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Carnet d'une allumeuse

25 Mai 2018, 02:56am

Publié par Grégoire.

Carnet d'une allumeuse

" Mon drame n'est pas celui des femmes : c'est celui des penseurs, des voyants, des poètes. Ce sont leurs visions qui m'assaillent, leur foudre qui me tue. Le «je-ne-sais-quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue » n'effleure pas les femmes, puisqu'il n'est que les hommes pour questionner la mort.

Penser pour une femme, quelle folie ! Cela commence par un accroc dans le velours noir de la nuit, par quoi entre l'eau sale des idées, ruinant le velours rose du coeur. Quelle mondaine me fera la charité de son ennui ? Quel mannequin me prêtera ses épaules, que j'y accroche ma pensée ?

Si au moins j'étais quelque banale déesse, ou bien une de ces goules qui s'inquiètent seulement de quel vide aimanter les mâles ! Hélas, les ténèbres qui laquent les yeux de cervidés des filles me font défaut. Ma nuit n'est qu'expérience intérieure. Rien de plus haut sous le soleil — mais rien de plus terrible."

Lydie Dattas, Carnet d'une allumeuse.

Carnet d'une allumeuse

« Aucune différence entre un camp de concentration et le monde ». Sous l’apparente outrance des préliminaires de ce carnet intimiste se cache la sensibilité exacerbée d’une jeune femme confrontée aux indélicatesses de son prochain, aux intempéries du réel, aux affres du néant. Lydie Dattas, poétesse française née en 1949, fut frappée, dans sa jeunesse, par une double révélation, à la fois fondatrice et saisissante : l’étroite corrélation entre la féminité et l’apparence physique d’une part ; la puissance abyssale du désir masculin d’autre part. À l’aune de ce double postulat, l’adolescente, séduisante malgré elle, expérimente l’avidité irréfrénable du mâle : « L’homme était une poudrière que le détonateur du regard pouvait faire sauter ». Face à cette menace explosive, elle se referme comme une fleur la nuit venue, se démarque de ses consœurs lycéennes émoustillées par les chuchotements du diable à leurs oreilles : « Les parfaites cherchaient la clé de chair ouvrant le monde. Dressées pour sourire comme certains chiens pour mordre, ces roses interchangeables composaient un bouquet mondain, laissant dans leur sillage la puanteur d’un parfum de luxe. J’étais cette rose noire qui sautait du bouquet ! ».

L’adolescente prend dès lors nettement conscience de la malice de l’homme dont le commerce romantique recèle un double-fond : « Un gouffre s’ouvrit : l’amour mentait ! ». Et mesure tout le pouvoir subséquent que l’homme délègue à son corps défendant au sexe dit faible : « Comme l’enfant conduit la vache au pré, la fillette mène le géant où elle veut ». Lydie chavire les cœurs, gonfle le sang, retourne le cerveau de ses soupirants : « J’étais cette goutte de nitroglycérine tombant dans le cœur des hommes pour en évincer le monde ».

Indifférente aux ruts express, la jouvencelle porte plus volontiers son attention sur les émanations éthérées de la poésie, arpente les méandres obscurs de la métaphysique ou s’émerveille de la beauté élémentaire de l’existence : « J’aimais tellement la vie que j’aurais pu en mourir. Percé de soleil rouge, mon verre de grenadine m’était une Sainte-Chapelle. Tout ce qui vivait m’était sacré. Pleurer m’était une extase. La danse des talons de la grêle me ravissait ».

Alors, pourquoi donc ce qualificatif rugueux d’allumeuse ? L’amie de Jean Genet et de Christian Bobin s’explique : « J’étais ce bois de réglisse qu’un reître mâchonnait sous un porche glacial. Forçant vainement mes cuisses avec son genou, il me traita méchamment d’allumeuse. Mes larmes gelèrent sur mes joues. Dans une bibliothèque publique, j’ouvris un vieux dictionnaire : Allumeuse : celle qui éclaire, qui donne de la lumière. La petite sœur des prophètes… ».

Effeuillant ses souvenirs d’enfance et d’adolescence sous la forme étincelante de la prose poétique, l’auteur de La nuit spirituelle – poème sublime composé suite à sa brouille avec Genet – s’épanche au détour d’une alchimie stylistique maîtrisée, confie son amertume sous le voile opaque de la métaphore. Le feu de sa poésie jaillit telle la balle d’un flingue muni d’un silencieux : subreptice et feutrée est la détonation, ravageur et létal est l’impact.

De sa voix lumineuse et implacable, l’ex-épouse du gitan Alexandre Romanès, avec qui elle créa le cirque Lydia Bouglione, compose un numéro d’équilibriste aux confins du subliminal et de l’innommable. Elle foudroie de sa radicalité les coriaces stéréotypes momifiant la femme et tente de redéfinir la féminité en lui conférant une consistance spécifique, une dimension spirituelle au-delà de ses fonctions biologiques et de la coquetterie séductrice auxquelles elle est communément jumelée.

http://www.lacauselitteraire.fr/

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