Louise Amour en Avignon Off 2016
À l'heure où j'écris, le globe de cristal ou je pénétrais chaque midi pour y rejoindre mes parents est fêlé : l'air y est entré et a oxydé les couverts minuscules, écaillé la peinture des visages, et un tremblement de terre imperceptible a renversé la figurine de mon père. C'est aujourd'hui seule ment que je comprends l'étrange charme de cette scène : ces trois-là-moi dans l'époque de Louise Amour, mon père goûtant au plaisir monacal de la retraite et ma mère conjurant la mélancolie en mettant des fleurs partout dans la maison -, ces trois-là avaient inventé de vivre hors du temps. Les visages de mon père ou de ma mère commençaient d'être atteints par l'usure - ici un petit ravin sous une paupière, là une aile de nez un peu creusée -, mais l'essence du couple parental demeurait jeune et radieuse. Chaque midi revenaient les années cinquante qui m'avaient vu enfant, chaque midi mon père me faisait part de sa joie à me revoir et ma mère m'annonçait qu'elle avait préparé des plats que j'aimais. Ni eux ni moi n'avions vraiment choisi l'éternel retour de cette scène. Nous étions dans un conte, à l'heure-qui peut se prolonger des siècles - où le roi avec toute sa suite bascule dans un sommeil de neige. Si je ressentais l'étrangeté de cette vie et devinais ce que je pouvais y perdre, il me semblait que j'y gagnais davantage : le monde, le terrible monde n'entrait pas dans le globe de cristal. Je n'avais pas vu que ce globe venait de recevoir un coup fatal et que Louise Amour était -outre celui d'une reine des cieux- le nom d'une fêlure irréversible par laquelle, comme un gaz, le monde et le temps faisaient irruption dans ma vie, pour mon bien, pour mon mal.
Christian Bobin, Louise Amour.