"Un homme doit toujours garder en lui la capacité de s'opposer et de résister".
"Avant de nous juger, j'aimerais que les jeunes générations sachent par quelles angoisses nous sommes passés lorsque nous avons compris que, dans le conflit algérien, le général De Gaulle utilisait comme des armes courantes le mensonge, la duplicité et le cynisme. Quelque chose de vital et de définitif s'est cassé en nous qui ne vivra plus jamais (...)
Ma génération n'a pas été en reste d'une trahison. Il fallait entendre, en 1958, les roulements de tambour des salons algérois à l'arrivée du général De Gaulle ! Les épaules galonnées rivalisaient d'ardeur en faveur de l'Algérie française absolue, intégrale et glorieuse. Frétillants, ils citaient par cœur des passages entiers des articles de Michel Debré, devenu Premier ministre, ces textes hallucinants d'inconséquence qui, je l'espère, le poursuivent encore dans la tombe. Notre cohorte de capitaines et de commandants, un peu en retrait, était dépassée par tout ce qu'Alger comptait d'ambitieux et de beaux parleurs. Pourtant, après la révolte de 1961, je n'ai rencontré aucun de ces jusqu'au-boutistes dans les coursives des prisons que j'ai fréquentées.
Lorsque j'ai répondu oui au général Challe, acceptant d'entrer dans la rébellion, je n'avais pas prémédité cette décision. Mais c'était la dernière pièce d'une sorte de puzzle
fait d'engagements. Aussi contestable qu'elle puisse paraître aux yeux de certains, elle correspond à une suite logique dans ma propre vie, que je n'ai pas à regretter. Un homme doit toujours garder en lui la capacité de s'opposer et de résister. Trop d'hommes
agissent selon la direction du vent. Leurs actes disjoints, morcelés, n'ont plus aucun sens. J'aime la phrase de maître Eckhart : "Ce ne sont pas nos gestes qui nous sanctifient, mais nous qui sanctifions nos
gestes." C'est là notre seule liberté.
Au fil des heures, nous avons vu avec inquiétude nos chefs s'épuiser au téléphone. La victoire éclair du premier matin était suivie de tractations et de négociations
laborieuses. Les dernières heures à Alger furent tragiques. L'atmosphère semblait magnétique. Challe, Salan, Jouhaud, Zeller étaient écrasés dans de lourds fauteuils. L'euphorie
était consumée. Une foule de cent mille Algérois était autour de nous, comme une houle qui pouvait d'une minute à l'autre nous engloutir. Je me demande encore comment nous
avons passé ces heures de perdition sans une fusillade ou un massacre. Je me forçais à tenir mes troupes pour contrôler la tension. Dans le chaos que nous traversions, je voulais garder la tête haute, pour ceux dont j'avais
la charge et pour les miens. Demain, si nous étions encore en vie, il fallait au moins ne pas avoir honte de nous-mêmes. J'ai jeté ma fatigue dans l'action en organisant
notre repli vers Zéralda. Challe décida de se rendre pour répondre de ses actes. Il voulait me dissuader de rester, m'invitant à choisir la clandestinité et la fuite vers l'étranger. Il préférait
payer seul. "Je vais être fusillé. Vous êtes trop jeune pour finir ainsi."
Trois solutions s'offraient à moi : une balle de revolver dans la bouche, la fuite dans la nature ou bien assumer mon action. Je n'ai pas voulu me dérober. Les responsabilités que j'avais prises étaient trop lourdes. J'ai voulu couvrir entièrement mes subordonnés. Ils avaient agi sur mes ordres. Je ne pouvais pas les laisser seuls face à la justice.
Je me souviens de la dernière nuit africaine, ma dernière nuit d'homme libre. Je revenais inlassablement sur l'enchaînement des évènements, qui m'avaient échappé. Après quatre nuits de fièvre, j'étais devenu "un félon", "un putschiste", "un amateur de pronunciamiento". En France, la rumeur publique et le clan des aboyeurs commençaient déjà à salir nos mobiles. Je devinais que ce n'était qu'un début. Cette nuit de Zéralda était fraîche et pure. Je regardais la lumière des étoiles, partie du temps des premiers hommes, quelques millions d'années auparavant. A l'échelle du temps, notre passage n'était rien, nos efforts paraissaient vains. J'ai pensé à Don Quichotte, à cette foi qui va au-delà de la raison, à sa certitude que l'homme se mesure à ses rêves intérieurs".
+ Hélie Denoix de Saint-Marc.