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"The Square" ou l'impossible critique de l'Art contemporain

21 Novembre 2017, 06:37am

Publié par Grégoire.

"The Square" ou l'impossible critique de l'Art contemporain

La presse, assez furieuse de la Palme d’Or reçue par « The Square » à Cannes, décourage le spectateur : l’œuvre de Ruben Östlund serait une charge anti-art contemporain au vitriol, farcie de longueurs, avec pour protagoniste une nullité détestable, Christian, conservateur d’un musée de Stockholm… Or, loin d’être une farce, ceux qui s’attendraient à rire grassement seront déçus,  le film procède avec habileté, mesure, voire rigueur ; son personnage central est plutôt touchant dans son désir maladroit d’accorder sa conscience avec les faits.

Le réalisateur connait bien l’AC : Nicolas Bourriaud, le chantre de l’esthétique relationnelle, est justement cité. Ne manquent ni les œuvres typiques d’AC,  comme ces tas de graviers, ni leurs avanies mille fois arrivées pour de vrai : le service de ménage balaye innocemment le chef d’œuvre (des spectateurs non avertis y ont vu une invention du metteur en scène). Bien épinglé aussi par Ruben Östlund , le jargon  incompréhensible, la novlangue qui articule dans la même phrase  « œuvre / non –œuvre », pour dire une chose et son contraire…l’AC adore. L’animalité travaille cette société raffinée dont le vernis craque : la journaliste branchée a pour animal de compagnie, un singe et les esthètes se ruent en meute vers les petits fours. Dans un diner de gala, l’auditoire s’entend dire « restez immobile, cachez vous dans le troupeau », avant de subir une performance inspirée d’un véritable artiste russe (Oleg Kulik) qui se prenait pour un chien et mordait les visiteurs ; dans The Square, un homme-singe, plus vrai que nature, tyrannise une assemblée chic de mécènes… point culminant et scène d’anthologie !

L’œuvre qui donne son titre au film, « The square », correspond tout à fait à l’idéologie de l’AC : elle propose au visiteur de passer par un tourniquet soit du côté « je fais confiance » soit du côté « je ne fais pas confiance (à mes semblables) ». L’AC est volontiers manichéen, adossé à la technique : les choix sont comptabilisés et affichés dans l’expo du film, fictive mais si vraisemblable. Passé le tourniquet, le visiteur découvre au sol un carré où sa confiance est mise à l’épreuve puisqu’il doit y déposer portable et portefeuille …en espérant les récupérer à l’issue de l’expo ! Bien vu : l’AC se veut participatif, proposant des expériences et pas des objets ; ce faisant, le parcours du visiteur  ressemble à celui d’un cobaye testé et/ou éduqué. Le choix confiance/pas confiance ne concorde pas avec la vraie vie, où rien n’est tout rose ou tout noir mais oscille en permanence ; dans la rue, on ne fuit pas systématiquement celui qui vous aborde, mais, à la première bizarrerie, on se méfie.  Et le réel va rattraper Christian : des voleurs, plutôt doués pour la mise en scène, lui dérobent son portable et notre homme ne réagit pas selon l’altruisme exalté par son installation, The Square.

Là s’arrête la critique de l’AC. Car il manque à « The square » l’ambiguïté d’une parfaite œuvre d’AC.  Si le milieu a tellement détesté le film, c’est que l’œuvre centrale est trop bienveillante et que le héros y croit vraiment alors que le personnel de l’AC est certainement moins dupe, beaucoup plus cynique. Les vrais acteurs d’AC n’ont jamais une crise existentielle telle qu’elle les conduise, tel le héros du film, à assumer leurs erreurs devant la presse déchaînée ! Dans la vraie vie,  l’AC accumule transgressions, scandales, conflits d’intérêt etc. mais qui démissionne ? Responsables mais pas coupables. Là, le film est bien en dessous de la réalité.

The Square met pourtant les pieds dans le plat financier. Le grand défi d’un musée d’art moderne et contemporain, nous dit-on explicitement, c’est, non pas l’Art mais «  l’argent, trouver l’argent quand un collectionneur peut dépenser en un jour ce que le musée dépense en un an».  Le film ose faire entendre la vox populi (cela suffirait à le suspecter de populisme) qui trouve scandaleux que l’argent du contribuable ait servi à financer une campagne de pub ignoble. Ils sont rares les films avec l’art pour centre d’intérêt et le dernier, en 2008, «  Musée Haut, Musée Bas », de Jean-Michel Ribes, se refusait à parler financement.

Le rapport à la presse et aux médias est bien vu : « pour faire écrire les journalistes, il faut être clivant », se distinguer du vacarme  (médiatique). Ce qui explique bien des dérapages : faire n’importe quoi pourvu que ça mousse. D’ailleurs, la vidéo de promotion commandée par le musée, et qui va précipiter le destin du conservateur, est beaucoup plus dans l’esprit de l’AC avec son « explosivité »…que l’installation The Square proprement dite. Mais n’en disons pas plus … Tout auteur est « en concurrence avec les catastrophes et autres calamités alors que la capacité d’attention du spectateur est limitée à 10, 15 secondes ». Pas celle du spectateur de cinéma, espère Ruben Östlund : le film dure 2h20. Les lecteurs du Grain de Sel qui ont de l’endurance, pourront lire, ci-dessous, une suite de mon analyse car s’il baigne dans le milieu de l’AC, le propos du film est plus vaste : scruter l’âme contemporaine, ou ce qu’il en reste, affrontée aux contradictions de ce que Muray appelait « l’Empire du Bien ». Les autres se dépêcheront d’aller voir The Square, avant qu’il disparaisse de l’affiche : bien des salles d’art et d’essai ne le programment pas, comme par hasard !

Christine Sourgins

Suite de l’analyse de The Square à l’intention des cinéphiles…

Outre l’AC, The Square critique la vie postmoderne avec ses laissés pour comptes : clochards, sdf, immigrés, sont présents, le héros les contacte en poursuivant son voleur. Il passe devant la pancarte d’une mendiante au résumé sidérant : « j’ai 3 enfants et du diabète ». Dans un monde où la carte bancaire remplace la monnaie qu’il est difficile de donner : plus de pièces ! Rapidement le thème des enfants s’impose, ceux de Christian sont un tantinet blasés, ils contrastent avec l’ardeur de celui qui a été calomnié, l’injustice qui lui est faite le consume. Les personnages s’agitent  autour de cages d’escaliers mais le jeu visuel n’est pas gratuit car le fond de la cage d’escalier est un carré donc un « square ». Même chose pour la bande sonore qui enregistre beaucoup de hors-champ, le spectateur devient alors comme les personnages : il n’accède qu’à une partie du réel qui l’entoure.

Il se pourrait que ce film renvoie à un film plus ancien, en noir et blanc.  Film de 1951 qui se passait dans le sud, en Italie et non dans le nord de l’Europe. Mais  le propos des réalisateurs est identique :  comprendre, camera en main, où en est l’élite européenne (ou celle qui se croit telle) à telle époque. Avec Europe 51, Rossellini faisait jouer à Ingrid Bergman, le personnage d’Irène, qui n’était pas encore une bobo comme le héros du Square, mais une grande bourgeoise,  très chic, éperdue de mondanité. Lors d’un diner, son fils désespérant d’attirer son attention se jette dans l’escalier. Nous retrouvons les escaliers, la place centrale de l’enfance (et la mort d’un enfant) dans l’évolution d’Irène en 51 comme de Christian en 2017. Irène  prend conscience de la vanité de sa vie et s’intéresse aux déshérités avec une certaine culpabilité, comme Christian ; tous les deux auront maille à partir avec la Presse mais le parallèle s’arrête là. Poursuivre la comparaison des 2 films, c’est mesurer l’évolution drastique de l’Europe. En 1951, Rossellini vient de tourner un film sur St François d’Assise et il se demande : aujourd’hui, qu’adviendrait-il à un nouveau St François ?  Europe 51 donne : la réponse : le saint finirait interné en hôpital psy ! Comme Irène / Ingrid dans le film, folle pour sa famille mais traitée de sainte par le petit peuple. Entre 1951 et 2017 la dimension religieuse a disparu. Quoique.

Dans Square, les allusions à la religion sont rares : une  coupure de presse signale l’union d’un prêtre, d’un rabbin et d’un imam pour condamner le comportement du musée d’Art contemporain. Ailleurs, un personnage âgé, qui porte une petite croix, s’occupe d’un bébé. Le film est baigné par une musique de Bach (donc religieuse à l’origine) qui semble céder le pas à des sonorités plus « modernes ». Mais tout au long du film, le héros qui s’appelle Christian, comme par hasard, répète telle une incantation, la définition du square :

“The square est un sanctuaire où règnent confiance et altruisme, en son sein nous sommes tous égaux en droits et en devoirs”.

Le square c’est un sanctuaire ! De 1951 à 2017, religieux a muté du christianisme à l’Art contemporain qui est devenu une religion de substitution, un culte laïc qui prêche le vivre ensemble, la confiance (dans confiance, il y a foi) mais sans transcendance. Cette absence de transcendance est incarnée par la platitude du « square », du carré ; alors que la vie  entraîne les protagonistes dans des escaliers qui montent ou qui descendent…

Christine Sourgins

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