avoue sans difficulté que bien des chrétiens auprès de qui il se sent étranger sont plus fidèles que lui, «  comme on me l’a souvent et justement reproché », dit-il avec une humilité qui n’est pas feinte, «  plus charitables, plus dévoués aux œuvres que je ne le suis moi-même ». Mais aussi de quel superbe dédain il couvre «  les âmes médiocres qui se croient saintes parce qu’elles sont scrupuleuses ». Il y a dans ces paroles la hauteur à quoi l’on reconnaît le grave discours de Port-Royal.

 

Dans ce vaste examen de conscience qu’est l’œuvre de Mauriac, l’introspection de l’auteur atteint à une sorte de génie, mais d’un génie impitoyable. On est rarement descendu d’un pas plus ferme et plus assuré dans les profondeurs de l’âme et jusque dans ces régions obscures où le romancier ordinaire ne s’aventure jamais, parce qu’il n’en a ni le pouvoir, ni le désir. Qui trouve-t-on, en effet, dans ces ténèbres si ce n’est l’inconnu qui porte notre nom ? Ici, j’admire l’homme chez Mauriac plus encore que l’écrivain, car il ne s’agit plus tant de littérature que d’une recherche douloureuse de la vérité.

 

On connaît l’histoire du curé d’Ars qui demanda la grâce de se voir tel qu’il était. Cette prière fut exaucée et l’imprudent qui la fit, tout saint qu’il était, ne s’en remit jamais. Ne dirait-on pas que Mauriac a voulu, lui aussi, avec un étrange courage, obtenir le même face à face ? De là vient ce quelque chose d’éperdu dans ses remontées vers la lumière à la fin de ses récits. Il sait que Pascal a dit vrai, que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures et que cette vue ne se supporte pas. À l’angoisse de Pascal, ne craignons pas de mettre en parallèle, pour la grandeur comme pour la misère, l’angoisse de François Mauriac.

 

On devine chez lui un amer contentement à s’avouer coupable. Or, nous dit-il, et c’est ici qu’apparaît une tentative de justification, «  un homme qui se sent pécheur est déjà aux portes du royaume de Dieu ». Et ailleurs il nous parle de ce besoin d’être pardonné qui est toujours en lui. La blessure que l’Église a le pouvoir de refermer, mais qui ne laisse pas de se rouvrir, on dirait que Mauriac n’est tranquille que s’il peut constater qu’elle est encore là. Beaucoup ont parlé de l’orgueil de Mauriac. Cet orgueil alterne avec des repentirs et des abaissements qui effacent tout. Il voit clair, trop clair peut-être. Rien, je crois, ne lui levait le cœur comme la bonne opinion de soi commune à tant d’âmes pieuses que l’orgueil spirituel rend aveugles. 

 

Si passionnant qu’il soit dans cet éclairage surnaturel, je me refuse à voir en lui l’homme des seules sévérités excessives. Une flamme brûlait dans son cœur, celle-là même qui lui arrachait le cri d’amour qui l’apparente aux meilleurs : «  Tu existes parce que je t’aime. »

 

Julien Green, discours de réception à l'académie française.

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-julien-green

Regarde-moi. Regarde au fond de mes yeux: il est là

La Pharisienne. Ce roman écrit pendant l’occupation, en des heures d’anxiété et d’ennui, j’y verrais le chef-d’œuvre de Mauriac. Je laisse de côté une histoire d’amour, je veux surtout regarder cette fascinante Brigitte Pian qui se range sans hésitation dans le petit nombre des élus, car c’est la sainte femme dans toute son horreur. Elle veut le salut du prochain, et elle le veut avec une poigne de fer. Dévorée d’un orgueil spirituel qui dépasse tous les orgueils possibles, elle se persuade qu’elle est humble. Elle fait le bien d’une manière qui épouvante. Dans un tiroir secret de sa commode, elle cache une lettre qui peut anéantir le bonheur de plusieurs personnes. Elle garde ce document.

Avec une lucidité qui donne le frisson, Mauriac se promène dans les ténèbres de cette âme qui se prend personnellement pour l’Église et que guette le démon. Sera-t-elle sauvée malgré tout ? Pour emprunter le langage de saint Thomas, il semble que non. Elle s’est trompée de rigorisme, elle a pratiqué sans amour une religion d’amour. Non sans une joie un peu cruelle, l’auteur nous montre son héroïne excédée tout à coup de sa piété factice. Alors elle devient humaine, ou presque, et bannit les lectures édifiantes dont elle a gavé sa mégalomanie religieuse. Elle se repaît de littérature profane, elle lit Adolphe, elle lit Anna Karénine, elle déclare : «  Tous les hommes sont des canailles. »

Julien Green, discours de réception à l'académie française.

 

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B
Merci pour vos publications que je suis en train de relire.Quelle beauté,cela me reconforte,vous eclairez la laideur du monde et de son actualité.
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S
Pour cette re-découverte, merci.
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