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QUE CHERCHEZ-VOUS ?

Notre âge est las ... il est blasé sur l’inattendu..

13 Décembre 2014, 08:25am

Publié par Fr Greg.

Notre âge est las ...  il est blasé sur l’inattendu..

Messieurs,

En m’accordant vos suffrages, vous contraignez un amant de la grand’route à s’arrêter ; votre Compagnie, créée pour fixer le langage, fixera cette fois l’écrivain. En même temps qu’un honneur dont je mesure l’étendue, c’est un extrême bonheur que de remonter tant de siècles. Cette alternance de couronnements et de funérailles auxquelles succèdent de nouveaux sacres académiques, prend la majesté d’une loi biologique. J’y satisfais un besoin de continuité qui hanta toujours une vie pleine d’accidents. Cette célèbre Coupole est un abri contre le changement : au terme d’une existence où rien ne cessa de bouger, je vais goûter les bienfaits de la stabilité. Que j’en ai vus de cœurs intermittents, de géographies élastiques, de situations fluides, de fortunes fondantes, de mœurs chancelantes, de monnaies à éclipses, de vérités contradictoires, toutes définitives ! Notre âge est las des farces et attrapes du Destin ; il est blasé sur l’inattendu. Je m’habitue mal à des rapports humains de plus en plus inharmoniques et contentieux, à travers des dialogues qui ne sont plus que deux monologues, où la logique et l’irrationnel, où Descartes et Lautréamont, nous sollicitent en même temps ; on nous fait cadeau de la vitesse, laquelle engendre le sur-place ; les voitures deviennent des maisons, et les maisons, des caravanes ; le bout du monde n’existe pas plus que le bout de nos embarras ; le lendemain n’est jamais celui qu’on attendait. Les étudiants deviennent examinateurs et, au théâtre, voilà les spectateurs qui montent sur la scène et coupent la parole aux acteurs. Aujourd’hui, parmi les écrivains, qui accepterait de « s’assembler sous une autorité unique », comme Richelieu le demandait à Boisrobert ? À la Sorbonne, ne criait-on pas hier encore : « Richelieu, no, Guevara, si ! » (L’ombre du Cardinal serait surprise d’entendre encore parler espagnol en France, plus de trois siècles après la prise de Corbie).

     La jeunesse exige des comptes d’hoirie, avant l’héritage. Ces adolescents, je voudrais les chérir, mais je me sens infirme devant eux ; je ne sais où placer une affection qu’ils récusent ; c’est déjà difficile d’aimer qui vous aime, mais comment tendre les bras à qui ne veut pas être aimé ? Le seul bien qu’ils attendent de moi, c’est que je m’en aille ; qu’ils me laissent seulement m’éloigner d’eux en prenant ma part de leur peine. Que dire à des orphelins qui sont, en même temps, des parricides ? Ils nous demandent quel sera l’avenir de la jeunesse ; comment leur répondre que l’avenir de la jeunesse, c’est la vieillesse ?

     L’état de vif est un état précaire ; est-ce pour cela que les morts me paraissent souvent si neufs ? Ils m’affirment leur présence, avec leur autorité muette. Aussi voudrais-je, par une invocation liminaire, me les rendre aujourd’hui propices en vous demandant, Messieurs, de m’accompagner jusqu’à leur cendre ; ils forment « ce grand ensemble de l’histoire du monde qui (disait Gœthe) nous délivre des absurdités du moment ».

     Cet itinéraire infernal nous amènera d’abord à la rencontre d’une époque bien plus hasardeuse que la nôtre, celle qui présida à la naissance de votre Compagnie. Louis XIII ; c’était le moment où la France asséchait ses marécages, endiguait ses rivières débordantes avec l’aide de ses amis hollandais (car elle n’avait pas encore commis la faute de se les mettre à dos). Ce besoin de terre ferme, cette digue, voilà l’Académie française ; elle aussi lutta contre l’inondation des barbarismes et de ces néologismes qui empâtent de leur pédanterie la langue du XVIe. C’est par une remarquable dessication du français que s’annoncèrent les premiers bienfaits de la nouvelle institution, par une concentration extraordinaire du style, soit tout le contraire de cet éclatement de l’homme que prônent nos actuels contestataires, éclatement des formes, des couleurs et des mots.

     Quelle joie de me trouver aujourd’hui, ici même, dans cet autre opéra fabuleux que nous à légué Mazarin. Apothéose de la grande époque Louis XIII ! Avant 1900, dans ma jeunesse, il n’y en avait que pour Louis XIII. Les romantiques, avec Marion de Lorme et Cinq Mars, avaient créé l’image d’un Louis XIII à peu près imbécile. Tout à coup vint la réhabilitation : le Richelieu d’Hanotaux, le Louis Xlll de Battifol, les Grandes Frondeuses de Victor Cousin. Avec les Trois Mousquetaires, Mademoiselle de Maupin ou le Capitaine Fracasse notre imagination juvénile nous jetait dans une cohue de cardinaux à poignard et de duchesses travesties en cavaliers bottés ; le Louis XIII, revanche de ceux que le Louis XIV étouffe de ses splendeurs, qui préfèrent les plats d’étain à la vaisselle d’argent, et le cul-de-jatte à sa belle épouse. J’ai été élevé dans la passion du Louis XIII, de son panache espagnol couvrant les guenilles de Callot. Je revois encore les affiches de Lautrec, sur les palissades de mon chemin écolier, celles du cabaret du Chat noir, où Rodolphe Salis et Bruant portaient la cape de Milady ; je revois la mouche, à la lèvre dédaigneuse de Robert de Montesquiou, quant aux feutres à larges bords, style « Ronde de nuit » ils devaient se perpétuer jusqu’à Léon Blum et jusqu’à Paul Souday, ce Franz Hals du journal Le Temps (journal du soir qui, pour Marcel Proust, était le journal du matin). C’était l’heure de Cyrano. Cyrano, roi de mon enfance ! « Quoi ! » disait mon père surprenant son fils, ivre d’évasion et d’aventures, en train de se plonger dans l’Histoire comique des États de la lune et du soleil, ou dans quelque autre de ces voyages en Utopie chers à l’époque, « quoi, tu verrais descendre du ciel, au bout de quelque corde perdue dans les nuages, un fauteuil prêt à t’emporter vers la lune, et tu ne balancerais pas à t’y asseoir ? ». Moi, tremblant de peur et de gloire, n’imaginant pas qu’un bien plus beau fauteuil me serait un jour offert, je répondais : oui, sans hésiter.

 

     À Colbert, couleuvre encore lovée dans l’ombre, nous préférions l’écureuil Fouquet, son rival malheureux ; les infortunes de Fouquet nous firent aimer Pellisson, son admirable défenseur, Pellisson, ce grand historien de votre Compagnie, qui nous a fait revivre cette curieuse époque que les premiers « académistes »– ceux de 1629 à 1635 – nommaient « l’âge d’or » ; l’Académie naissante, pas encore protégée, et qui finalement, consentit à l’être (je cite Petit de Julleville) « non sans quelque chagrin de voir finir ainsi son heureuse obscurité », était uniquement une société d’écrivains, où chacun s’ingéniait à tracer des allées dans le maquis des mots, à en fixer l’ordre, à inventer la phrase courte, le style coupé, à se libérer linguistiquement de Rome et de la Grèce, ces mères abusives du français de la Renaissance. « Il faut plus d’esprit pour se passer d’un mot que pour l’introduire » a dit Paul Valéry ; Giraudoux ajoutait : « J’aime le français quand il est pauvre. »

     Lorsque Je parcours des yeux la liste de mes prédécesseurs à ce onzième fauteuil, j’y trouve dix-sept noms ; les uns sont encore connus ; beaucoup, oubliés. Je les accepte dans leur diversité ; je me sens partie d’une composition dessinée par cet artiste qui travaille à l’envers de la trame : le Temps.

     Le premier à s’asseoir ici fut Philippe Habert, poète de trente-deux ans : il apportait à la toute nouvelle assemblée un poème au titre touchant : le Temple de la Mort. Habert se définit lui-même, avec mélancolie :

     Une âme à qui les cieux ont déclaré la guerre.

     Il célébrait sa défunte maîtresse dans ce vers ravissant :

     Amour de qui les feux m’ont été si cuisants

     avant d’aller, peu après, au siège d’Emery, en Hainaut, se faire écraser par un pan de muraille.

     Le second titulaire, le plus remarquable de cette ordonnance, répondait au nom magnifique d’Esprit. On voyait Jacques Esprit en ce petit salon de Port-Royal où la marquise de Sablé faisait retraite. La Rochefoucauld l’estimait ; ensemble, ils rabotaient et polissaient des sentences ; dans une lettre à Jacques Esprit, le duc va jusqu’à lui parler de « leurs » maximes. Les réflexions d’Esprit sur la Fausseté des valeurs humaines datent de 1642 ; bien qu’elles n’aient été imprimées qu’une vingtaine d’années plus tard, elles préfigurent peut-être celles du duc ; pour l’un et pour l’autre, l’intérêt mène le monde ; la vertu n’est qu’une horloge où chaque rouage s’engrène sur l’égoïsme. Peut-être Esprit a-t-il fourni le fond des Maximes ; mais qu’est le fond, sans la forme, et qu’est la forme sans la brièveté ? La Rochefoucauld, sublime avare du style, a lésiné sur chacun de ses mots, comme s’ils lui coûtaient une fortune ; ses sentences étaient, pour ces centres d’opposition à Mazarin que furent les ruelles, ce que les graffiti d’aujourd’hui sont pour les rues. L’art de La Rochefoucauld marque en outre la supériorité de l’homme d’un seul livre ; il faut du talent pour faire des livres, mais pour n’en faire qu’un, il faut du génie.

     (…)

     Les morts ont des admirateurs, mais rarement des amis ; (…)

     Messieurs, notre promenade aux Champs-Élysées se termine. Je crois n’avoir laissé inhonorée la cendre d’aucun de mes héros. Après avoir parcouru cet illustre charnier, je sens ces morts grandir, familiers, comme des personnages de roman, comme des saints du calendrier. Me voici presque leur compagnon, et je ne le regrette pas ; rappelons-nous ce mot de Joubert : « Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe. »

 

Paul Morand, extraits du discours de réception à l'académie française. 20 mars 1969.

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Chronique radio de Christian Bobin

12 Décembre 2014, 08:03am

Publié par Fr Greg.

Chronique radio de Christian Bobin

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Fabrice Luchini, vrai et simple.

11 Décembre 2014, 08:37am

Publié par Fr Greg.

Chaque mois, Philippe Bilger soumet une personnalité à la question dans un entretien vidéo.  Fabrice Luchini, qui sera à l'affiche du spectacle Poesies ? au théâtre de la Villette à partir du 5 janvier.

Chaque mois, Philippe Bilger soumet une personnalité à la question dans un entretien vidéo. Fabrice Luchini, qui sera à l'affiche du spectacle Poesies ? au théâtre de la Villette à partir du 5 janvier.

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« Jésus n’était pas chrétien »

10 Décembre 2014, 08:34am

Publié par Fr Greg.

« Jésus n’était pas chrétien »

Dieu dans la petitesse et la fragilité d’un nouveau-né, Noël doit être votre fête? 

Christian Bobin: Le sujet de Noël est compliqué. Nos sociétés ont recouvert cette naissance pauvre de plein d’or, de richesses, de paquets cadeaux, de bruit, de tensions, de commerce. Pour moi la vraie fête chrétienne est Pâques. C’est peut-être la seule fête chrétienne. La légende «dorée» de Noël est très belle, nous en avons besoin. A chaque naissance, les dés sont jetés à nouveau. Comme si, dans chaque berceau, partout au monde aujourd’hui encore, on peut voir Dieu relancer les dés de la création. Et tout rejouer, tout parier à nouveau. Naître, c’est le mouvement même de la vie, sans cesse. Il est même possible que la mort, dont je ne sais rien, soit une figure paradoxale de la naissance. Si je peux écarter les sapins, les lumières et l’émerveillement de plus en plus est fabriqué, ce que je verrais dans Noël, c’est ce point de naissance, qui est extraordinaire, une vitalité indestructible. C’est beau aussi de saluer la venue au monde de celui qui va empêcher le monde d’être pour nous mortel, d’être pour nous une montagne de mélancolie, une montagne triste infranchissable. Il est beau qu’il y ait eu un jour, parce que cela a existé et ce n’est pas une légende, qu’il y ait eu un jour, une fois, un homme qui a commencé par être privé de tout, comme les nouveau-nés, et que cet homme par sa tenue, par sa parole, nous ait parlé si magnifiquement de la vie, de notre vie à nous. Et nous ait parlé si magnifiquement de nous-mêmes. Et nous ait ennoblis. Le paradoxe de Noël, de cette naissance, est que Jésus est un pauvre, un moins que rien qui, en une trentaine d’années, va nous faire découvrir notre noblesse.

 

Vous êtes présenté comme un auteur chrétien. Qu’est-ce au juste, être chrétien? 

Je ne sais absolument pas. Le mouvement de l’écriture est un mouvement de résistance à toute définition. J’écris pour me détacher de tout ce qui est mort, endormi, convenu. Les définitions ou les dogmes ont quelque chose d’arrêté qui ne me plaît pas. D’autre part, je vous répondrai par la parole d’un poète que j’estime plus que tous, Jean Grosjean. Dans un entretien, il a cette formule qui lui échappe: «Jésus n’était pas chrétien.» Ce qui s’est déposé un peu paresseusement sous le nom de «chrétien», dans l’histoire au fil des siècles, correspond assez peu au tracé d’insurrection paisible qu’était cet homme qui était le Christ. Si homme, si pleinement homme, qu’il en est devenu divin. Parce que c’est peut-être le plus difficile, d’être humain, au fond. Cela n’arrive presque jamais. Et là c’est arrivé. Qu’un homme arrive à être entièrement et parfaitement humain. Alors si vous appelez cet homme-là un chrétien, on pourrait dire qu’il est le seul. C’est peut-être vers cette présence-là, vers cette vibration, qu’il faudrait travailler à se rapprocher.

 

Si Dieu est dans les petites choses, n’est-il pas aussi dans les grandes, s’il est avec les pauvres, n’est-il pas aussi avec les riches? 

Ce qui serait insupportable serait d’être manichéen. Ce que j’appelle les petites choses ne sont pas petites. Elles sont juste un abri pour les grandes. Personne ne connaît l’adresse de Dieu. Dans les trois tentations que le diable fait au Christ, il y a celle de pouvoir tout changer en nourriture. Le Christ n’idolâtre pas les pauvres. A tout moment, il déroge. Il échappe à ce qu’on imaginait de lui, à ce qu’on aurait voulu qu’il soit. Il parle évidemment de ceux qui n’ont plus rien, de ceux que la vie broie, détruit. Mais personne n’est désigné comme, à l’avance, perdu. Je ne suis pas un moraliste. J’ai 63 ans, j’ai eu le temps de voir toutes sortes de choses, et toutes sortes de gens. Et j’ai vu que parfois, des gens d’un milieu très riche ou dans les choses dites grandes, il y a des grâces incroyables. La vérité est très mobile. Elle est très fuyante. Elle est réfractaire à toutes nos prévisions. On peut trouver un visage christique exactement partout. Ce n’est pas une question de milieu, ni d’étiquette. En vérité, c’est beaucoup plus simple que cela.

 

Vous présentez une chronique radiophonique sur la RTS depuis six ans. Etes-vous attiré par la Suisse? 

J’aime votre pays, de ce que j’en sens. Mais je suis un assez pauvre voyageur. Je suis né au Creusot, une petite ville dure, ouvrière, de Bourgogne. En ce moment, je vis à 15 km du Creusot. J’ai mis plusieurs dizaines d’années à faire 15 km. Il me faudra encore un peu de temps pour arriver chez vous. Un des écrivains qui m’a le plus touché, à mes débuts, était Ramuz. Puisque nous parlons du Christ et de Noël, son petit livre qui s’appelle «Terre de ciel» est un livre miraculeux. Il s’agit de la résurrection d’un village entier. Les gens ont disparu, puis ils reviennent et, regagnant leur village, ils retournent aux coutumes anciennes. On s’aperçoit alors que la vie éternelle n’est jamais que la vie ordinaire. Mais juste nettoyée de nos tracas, de nos angoisses. Juste cette vie-là, juste cette vie quotidienne, c’était et c’est la vie éternelle. 

 

http://www.bonnenouvelle.ch/ // V.Vt

 

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«Si on écrit, c’est pour foudroyer, sinon, ce n’est pas la peine»

9 Décembre 2014, 08:31am

Publié par Fr Greg.

«Si on écrit, c’est pour foudroyer, sinon, ce n’est pas la peine»

Vous écrivez que vos livres «s’émerveillent d’un rien de lumière sur une montagne d’ombre». C’est cela la grande vie? 

Christian Bobin: Je prends un reproche qui m’est souvent fait, ou une image dans laquelle je me sens cloisonné parfois. Je serais un écrivain des toutes petites choses, des riens, des presque riens. Alors, d’accord. Admettons. Mais quand je parle d’une chose ou d’une présence qui m’éblouit, cette chose ou cette présence se détache toujours sur un fond très dur, très noir. Exactement comme en peinture. Un fruit ou un oiseau n’a jamais autant d’éclat que lorsqu’il s’arrache à un fond nocturne. Les deux choses sont importantes et il faut les tenir ensemble. Le brin de lumière certes, mais il ne m’apparaîtrait pas s’il ne se détachait pas, d’une manière douce et violente, d’un fond terrible. J’ai toujours vu les deux côtés de la vie. C’est une banalité que je dis, car au fond nous l’éprouvons tous. L’enchantement de cette vie et la terreur qu’elle est. Ces deux choses marchent ensemble et sont inséparables. C’est aussi parce que la vie est impitoyable qu’elle est, par moments, d’une douceur divine. Les deux sont liés. Si vous les séparez, vous tombez d’un côté dans le désespoir, et de l’autre côté dans un optimisme naïf et dangereux.

 

Il y a beaucoup d’oiseaux dans vos écrits, qui ne font parfois que passer. Vous dites même qu’ils «sont les derniers chrétiens»? 

Nous pouvons être parfois, quand nous sommes au mieux, le reflet des choses invisibles. Exactement comme un étang va refléter le ciel passant sur ses eaux. Je vis dans une forêt. Dans cette forêt il y des chats sauvages, des biches, des renards, quelques sangliers, et puis il y a pas mal d’oiseaux. J’en vois certains, d’autres me restent inconnus, à part leur chant. Les oiseaux sont des êtres qui me réjouissent profondément. Ce sont des «gens» que j’admire. Leur chant résonne pour moi comme la confiance même. Or il est lancé par des vies qui sont menacées de tous les côtés. Aucun oiseau n’est assuré de trouver sa nourriture chaque jour et ils passent un temps considérable à la chercher. Le plus beau – et vous pouvez le voir même en ville auprès des simples moineaux – est de voir ces oiseaux apparemment perdre du temps, chose que nous ne savons plus faire, et regarder à gauche et à droite, sans but précis, sans crainte. C’est tout à fait pour moi le geste d’écrire. Ce sont des maîtres d’écriture, les oiseaux. Ils sont épris du ciel, ils en viennent, ils le traversent mille fois par jour, et ils ont cette grâce de s’étonner, de regarder des choses qui nous paraîtraient infimes, des choses que nous n’apercevons pas. J’adore ce peuple des oiseaux. Marceline Desbordes-Valmore, un poète que j’estime, parle du «peuple d’en haut» à propos des oiseaux. C’est très juste. Ce peuple-là, si on lui fait confiance, si on le laisse aller et venir à ses affaires sans l’inquiéter, nous amène beaucoup. Quand je dis que ce sont les derniers chrétiens, cela doit être lu avec un sourire. J’entends par-là que cette confiance jetée comme ça au fond de l’univers, à partir d’une toute petite branche, à partir d’un buisson épineux, à partir d’une réalité très dure, cette mélodie de confiance qui est lancée, cet appel aussi qui est lancé, c’est le même appel que nous pouvons trouver dans les psaumes ou dans les cantates de Jean-Sébastien Bach.

 

Vous décrivez une femme qui serre chaleureusement les mains à trois mendiants sur les Champs-Elysées. Pour faire le contraste entre la fausse richesse et la vraie? 

Je ne vais pas parler de vraie richesse ou de fausse richesse. On tomberait alors dans un discours qui ne dérange personne. Le domaine des idées et des opinions, je n’y entre pas, ce sont des terres mortes. Les discours religieux ou spirituels ont tendance à mourir avant d’atteindre leur lecteur ou leur auditeur. Je ne parle pas ici de l’évangile, parce que l’évangile est impeccable, évidemment, il est parfait. Vous l’ouvrez et c’est comme si vous receviez des flèches en feu en plein cœur. Ça va tout droit. Il n’y a pas un mot de trop. Et malgré les apparences, cela ne vous fait jamais la morale. Je crois beaucoup à la force insurrectionnelle de la poésie. La poésie est une manière de dire les choses qui leur laisse leur force pure. Qui leur laisse toutes les chances de nous atteindre. Si on écrit, c’est pour foudroyer, sinon, ce n’est pas la peine, parce que vous avez tout laissé inchangé. Ce que j’aime dans la poésie, c’est la brutalité de cette grâce, de la beauté. C’est la force, le soulèvement du langage.

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« Le plus difficile est d’être humain »

8 Décembre 2014, 08:29am

Publié par Fr Greg.

« Le plus difficile est d’être humain »

Votre dernier livre s’intitule «La grande vie». A vous lire, cependant, on dirait que la grandeur de la vie est surtout dans les plus petits événements du quotidien… 

Christian Bobin: Le monde moderne est une entreprise de destruction méthodique des âmes, des appartenances et des liens profonds! De plus en plus, la vie, la grande vie, la vie immense, la vie éternelle se réfugie dans de toutes petites chapelles qui peuvent être une clochette de muguet, ou la poitrine brûlante d’un rouge-gorge, ou le poème d’un poète négligé. Ou aussi dans la paume d’un nouveau-né. Je ne parle pas des petites choses, je parle des grandes choses. Et je vois qu’elles ont trouvé un abri, parce qu’elles sont persécutées par la mécanique, le bruit, un état du monde qui nous laisse très peu en paix avec nous-mêmes.

 

Vous y parlez de vos parents. L’écriture permet-elle de redonner la vie aux disparus? 

Oui absolument. C’est même à mes yeux la vertu première de l’écriture. Là aussi, la vie dite moderne a élevé une muraille, entre les vivants et les morts. Je crois que cette muraille n’existe pas. Nous sommes redevables de personnes qui nous ont précédés. Le peu de ce que je sais de la vie, je l’ai trouvé dans les yeux de mes parents. Je l’ai déchiffré dans leurs gestes, dans leur manière d’être, plus encore que dans leurs discours. Cela semble légitime, et en tout cas cela me rend profondément heureux de les faire revenir sur la page blanche. De les faire voir, de les faire apparaître. Je crois que l’écriture est un art de la présence. C’est un art de la résurrection. Certaines choses vécues ne sont pas tout à fait vécues tant qu’elles ne sont pas écrites, tant qu’elles ne sont pas transmuées, soulevées par l’écriture. Le danger de ce que nous vivons parfois de beau, c’est de le laisser échapper dans le silence et que cela s’évapore. Que rien n’en reste. C’est lorsque j’écris que je comprends ma propre vie. L’écriture est pour moi une confiance nécessaire de la vie. Et cette écriture doit être la plus précise, la plus fine, la plus délicate et la plus forte possible. Il ne s’agit pas de l’écriture courante. Pas de ce qu’on va trouver dans la plupart des livres. Je ne fais confiance qu’aux poètes.

 

«L’ange qui nous a chassés du paradis a négligé de fermer quelques portes», écrivez-vous. Le voyez-vous dans le monde, le paradis? 

Oui, parce que je ne sépare pas ce monde de l’autre. Il y a un autre monde mais cet autre monde a la particularité d’être sans cesse mélangé à celui que nous vivons. Tout ce que je sais m’est venu du rire d’une jeune femme, qui n’est plus, m’est venu des silences paternels, m’est venu de la brillance d’une phrase sur la page d’un poète. Le silence d’un père, c’est grand comme une falaise. Et ce peut être éclairant comme un soleil. Le rire d’une jeune femme, ça a la force de dix mille printemps qui viennent éclater dans votre cœur. La page d’un livre, c’est comme une neige éternelle sur laquelle le soleil vient enflammer des atomes de pensées, de songes. Toutes ces choses-là, le rire, le silence, la page sont des choses éminemment matérielles ou du moins incarnées. Mais elles parlent d’une autre vie. Elles témoignent d’une autre chose.

(...)

http://www.bonnenouvelle.ch/

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Mon Dieu, je ne Vous aime pas

7 Décembre 2014, 08:46am

Publié par Fr Greg.

Mon Dieu, je ne Vous aime pas

 

« Je suis là, goutte à goutte, en train de disparaître…

Je ne suis rien… N’approche pas. 

Personne n’était Vous, ni chair, ni sang, ni voix,

Ni regard, ni pitié, dans le vide, personne !

… Dieu trop grand, trop noir, que je ne connais pas. 

Je laisse en m’endormant couler mon cœur en Vous

 Comme un vase tombé dans l’eau de la fontaine 

 Et que vous remplissez de Vous-même sans nous. »

 

Notes Intimes. Marie-Noël. 

 

 

 « Mon Dieu, je ne Vous aime pas, je ne le désire même pas,

je m’ennuie avec Vous. 

Peut-être même que je ne crois pas en Vous.

Mais regardez-moi en passant.

Abritez-Vous un moment dans mon âme, 

mettez-la en ordre d’un souffle, 

sans en avoir l’air, sans rien me dire. » 

 

« La communion pauvre »  Notes Intimes. Marie-Noël.

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"J'écris pour voir clair dans l'éblouissement"

6 Décembre 2014, 08:32am

Publié par Fr Greg.

"J'écris pour voir clair dans l'éblouissement"

Il faut contourner Le Creusot et, au-delà des étangs, emprunter un étroit chemin entre les arbres. La maison basse aux volets bleus se cache dans une clairière ourlée de foin. Sur la table de la terrasse, du café et une brioche. Sandales aux pieds et rire clair aux lèvres, Christian Bobin nous reçoit chez lui. Autant dire au bout du monde. 

Vous êtes vraiment à l'écart ici. Depuis quand vivez-vous là?

Mes infirmités sont nombreuses et l’une d’elles, c’est que les calendriers brûlent dans ma tête, les dates se mélangent. Je suis resté jusqu’à trente ans chez mes parents et j'ai habité ensuite dans un logement à côté, avenue de Gaulle, jusqu’à trente-trois ans à peu près. Après, j’ai émigré du Creusot au Creusot dans une rue qui s’appelait Traversière où je me suis laissé tutoyer par un tilleul qui était devant la fenêtre. Puis, avec mon amie [l'écrivain Lydie Dattas], on est venu ici. Cela fait six ou sept ans qu’on est là, dans la forêt. C’est à dix minutes du Creusot. Ce qui nous a décidés, avant même la maison, c’est le chemin.

Quand on cherche, ce n’est pas…

Oui, j’aurais dû vous le dire. Il ne faut pas se fier au nom du village où je me trouve. Ce sont les bizarreries de l’administration. Je suis comme en exil dans ma propre commune.

Vous dites que vous n’avez pas beaucoup voyagé, que vous êtes allé du Creusot au Creusot. Au fond, votre pays, c'est la page blanche?

Oui, de plus en plus. Mon pays c’est l’écriture. C’est un pays qui pourrait se comparer à la Terre promise. C'est-à-dire qu’on n’y arrive pas. Il existe et il n’existe pas. C’est un pays en apesanteur, un pays qu’on espère. Il est passé et à venir. Il est beaucoup plus à venir que passé d’ailleurs. Je n’ai pas de nostalgie.

Mais quand vous dites "Je me souviens du 12 mai 1944" à propos de Jünger (1). C’est quand même le passé…

Non, ce n’est pas le passé à ce moment-là. Quand je lis un livre qui me touche, la personne n’est pas morte. Elle est là, assise à table, voyez. Hier, je lisais un poète russe qui s’appelle Mandelstam. Chaque poète a sa singularité de même que chaque champignon a sa forme, sa couleur. Il y a des variétés innombrables et toutes ne sont pas répertoriées. La spécificité de Mandelstam, qui est sans doute le plus grand poète russe et qui est mort dans un camp sibérien en 1938, c’est que ses poèmes arrivent à attraper quelque chose que je croyais inattrapable. À savoir l’air que l’on respire. Il qualifie cette chose invisible qui passe entre les gens, qui est secrètement teintée par l’air du temps, les atomes de l’air. Ses poèmes sont extrêmement respirants pour le lecteur. Quand je lisais, il était sur la chaise, là. Il était à votre place.

On a bien fait, alors, de ne pas venir hier...

(Rires) On aurait mis un couvert et une tasse de plus. Il y a de la place pour tout le monde. J’attends des amis gitans, mon amie va les accueillir.

Quand vous lisez Mandelstam, c'est en traduction?

Oui, je ne connais pas le russe. Je prends plusieurs traductions. Évidemment, il y a une déperdition. Mais, comment dire, la parole poétique c’est la main dans le feu, c’est la main qui va chercher des morceaux du feu. Elle n’a pas le temps de se refroidir complètement quand elle nous arrive, même traduite. Donc, j’arrive à voir des brillances, des lueurs originelles. Cela dit, je me doute qu'un Russe qui ne connaîtrait que sa propre langue perdrait beaucoup de choses en lisant Rimbaud. Je regarde plusieurs traductions. Certaines sont un peu ampoulées. Certaines qui veulent aller dans le poétique poétique... Ce qui est la définition de l’horreur. Et il y en a d’autres, je sens qu’il y a quelque chose de libre, de vivant qui passe. J’arrive à voir, à travers l’interprète, le fantôme qu’il y a derrière lui, fantôme ô combien vivant.

Vous travaillez à quoi en ce moment?

Je travaille depuis quelques jours à un texte sur mon père. Il n’est plus là depuis 1999. Mais il n’y a pas la séparation. Je ne vis pas cette séparation entre les vivants et les morts ou, du moins, la démarcation ne se fait pas pour moi là où on la met, avec un peu de marbre et un peu d’oubli. Pas du tout. Jünger, Kierkegaard, Jean Grosjean sont des gens à jamais vivants. Ils ont frôlé quelque chose qui s’appelle l’esprit. Et le fait de l’avoir frôlé les a nimbés, protégés à jamais, a protégé leurs paroles et leurs livres. Ils sont à jamais vivants. Pour peu que nous, nous consentions à être vivants, ils le sont. Dès qu’on ouvre leurs livres, si on sort de nos routines, ces vivants absolus nous parlent.

A travers nous ?

C’est plus fort que ça. Il y a des gens qui sont d’aujourd’hui… Quand je prends le train - je ne veux pas faire de généralités mais je suis obligé de radicaliser pour faire voir - quand je vois des hommes d’affaires dans le train, je vois de plus en plus des visages qui diminuent dans l’humain. C’est comme si on enlevait une pellicule du visage. Le terrible, c’est que ce sont les gens eux-mêmes qui enlèvent l’humain de leur visage. Ils enlèvent l’humain comme on enlevait les masques jadis. Mais le problème c’est que derrière il n’y a plus rien. Il y a quelqu’un de très correct, de très poli, de lisse et qui a sur sa chair un peu blette des reflets bleutés d’électronique. Parfois, un contemporain me sera dix mille fois plus loin que Ronsard ou quelques autres.

Mais nous parlions de votre père...

Mon père, il est omniprésent. Il continue même de faire son travail d’éducateur en moi. J’ai été engendré par un soleil. Je suis comme un fils du soleil. Mon père était un homme simple et profond. Il avait l’intelligence la plus belle, celle qui vient de l’instinct et du cœur. Il était ouvrier, ensuite il a enseigné le dessin technique dans les usines Schneider. Ça, c’est sa fonction sociale. L’essentiel, j’aurais du mal à le dire mais c’est une confiance irraisonnable et merveilleuse dans la vie, qu’il m’a transmise, pas par les mots mais simplement parce que je l’ai vu faire.

Il lisait vos livres ?

Oui.

Et alors, vous en parliez ?

Ah, c’était beau. C’était beau parce que vers la fin, par exemple, quand cette maladie a posé sa main sur son épaule…

Alzheimer…

Oui. Comme souvent dans ce genre de maladie, on ne voit pas tout de suite ce qu’il se passe. On sent, on entend des choses un peu étranges, on voit des choses un peu particulières. Mon père a lu La folle allure (2), une histoire qui se passe dans un cirque en partie. J’ai appris qu’après avoir lu le livre, il s’est tourné vers ma mère et lui a dit : "Mais qu’est-ce qu’il raconte Christian, on n’a pas grandi dans un cirque!". Il avait pris le récit, une histoire inventée, pour une histoire réelle. C’est assez joli d’ailleurs. Autre chose m’a étonné à propos de cette maladie. Elle est beaucoup plus profonde et étrange qu’on ne le dit. Dans les premiers temps - ce n’est qu’après que je m’en suis rendu compte -, mon père marquait un étonnement de plus en plus vif sur tout. Il était étonné, de cet étonnement qui est pour moi la racine même de la poésie. Il est possible que la poésie qui est pour moi la santé absolue soit comme une sorte de maladie mais une maladie lumineuse. Mon père allait faire ses courses dans les endroits toujours les mêmes, auprès des mêmes commerçants, traversant les mêmes rues, et tout d’un coup il revenait à la maison et disait: "Je ne comprends pas, tout est neuf. Je regarde, et partout où je regarde c’est la première fois. Les arbres, les lieux, tout est neuf". J’ai trouvé ça émerveillant. Après coup, j’ai compris que le bateau du cerveau avait commencé à rompre les amarres… De mon père, je pourrais parler infiniment.

Et de votre mère ?

Elle était un peu plus énigmatique.

Elle était centenaire lors de son décès...

Oui. Elle est morte en mars de l’an dernier. Elle n’était pas très loin de sa cent-unième année.

Vous en parlez moins dans vos livres.

Je peux vous faire une réponse là-dessus. Jünger, qui est un écrivain que j’aime beaucoup, on lui a dit: "Mais vous ne parlez jamais de votre mère". Il a rétorqué: "Est-ce qu’on parle de l’air que l’on respire?"

Que vous aimiez Jünger, ça peut étonner quand même. Peut-être pour ses derniers livres... Mais Orages d’acier (3), par exemple...

Quand j’aime quelqu’un, je ne fais pas de détail. Je le prends dans mes bras et je l’emporte à jamais. Je lui ouvre une petite chambre dans la maison rouge du cœur. Avec ses défauts, avec sa jeunesse, les choses imprécises, les choses maladroites, tout ça. Orages d’acier, c’est quelque chose qui me plaît aussi. Très jeune, Jünger a une sorte de bravoure, il est comme enivré. Il a écrit un livre qui est un drôle de livre: La guerre comme expérience intérieure(4). Il faut bien entendre le titre. C’est un livre un peu nietzschéen, un livre épris du combat. Avec le temps son esprit s’est adouci. Moi je le tiens pour un écrivain aussi grand que Montaigne. C’est un Montaigne du XXe siècle. Il a la même vertu que Montaigne. Quand j’ouvre un de ses livres - je pense notamment aux journaux parisiens -, quand il est dans Paris occupé, quand son esprit vagabonde comme il l’a toujours fait, il a un soin pour la matière, pour les gens, pour les nuages, pour les livres, le même soin profond, très humain. C’est le soldat le moins militariste que je connaisse. Et c’est l’homme le plus fraternel pour la vie fragile. Quand il croise la première femme portant une étoile jaune dans les rues de Paris, il lui fait un salut militaire. Ce salut qu’on ne rend qu’aux vainqueurs, il le donne d’instinct aux martyrs. Son livre Sur les falaises de marbre(5) est sans doute le livre anti-hitlérien, antitotalitaire le plus radical. Il a failli lui coûter cher. C’est un homme, s’il est ivre c’est de songes mais pas de sang. C’est un homme de merveilleuse, de très bonne compagnie. Croyez-moi car moi je me sens en paix. Sauf si je pense que le tissu de la vie est la guerre, mais pas la guerre qui se pratique en Syrie.

C'est-à-dire...

Le tissu de la vie est une confrontation. On peut dire que c’est une guerre paisible. C’est une confrontation sans cesse. Quelque chose ou quelqu’un vient à votre rencontre et vous avez affaire à cette chose, à cette personne. Il faut faire émerger quelque chose, si possible, de pur, de lumineux. Alors qu’une fleur ou un arbre qui vient à votre rencontre c’est peut-être plus facile, encore faut-il avoir les yeux pour le voir. L’éternel est un peu captif de ce monde. Il faut l’en arracher. C’est pour ça qu’il faut avoir quelque chose de guerrier. L’idéal serait d’avoir une âme contemplative et guerrière en même temps. Un guerrier contemplatif, si vous voulez. C’est ce que j’aimerais être.

Il y a un autre écrivain qui est très présent dans vos livres, c’est André Dhôtel. Comment a commencé ce compagnonnage?Qu’est-ce qui vous attire chez lui. De quoi vous parle-t-il ?

Je ne sais plus quand ses livres sont arrivés jusqu’à moi. Mais ce que je sais c’est que dès qu’ils sont arrivés ils ne sont plus jamais repartis. Et ils ont ramené tous leurs frères un à un. Ce qui me touche c’est son toucher de la vie, c’est la justesse profonde d’un homme qui fait que la grâce est à l’intérieur de la disgrâce. Pour le résumer, je dirais - et il est tout entier là-dedans -, qu’il a écrit, ça fait une demi-page, le plus beau texte de toute la littérature de tous les temps. Je peux vous le résumer, ce texte. Il commence par une question d’enfant, Dhôtel a la vertu de commencer par une question d’enfant que nous ne poserions pas, que nous ne saurions pas poser. Est-ce qu’on peut détester une fleur? Il commence par répondre oui. Et il parle des achillées, des fleurs qui sont des ombellifères. Il dit "Un jour j’ai vu une achillée qui était grise pâle, un blanc sale, et je ne l’ai pas aimée". Ensuite, il continue et dit: "Je suis allé dans un autre jardin un peu plus tard et j’ai vu des fleurs de cette sorte-là, d’autres achillées mais colorées. Et elles étaient éclatantes, magnifiques. Je les ai adorées". Ensuite, et c’est là où ce texte me bouleverse, il dit: "Je suis revenu vers la première, c'est-à-dire la souillon, la rejetée et je l’ai aimée d’amour". On sent même qu’il l’a aimée plus que les autres. Et ça, c’est tout à fait le mouvement de ses livres.

Vous l’avez rencontré ?

Malheureusement, non. Mais j'ai rencontré Jean Grosjean.

Et avec Grosjean vous parliez de Dhôtel ?

Un petit peu, oui.

Comment vous vous êtes rencontrés avec Grosjean. Par ses poèmes ? 

C’est mon amie Lydie Dattas qui m’a présenté Jean Grosjean. En me le présentant, elle me présentait l’une des pensées les plus acérées sur ce monde et sur l’autre. L’autre monde qui est mélangé à celui-ci d’ailleurs. On peut même presque dire qu’il n’y a qu’un monde. Soit on le traverse en somnambule, soit on le traverse les yeux ouverts. Et ça change tout. Grosjean parlait beaucoup d’histoire. Il parlait de… Il parlait et sa présence redoublait et développait un autre discours que sa parole mais qui n’était pas contradictoire. Et sa présence est encore plus riche que sa parole. Sa présence silencieuse. Son visage était un manuscrit encore plus riche que ses livres.

Et ses poèmes?

C’est incroyable, ses poèmes. D’une simplicité qui fait penser qu’il n’y a rien tellement c’est parfait.

Il n’y a rien et il y a tout. Chez Dhôtel c’est un peu la même chose. C’est un fragment de miroir perdu dans un fossé…

Oui. C’est proche du Tao ce que Grosjean fait. C’est une sorte de taoïste qui traverse l’Évangile. C’est quelque chose de cet ordre-là. Et ce qui me touche dans ses poèmes, c’est que leur auteur est un des rares hommes qui ait su faire entrer un brin d’herbe dans un livre sans que le brin d’herbe se fane. Il continue à vibrer à chaque lecture. C’est très délicat comme présence, comme tenue dans la langue.

C'est quoi une phrase parfaite? Vous en avez écrit? 

J’ai une joie à rapprocher le langage de ce que mes yeux ont vu, à ramener le langage au plus proche de ce que mes yeux ont vu. Mais de là à dire que c’est parfait… Moi ce qui me plaît, ce qui me touche… Comment dire. Dans La grande vie, par exemple, j’aimerais que les choses me viennent de plus en plus comme "La lettre au petit merle" (6), voyez ? Et c’est un peu de la famille de L'Éloge du rien (7). J’aimerais quelque chose comme ça, qui vienne comme… Il y a un travail derrière. Mais en même temps, l’élan premier a amené les trois-quarts de la lettre, tout seul. Ça vient du vent. C’est le vent qui m’a apporté ça. J’ai juste eu l’intelligence, si c’en est une, d’attraper le papier qui volait et de le plaquer sur la table pour ensuite le mettre dans mon livre. C’est donné. Les choses heureuses sont données. Les choses parfaites, là j’en parle en tant que lecteur d’autres livres, sont aussi données. C’est le plus beau cadeau qui soit. Une phrase heureuse, c’est celle après laquelle vous n’avez plus à chercher. Ça s’appelle une clairière dans les contes de fées, c'est-à-dire, tout d’un coup, les ténèbres se sont en allées, ne serait-ce que pour un temps. C’est toujours pour un temps, pas plus.

Une lumière qui vous tombe dessus.

Voilà. C’est ce qu’on appelait jadis lorsque les rayons de soleil percent en oblique, une gloire. C’est ce que j’aimerais trouver comme lecteur, et éventuellement comme écrivain, dans le langage. Quelques rayons de soleil qui percent le langage comme ils le font avec le ciel naturel, et qui donnent naissance à ce qu’on appelle une gloire. Une gloire qui n’est la gloire de personne d’ailleurs. C’est ça qui est beau.

Comment vous écrivez, vous prenez des notes? Comment ça se passe?

J’ai mon ordinateur sur moi: c'est un feutre. Et du papier.

Le tracé est assez épais?

C’est une pâte. L’écriture est un domaine assez abstrait par lui-même. J’aime bien que ça garde quelque chose de concret. C’est un travail pictural pour moi. Ensuite, je fais porter mes pages au Creusot dans une boutique.

Pour qu'elles soient "tapées"?

Voilà. Je les fais saisir, je les corrige. Je n’ai pas internet pour l’instant. Je dis pour l’instant parce que bientôt j’y serai contraint.

Comment les mots viennent ?

C’est très simple. Si vous vous retournez… Mais vous ne le verrez pas d’ici. Il y a un églantier autour d’un arbre. Il y a quelque temps, je passe et je suis porteur d’un souci, d’une ombre. Tout d’un coup, je me sens comme interpellé par une fleur de l’églantier en raison de sa perfection. Et sa perfection, c’était sa mortalité. Elle était réussie et demain elle serait déchiquetée par le vent. Sa fragilité était celle d’une reine. Je me suis approché et j’ai regardé. J’ai vu le blanc du calice, les pétales formés et surtout le rose du pourtour. Et c’est marrant parce que je me suis relevé et je n’avais plus de souci, d’ombre. Ça m’a tellement touché que j’ai pensé que j’écrirais dessus. Ça vient comme ça l’écriture. Quand quelque chose ou quelqu’un m’interpelle. Ça vient du dehors, ça rentre en moi et c’est porteur de tellement de choses que pour les voir, ces choses, je suis obligé de les démêler. Écrire c’est les démêler. J’écris pour voir clair dans l’éblouissement que j’ai eu. Et paradoxalement de façon à ce que cet éblouissement arrive au lecteur ensuite. C'est-à-dire que la chose reste vivante. Il y a des perceptions qui sont mortifères, il y a des soins qui peuvent être inappropriés. Il ne faut pas évidemment que ce que vous avez vu soit sur la page comme un papillon transpercé par une épingle. Ce n’est pas intéressant. Pour moi, l’air doit passer entre les mots et entre les phrases. L’air doit rentrer dans le langage et le faire bouger un petit peu comme l’étoffe. Voilà. Alors, je ne prends pas de notes et je suis tellement touché que je pense que je vais écrire et peu importe si je ne le fais pas tout de suite. Ça peut être le lendemain, ça peut être une semaine après. L’impression continue de donner son timbre à l’intérieur de moi. Je continue à l’entendre. Si j’attends trop, les choses vont se diluer, se perdre mais pendant quelques jours, je sais que, à n’importe quel moment, je peux me mettre là et la chose va revenir. Mais je n’ai pas de plan, surtout pas, pas d’idée préconçue. Je veux juste transmettre quelque chose qui m’a traversé. Ce qui m'intéresse, c'est de transmettre un orage mais avec ses lueurs beaucoup plus qu’avec ses grondements. Si vous voulez, le feutre ça devient un sismographe. Ça transmet - idéalement car ça ne fait pas toujours ça - les tremblements de l’âme. Les tremblements de l’émotion que vous avez eue.

Quand vos livres paraissent en poche, par exemple, vous les relisez ?

Non. Ça m’arrive de reprendre un livre mais pour très peu de temps, juste pour vérifier que je ne suis pas en train de retrouver la même image. 

Et quand bien même...

Ce serait un peu gênant parce que je pense avec Grosjean - c’est une belle phrase de lui dans Clausewitz - que "le saint, le stratège et le poète ont le devoir de toujours surprendre". Je trouve que c’est vrai.

Est-ce qu’on peut vous définir comme un chercheur de merveilles ?

Non. Je ne suis pas chercheur. Je ne cherche pas.

À propos de ce beau texte sur Marylin: "Même dans l’enfer, et nous y sommes, il y a des merveilles" (8)...

C’est bien d’avoir relevé "et nous y sommes". Oui, c’est ça qui est étonnant. Nous vivons dans un enfer. La merveille est toujours à côté du terrible et parfois elle est dedans. Et si je mets plus l’accent sur l’une que sur l’autre, on va dire que c’est par courtoisie ou même par ce que je qualifierais d’élégance ou par désir d’élégance. Aujourd’hui, la coutume et la bien-pensance veulent que l’on insiste sur les ténèbres, et que, puisque tout est noir, on va rajouter une couche de noir. On va prendre une laque pour que ce soit bien plus solide. Notre monde est peut-être plus terrible qu’il n’a jamais été d’ailleurs. Mais je me dis: "Faisons le travail de celui qui va regarder, qui va trouver quelques lueurs au fond de cette cave". L’autre travail, qui est celui des fossoyeurs, ils sont tous candidats pour ça. Ils n’ont même pas assez de pelles et de pioches. Je préfère, par goût, pour des raisons même qui m’échappent, d’enfance, de tempérament, aller de ce côté-là. Mais je sais que l’autre côté existe, évidemment. Je creuse et quand je trouve quelque chose, c’est toujours sur un fond dur. Peut-être que si je n’avais pas eu cette ombre un peu forte sur mes épaules, je n’aurais pas vu cette lumière donnée par la fleur d’églantier.

C'est peut-être grâce à votre regard d'enfant. Vous êtes toujours en enfance ?

Alors écoutez... Tout à l’heure, j’ai cherché des photographies et je suis tombé sur ma tête de bébé. Ça m’embête un petit peu de le dire mais je n’ai pas beaucoup bougé (grand éclat de rire). J’ai vu une tête d’argile sur laquelle pouvaient se mettre toutes les émotions, un grand front, des yeux à la fois étonnés et inquiets. Je me suis dit: "Eh bien, je n’ai pas beaucoup avancé. ça m’a presque gêné" (grand rire). Oui, parce que si vous êtes un nouveau-né dans le monde, il va vous arriver des problèmes (rire).

Moi, je trouve que c’est une qualité. Par rapport à tous ceux qui pensent qu’ils vont faire tellement bouger, qu’ils sont devenus des seigneurs et des rois…

L'enfance est partout dans vos livres, l'amour aussi. Il est dévalué? Votre but c’est quoi, lui redonner sa pureté ?

Sa force, sa vigueur.

On vous l’a reproché parfois...

Oui. Mais ce n’est pas grave. Là-dessus, sur les critiques qui peuvent être très féroces, qui vont parfois très loin parce que ce sont des combats de boxe. On se paye la personne. Ça, c’est éternel. Freud disait: "Quand vous rencontrez de la résistance, c’est le signe que vous avez bien travaillé". Donc je n’ai pas trop mal travaillé parce que parfois je rencontre des résistances très fortes.

La psychanalyse vous intéresse? Vous citez Freud.

Tous les hommes qui ont cherché à réfléchir m’intéressent sans que j’épouse leur cause. Je n’ai pas suivi de psychanalyse, je n’en suivrai pas.

L’écriture est une psychanalyse.

C’est plutôt un dévoilement du monde que de soi. Curieusement, je m’enferme pour sortir. C'est-à-dire, j’écris donc je m’enferme à ce moment là, mais c’est pour sortir, de moi déjà. C’est pour prendre l’air. Moi qui ne voyage jamais, j’écris pour prendre l’air.

Vous ne voyagez pas, vous paraissez être quelqu’un qui est coupé du monde…

Non. Pourquoi? Je parais coupé du monde?

Vous suivez l'actualité?

Un peu oui. Il n’y a pas de jour où je ne lise pas de journaux. C’est peut-être une maladresse qui se trouve dans mon langage mais il faut distinguer le monde et les gens. J’aime les gens et je n’aime pas le monde. Et c’est parce que j’aime les gens que je n’aime pas le monde. C’est ce que le monde fait des gens que je n’aime pas. Donc ce qu’il se passe m’intéresse, bien sûr.

On a pensé à vous au moment de la désignation du nouveau pape. François est dans la droite ligne du Très-bas (9)?

Oui. De François d’Assises, en tout cas.

Vous l’avez regardé comment, ce pape ?

Je l’ai trouvé magnifique. J’ai vu la cérémonie après son élection. Je l’ai vu s’avancer sur ce balcon et j’ai entendu la simplicité de ses mots... Et j’ai vu aussi qu’il a réussi ce tour de force d’imposer le silence à tous les médias pendant une minute à peu près. Voilà un dompteur de lions. J’aime beaucoup cet homme. J’aime sa… Il a une sorte de radicalité bonhomme. C’est un faux simple.

On a dit qu’il était le disciple de François d’Assise. Vous pensez qu’il le mérite?

Ça, c’est le temps…

Vous qui avez bien connu François d’Assise. D'ailleurs, il est peut-être venu s’asseoir ici. Ou alors il viendra demain…

(Rire). Oui, il y a du passage, ici! Il y a du monde! (Rire). Qu'il le mérite? C’est le temps qui révèle les gens. Pour ce pape, on verra.

Est-ce qu’il y a des jeunes écrivains actuels que vous suivez particulièrement ?

Non. Pas vraiment. Je lis peu de choses d’aujourd’hui.

Ceux dont on parle, qui ont des prix…

Non. Je n’ai pas d’appétit pour ça. Je lis beaucoup de poésie. La poésie fait son propre ménage. La poésie fait son propre prix. C'est-à-dire que vous pouvez faire illusion aujourd’hui avec un roman parce que vous aurez pour vous la force, le culot de l’histoire. Vous ferez illusion pendant quelque temps. Mais un poème, c’est comme une fleur. Si ça ne tient pas dans l’eau, ça fane tout de suite. Comme les hortensias que vous m'avez apportés et qui ont l’air d’avoir bien supporté le voyage. On verra.

Propos recueillis par Didier POBEL et Bernard REVEL

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(1) Dans le dernier ouvrage publié par Christian Bobin, La grande vie, op. cit.
(2) C. Bobin, La folle allure, Paris, Gallimard, 1995.
(3) E. Jünger, Orages d'acier, Paris, Le livre de poche, 2002.
(4) E. Jünger, La guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 2008
(5) E. Jünger, Sur les falaises de marbre, Paris, Gallimard, 1979.
(6) Dans C. Bobin, "L'empereur du Japon", La grande vie, op. cit.
(7) C. Bobin, Eloge du rien, Paris, Fata Morgana, 1990
(8) C. Bobin, La grande vie, op. cit.
(9) C. Bobin, Le très bas, Paris, Gallimard, coll. "L'un et l'autre", 1992.

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l’amour, la solitude

5 Décembre 2014, 08:46am

Publié par Fr Greg.

l’amour, la solitude

 

Il y a deux choses en nous : l’amour et la solitude. Elles sont entre elles comme deux chambres reliées par une porte étroite. Ecrivant, on va de l’une à l’autre, incessamment. On ramasse ce qui est sous le ciel, ce qui brûle dans le sang. On en fait un bouquet de fleurs géantes, semblables à celles que découpent les enfants dans du papier peint. On l’offre à une jeune femme. Elle prend ce qu’on lui donne. Les lettres sont vraies dans le temps de les lire. Après elles s’effacent, elles se fanent. Elle les jette, elle en demande encore. D’autres lettres encore. D’autres phrases illisibles, comme celles-ci : je vous aime ; j’aime cet amour dont je vous aime, jusqu’à la folie, jusqu’à la bêtise. Ainsi de suite. Des choses comme ça, on écrit. On ne sait pas bien ce que l’on fait. Il y a ce que l’on connaît, qui est étroit. Il y a ce que l’on sent, qui est infini. Ce que l’on connaît flotte au-dessus de ce que l’on sent, comme une petite bête morte dessus les eaux profondes ? Ecrivant, on va contre toutes connaissances. Ce qu’on ignore, on l’appelle, on le nomme. On voit l’amour et la solitude : une seule chambre à vrai dire, un seul mot. C’est ce qui fait que l’on aime et que le temps se passe ainsi, dans l’attente lumineuse de ceux que l’on aime : car même quand ils sont là, on les espère encore. On touche leurs épaules, on lit dans leurs yeux, et la solitude n’est pas levée pour autant. Elle gagne en beauté, elle gagne en force, mais elle est toujours là. Ce qui a commencé avec nous – avec l’étoile de notre naissance  - n’en finira jamais de nous isoler dans l’espace : chacun enclos dans son désir, dans son attente. Nous sommes seuls dans le jour. Nous avons besoin de quelqu’un qui nous conduise dans la pleine nuit du jour, comme on mène un enfant jusqu’aux rives étincelantes du sommeil. Nous sommes seuls dans le jour mais nous serions incapables de découvrir cette solitude si quelqu’un nous en faisait l’offrande amoureuse. La révélant, en pensant l’abolir. L’aggravant en pensant la combler. Cette solitude est le plus beau présent que l’on puisse nous faire. Elle brûle dans le jour. Elle s’illumine de nos absences.

On continue les lettres. On regarde celle qui les reçoit. On voit cette jeune femme, comme elle est : inaccessible à elle-même comme à la passion qu’on lui voue. Déserte.

On écrit encore, on poursuit la lutte avec l’ange, l’aubade à la reine.

Christian Bobin, « Lettres d’or »

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Il ne faut pas s’épuiser à vouloir être trop pur.

4 Décembre 2014, 08:44am

Publié par Fr Greg.

Il ne faut pas s’épuiser à vouloir être trop pur.

« S’accepter soi-même, imparfait, tantôt saint à demi, tantôt à demi coupable, avec les remous incessants d’ombres et de lumière qu’est une âme vivant. Il ne faut pas s’épuiser à vouloir être trop pur.

 

Les âmes les meilleures, les plus nourricières, sont faites de quelques grandes bontés rayonnantes et de mille petites misères obscures dont s’alimentent parfois leurs bontés comme le blé qui vit de la pourriture du sol. » 

 

« Quand Dieu a soufflé sur ma boue pour y faire prendre mon âme, Il a dû souffler trop fort.  Je ne me suis jamais remise du souffle de Dieu. »

 

Marie-Noel. Notes Intimes.

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L’atelier d’Alberto Giacometti

3 Décembre 2014, 08:15am

Publié par Fr Greg.

L’atelier d’Alberto Giacometti
L’atelier d’Alberto Giacometti
"Tout homme aura peut-être éprouvé cette sorte de chagrin, sinon la terreur, de voir comme le monde et son histoire semblent pris dans un inéluctable mouvement, qui s’amplifie toujours plus et qui ne paraît devoir modifier, pour des fins toujours plus grossières, que les manifestations visibles du monde. Ce monde visible est ce qu’il est, et notre action sur lui ne pourra faire qu’il soit absolument autre. On songe donc avec nostalgie à un univers où l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même, à partir de quoi eut été possible une aventure humaine toute différente. Plus précisément morale sans doute. Mais, après tout, c’est peut-être à cette inhumaine condition, à cet inéluctable agencement, que nous devons la nostalgie d’une civilisation qui tâcherait de s’aventurer ailleurs que dans le mensurable. C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit, toute son œuvre me paraît être cette recherche que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel, sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi, de ses faux-semblants utilitaires, l’image qu’il nous en donne est magnifique. Récompense méritée, mais prévisible."

Jean Genet L’atelier d’Alberto Giacometti

 


A propos de L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet par Philippe Chemin

Jean Genet pose pour Alberto Giacometti à partir de 1954 jusqu’en 1958.
De ces moments passés avec Alberto Giacometti, il écrit L’Atelier, un récit étalé sur plusieurs années, retravaillé à la façon d’un journal, de notes, remarques, faussées, sans cesse reprécisées ou approfondies ; entrecoupé de dialogues avec l’artiste. C’est la description majeure d’un être si singulier qui rejoint Jean Genet dans ses questionnements sur l’Art, la représentation de la Réalité, la forme, le mystère de chaque être dans sa solitude. Genet écrit « qu’il tente surtout de préciser une émotion, de la décrire, non d’expliquer les techniques de l’artiste. »
Et tous deux se livrent, se confient. Ce qui en fait un texte essentiel de théâtre, récit et dialogues, que les acteurs peuvent prendre à leur compte, pour évoquer deux artistes si profondément humains.

J’ai découvert l’œuvre de Giacometti pendant la grande exposition rétrospective fin 1991 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Ce fut un énorme choc émotionnel. Dans les dernières salles il y avait des immenses statues qui imposaient une telle force, un tel mouvement dans leur immobilité, des corps morts qui requièrent le silence, que je suis resté médusé devant une telle charge de vie et de paix. Depuis il me semble que je n’ai pas passé un jour sans penser à ces statues, ce qui m’a amené à approfondir, à travers son œuvre et ses écrits, les réflexions de Yves Bonnefoy et de Thierry Dufrêne, mes connaissances de l’homme et de sa démarche... l’initiation à la peinture par son père Giovanni, peintre postimpressionniste, ses études avec Bourdelle qui avait été lui-même élève de Rodin, son engagement avec le groupe surréaliste, puis son grand retour au réel avec recours au modèle, sa redécouverte des impressionnistes et particulièrement Cézanne dont Giacometti adopte la touche unique dans ses sculptures ainsi que la remise en cause des règles de la perspective héritées de la Renaissance, jusqu’à son énorme bouleversement pendant une projection des actualités dans un cinéma de Montparnasse...

Il abat ce dernier écran en sortant sur le boulevard qui lui fait l’effet des Mille et une nuits. Il raconte dans un entretien : « Au fond j’ai commencé très nettement à vouloir travailler enfin d’après nature vers 1945. Il y a eu pour moi une scission totale entre la vue photographique du monde et ma vue propre, que j’ai acceptée. C’est le moment où la réalité m’a étonné comme jamais. Avant quand je sortais du cinéma, il ne se passait rien, c’est-à-dire que l’habitude de l’écran projetait sur la vision courante de la réalité. Puis tout à coup, il y a eu rupture. Ce qui se passait sur l’écran ne ressemblait plus à rien et je regardais les gens dans la salle comme si je ne les avais jamais vu. Et à ce moment, j’ai éprouvé de nouveau la nécessité de peindre, de faire de la sculpture, puisque la photographie ne me donnait en aucune manière une vision fondamentale de la réalité. » Je partage cette vision de Giacometti. On croit connaître le monde à travers des écrans qui ne donnent qu’une vue partielle sans profondeur. Regarder et écouter des êtres sur scène, c’est la découverte de l’inconnu, c’est le retour au réel dans un monde technologisé. Dans l’espace-temps du théâtre, un visage, un corps, une voix sont mystère. Thierry Dufrêne, dans son essai sur Giacometti, écrit qu’on peut rapprocher les figures de Giacometti du nouveau théâtre (Beckett, Genet, Robert Wilson). L’espace y est rendu sensible par des répétitions de figures placées là, sans rôle apparent, toutes tendent à s’identifier avec le chœur de la tragédie grecque.

Les personnages du chœur étaient là pour accompagner la prise de conscience du héros tragique : ceux de Giacometti ne sont-ils pas là pour nous faire prendre conscience de notre regard ? Giacometti écrit dans son carnet, Plus c’est vous, plus vous devenez n’importe qui... Mais vous n’êtes les autres qu’en étant au maximum vous-même, n’est-ce pas ?


« Je suis assis, bien droit, immobile, rigide ( que je bouge, il me ramènera vite à l’ordre, au silence et au repos ) sur une très inconfortable chaise de cuisine. Lui - ( me regardant avec un air émerveillé ) : «  Comme vous êtes beau ! ». - Il donne deux ou trois coups de pinceaux à la toile sans, semble-t-il, cesser de me percer du regard. Il murmure encore comme pour lui-même : « Comme vous êtes beau. » Puis il ajoute cette constatation qui l’émerveille encore plus : « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins. »

Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti

« Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. »

Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti

« L’infinie vanité de tout. Et le mystère existe sur tout, en tout. Toujours l’homme a exprimé dans l’art sa conception du monde, plus directe que la philosophie. »

Alberto Giacometti, Ecrits


Alberto Giacometti… une femme, je la fais immobile et l’homme toujours marchant

Peu de destins plus singuliers, dans l’histoire de l’art contemporain, que celui du sculpteur suisse Alberto Giacometti. Célébré dans les années trente, fêté par les surréalistes, présent au sommaire de toutes les revues d’avant-garde, il semble s’effacer de la scène artistique à partir de la seconde guerre mondiale, car il apparaît comme à contre-courant des grands mouvements de l’esthétique du temps.
C’est seulement vers 1960 que s’achève sa longue traversée du désert : rétrospectives, hommages, prix et grand prix (celui de la biennale de Venise en 1962) se succèdent, consacrant une démarche sans précédent et restée sans héritier.

Né à Stampa, en Suisse, en 1901, fils d’un grand peintre suisse post-impressionniste, Giacometti fréquente l’Ecole des Arts et Métiers de Genève. Après un séjour d’une année en Italie où Cimabue, Giotto, et Tintoret provoquent en lui un grand choc, il se rend à Paris en 1922 et étudie chez Bourdelle. Sous l’influence de Laurens et Lipchitz, il se soumet à la discipline cubiste avant de s’en détourner. Sa rencontre avec Aragon et Breton l’oriente vers le surréalisme. mais il s’accommode mal de la rigidité de cette doctrine.
A partir de 1935, il travaille d’après modèle et entreprend une recherche solitaire de huit années où se façonne l’essentiel de sa révolution esthétique. Il élabore ainsi les grandes œuvres qui, étirées en hauteur, feront sensation dans l’après-guerre : « une femme, je la fais immobile et l’homme toujours marchant. »

Dès 1950, des philosophes comme Merleau-Ponty, des écrivains comme Jean Genet, Georges Bataille, Michel Leiris, des poètes comme Francis Ponge, Yves Bonnefoy, André du Bouchet ont témoigné de l’importance unique de cette œuvre en laquelle ils reconnaissaient une communauté de préoccupations avec leur propre démarche.


« Une réflexion de Giacometti, souvent répétée : – Il faut valoriser... Je ne pense pas qu’il ait porté une fois, une seule fois de sa vie, sur un être ou sur une chose un regard méprisant. Chacun doit lui apparaître dans sa plus précieuse solitude. LUI. – Jamais je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête. Le seul fait de vivre, ça exige déjà une telle volonté et une telle énergie... »

Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti

L’atelier d’Alberto Giacometti

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Le public a toujours raison

2 Décembre 2014, 08:09am

Publié par Fr Greg.

Le public a toujours raison

"Envoûtant", "subtil, dérangeant et étonnant" : cet automne, la presse britannique ouvre ses dithyrambes comme des parapluies multicolores pour Florian Zeller et The Father 

Louanges méritées et voisinage logique, car, à 35 ans, Zeller est le meilleur dramaturge français, avec Reza.  

 

A ses débuts, il montre par des marivaudages modernes, entrelacs de désirs aux noeuds subtils comme une dentelle, son sens de la construction et du rythme; puis il prouve sa virtuosité en des comédies virevoltantes ; enfin, avec Le Père et La Mère, spéléologies de la douleur, il touche une note grave et juste.  

Après avoir accueilli le triomphe du Père, où Robert Hirsch en bouleversant vieillard nous entraînait dans sa mémoire en ruines, le théâtre Hébertot reprend La Mère, histoire d'une possession-obsession où Catherine Hiegel impose sa dureté fissurée

 

Vous reprenez La Mère, créée en 2010: la reprise d'une pièce est-elle sa réinvention?

Au théâtre, on réinvente tous les soirs : ce qui est proposé est unique et on ne le reverra jamais. La reprise est donc un prolongement de la nature même du théâtre et du pacte de création permanente passé avec le public. 

 

L'auteur n'est-il pas tenté de récrire son texte, à l'occasion?

Je me suis posé la question. Avec le metteur en scène, Marcial Di Fonzo Bo, nous avions beaucoup échangé, lors de la création, sur ce que les répétitions dévoilaient comme inachevé dans le texte. Nous avons considéré qu'il n'était pas nécessaire de reprendre ce processus. 

 

En serait-il de même pour une reprise, dans quelques années, de la pièce Le Père, sur la grande vieillesse, sujet que vont bousculer les progrès de la médecine et de la loi?

La vocation d'un texte est de survivre à la modification des regards. S'il n'y parvient pas, c'est que la pièce n'a pas assez de force. Je verrai bien... 

 

Cela sépare-t-il les pièces sur l'époque, périssables, des oeuvres éternelles, parce que plus littéraires?

Toute pièce a vocation à être le miroir de son temps, de la vie des hommes. Par l'expérience du langage, le public s'interroge sur lui-même. C'est cela que l'on vient chercher au théâtre, depuis ses origines. Je ne suis pas très sensible au théâtre d'idées, car sa forme est trop arrêtée par rapport à une époque : la scène m'attire parce qu'elle est un lieu de questions plus que réponses, d'abîmes plus que de certitudes. Je ne cherche pas à forger une arme politique. 

 

Une heure de tranquillité, par Patrice Leconte, Le Père, par Philippe Le Guay, sont en cours d'adaptation pour le cinéma. N'est-ce pas, pour l'auteur, abandonner ses enfants?

Oui, mais cet abandon est indispensable, car le cinéma, c'est une autre vie. Le film est celui du metteur en scène, la pièce est un matériau de travail. Je reste en retrait, et l'adaptation du Père portera un autre titre. La reprise d'une pièce, elle, est inscrite dans mon histoire. Proposer La Mère après Le Père, dans le même lieu, c'est réunir deux pièces issues de la même terre, de la même couleur. 

 

Pourtant, la Mère n'est pas un personnage sympathique, tandis que l'émotion nous saisit quand le Père s'enfonce dans sa nuit...

Les deux pièces, par-delà leurs singularités, cherchent à entraîner le spectateur dans la tête du personnage, à lui faire voir la réalité par ses yeux. J'ai voulu pénétrer le labyrinthe de l'égarement du Père, nous faire voir ce qu'il voit, nous faire vivre ce qu'il vit, cette réalité qui se dérobe, comme dans une expérience de caméra subjective. La Mère présente des scènes successives et apparemment similaires, des réalités multiples, afin de nous faire douter, de l'extérieur, de cette réalité : alors nous tombons aussi dans la psyché du personnage. 

 

Pourquoi, si souvent, proposez-vous les mêmes scènes en des versions différentes?

Cela correspond à une structure obsessionnelle dans mon écriture, à ma tentation de créer un vertige. Arthur Adamov dit que le théâtre est le lieu où se heurtent le visible et l'invisible. Je pense que peuvent s'y rencontrer le réel et l'irréel, le conscient et l'inconscient. Je cherche à provoquer un tremblement de terre : le sol n'est plus ferme, on peut douter de tout et tout est possible. Le spectateur doit faire ses choix, puis tout va disparaître de ce qui est là. Dans l'expérience collective du théâtre, il y a cette responsabilité : donner sa forme à l'éphémère. 

 

Pourquoi assistez-vous à de nombreuses représentations de vos pièces?

La place de l'auteur est d'être là, non pour écouter son texte, mais pour partager cette inlassable répétition d'une proposition chaque soir renouvelée, de ce miracle qui évoque la fraternité. Quand Louis Jouvet dit que le théâtre est un métier de fraternité, il ne pense pas seulement à celle qui unit les artistes, mais aussi à celle-là. Ici, le public n'est pas une foule solitaire, comme au cinéma, c'est un collectif vivant doté d'une âme provisoire. N'importe quel accident peut arriver, dont les spectateurs seront témoins, et cela les renvoie à leur propre précarité.  

Comme le dit Yves Bonnefoy, nous sommes promis au "devenir du sable". Je ressens cela avec force, surtout dans Le Père, où Robert Hirsch, homme de presque 90 ans, vacille vers son anéantissement. Lors des premières représentations, je ne savais plus s'il incarnait un destin qui se volatilise ou s'il était vraiment en train de disparaître sous mes yeux. On était alors légèrement au-delà du théâtre, c'est-à-dire dans la vocation profonde du théâtre. Lui-même s'est laissé emporter par cette perdition. Plus on jouait, plus il prenait de la joie, de la force dans cette expérience limite, et le public l'acclamait à la fois pour sa carrière et pour être allé jusque-là, jusqu'à la nudité absolue. 

 

Attendre l'accident, n'est-ce pas le vrai plaisir, un peu vicieux, au théâtre?

Les comédiens prennent de l'avance sur les accidents. Robert Hirsch arrive dans sa loge à 16 heures, pour jouer à 21 heures, et relit son texte. Devancer la crainte de l'accident, aller à sa rencontre, est vital. Fréquenter le même spectacle me permet de voir ce que seuls les comédiens connaissent : les microvariations qui font qu'un soir il y a la grâce et le lendemain, non. Je progresse alors dans mon métier d'auteur. 

 

Etes-vous superstitieux?

Non, mais je vis avec des gens qui le sont. L'extrême danger d'apparaître sur scène pousse à chercher la terre ferme partout. Fabrice Luchini m'a raconté que, quand il jouait Molly, de Brian Friel, sous la direction de Laurent Terzieff, le technicien eut un soir deux secondes de retard pour le noir final. Terzieff lui dit : "Si tu étais aux commandes d'un Boeing, ces deux secondes auraient fait 300 morts." Pour lui, entrer en scène était une question de vie ou de mort. C'est lorsqu'on donne cette importance au théâtre qu'il est beau. Même si c'est faux, même si c'est un artifice de la pensée, il est vécu sur scène et dans la salle, où l'on pleure, craint, rit comme si c'était vrai. Le "comme si", c'est la beauté. 

 

Comment vivez-vous succès et échecs?

Le public a toujours raison, en fait. Quand les spectateurs n'accrochent pas, on le sent physiquement, c'est une donnée objective, irréfutable. 

 

Que ressentez-vous en entendant un de vos textes dans une langue étrangère?

Je ris de phrases que je ne comprends pas, parce que je sais ce qui est derrière : c'est une sensation étrange. Mais mon théâtre n'est pas lyrique, sa langue est un matériau simple, banal. Ce qui m'intéresse n'est pas la phrase, dans son déploiement et l'impression qu'elle crée chez celui qui l'écoute, mais ce qui se tient derrière le dit et dans les silences. Par ailleurs, la construction a beaucoup d'importance pour moi, ce qui est de toutes les langues. 

Pierre Arditi, Catherine Hiegel, Robert Hirsch, Nicolas Vaude : vous avez beaucoup écrit pour des comédiens précis, identifiés à l'avance. Cela modifie-t-il l'écriture?

Cela cristallise les possibles. Le désir pour un comédien ne suffit pas pour écrire, mais il amorce le travail. Néanmoins, le vrai lieu de l'inspiration est ailleurs. Pour La Mère, le fait d'avoir eu un enfant peu avant, et de donner beaucoup d'amour, m'a incité à revenir sur le temps où, enfant, j'étais celui qui recevait cet amour. Je me suis senti alors comme un fils ingrat, parti jeune de chez lui, sans se retourner, alors que j'avais adoré ma mère. 

 

Pièce de remords?

Non, mais elle a trempé dans ma culpabilité et dans l'impression d'un chagrin. C'est le point de départ, ce que je tente de mettre en forme. Puis la recherche du ludique m'accapare : créer des fausses pistes, égarer le lecteur, le plonger dans le doute. De quoi est-on en train de parler? Ce que j'ai vu dans la scène précédente a-t-il vraiment eu lieu? 

 

Dessinez-vous un plan détaillé du labyrinthe?

Non, je le découvre en écrivant. Le moment le plus long est celui qui me mène au moment d'écrire : l'émotion qui m'inspire, le visage qui m'attire... C'est long et pénible. Quand je sais ce que je veux raconter, la pièce apparaît assez facilement. Pas en un seul jet, je dois l'élaborer, mais cela ressemble alors à ma façon de rêver, d'être moi. Je ne resserre pas les hypothèses, je laisse les possibles, les imaginaires s'épanouir. 

 

Avec des impasses?

Oui. Cela veut dire que la pièce n'existe peut-être pas. Il m'arrive d'abandonner au bout de deux pages. De même, j'ai parfois eu très envie d'écrire pour un comédien avant de sentir que ce désir ne donnait accès à rien. 

 

Changez-vous parfois l'ordre des scènes, juste pour voir?

L'écriture est rarement linéaire, je la conçois comme un piège, un stratagème, pour que l'on soit devant un puzzle dont il manquera sans cesse une pièce. Ce manque fondamental, qui empêche la pièce de se vivre comme définitive, est mon but. Le tableau ne doit jamais être complet. Pourquoi craindre d'achever une pièce, avec une vraie fin? Je n'ai pas peur. J'admire les pièces qui sont finies, parfaites. Avec Une heure de tranquillité, j'ai voulu offrir une récréation, sans que cela soit dévalorisant : alors c'est linéaire, fini. Fabrice Luchini voulait, lui aussi, aller sur ce terrain de la virtuosité comique, qui n'est pas moins exigeant, puisque la pièce a été créée en février 2013 et qu'il savait le texte par coeur dès août 2012. 

 

Etes-vous un disciple de Luigi Pirandello?

Non, dans ma généalogie, le plus important est Harold Pinter : comment saisir l'importance de ce qui n'est pas dit, employer des mots simples pour énoncer des choses cruelles, écrire "oui" en faisant com - prendre que le personnage pense "non". Cela donne au public, qui a saisi, un statut d'actant. David Lynch, par son travail sur l'égarement vis-à-vis du réel, m'a influencé. Jon Fosse aussi, avec son écriture obsessionnelle. 

 

Longtemps, vos pièces se terminaient bien, puis l'implacable s'est imposé : pourquoi?

C'est vrai, mes premiers écrits ressemblaient parfois à des cauchemars dont on finissait par se réveiller. Ce n'était pas de l'irré - solution vers la cruauté et la noirceur, mais une sorte de délicatesse pour le spectateur, et une volonté de relativiser - tout cela n'est pas si grave. 

 

Avec Le Père, c'est grave. Quand avez-vous changé?

Si tu mourais fut un premier pas vers un instinct plus tragique. Ecrire des pièces, c'est se chercher, et la destination est inconnue. Je fais néanmoins des pas de côté vers la comédie, avec La Vérité ou Une heure de tranquillité. Et La Mère est une farce, non une tragédie. J'ai l'impression d'écrire avec un instinct comique, même quand ce ne sont pas des comédies. 

 

Que sera Le Mensonge, votre prochaine pièce?

J'écris pour Pierre Arditi, avec le désir de le retrouver et de creuser la mise en abyme, car La Vérité et Le Mensonge se répondent; on retrouve les mêmes personnages... 

Vous êtes jeune : comment écrire des pièces encore pendant des dizaines d'années?

J'ai régulièrement la crainte d'avoir fait le tour de ce que je pouvais dire. Cette angoisse me tenaille quand j'écris, mais c'est en fait une étape de l'écriture. Pour le moment, je n'ai pas épuisé le mystère du théâtre. Et le mystère de la vie, lui, est inépuisable. A condition de savoir s'intéresser à tout ce qu'il se passe autour de soi : au monde, à son époque, à ceux qui nous entourent... Ecrire, c'est une question de disponibilité intérieure. Et moi, je crois que j'ai une capacité forte pour l'enthousiasme, pour l'empathie ou pour l'admiration. Je prends feu facilement... 

 

Florian Zeller en 9 dates

1979 Naissance à Paris. 2004 Premières pièces, L'Autre, avec Chloé Lambert, et Le Manège, avec Nicolas Vaude. 2006 Si tu mourais, avec Catherine Frot. 2008 Elle t'attend, avec Laetitia Casta. 2010 La Mère, avec Catherine Hiegel. 2011 La Vérité, avec Pierre Arditi. 2012 Le Père, avec Robert Hirsch. 2013 Une heure de tranquillité, avec Fabrice Luchini. 2014 Le Mensonge, avec Pierre Arditi 

 

 

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La vie ordinaire...

1 Décembre 2014, 08:58am

Publié par Fr Greg.

La vie ordinaire...

 

(…) Il y a très peu d’événements dans une vie. Parfois, il n’y a que l’événement de son désastre, de son lent engloutissement dans le désastre quotidien. Ainsi perd-on toutes forces, dans l’impur mélange des jours. Qu’est-ce donc que la vie ordinaire, celle où nous sommes sans y être ? C’est une langue sans désir, un temps sans merveille. C’est une chose douce comme un mensonge. Je connais bien cet état. J’en sais- par le cœur-la banalité et la violence. L’âme y est comme une ruche vidée de ses abeilles. L’âme, c’est-à-dire le corps, c’est-à-dire l’aube, c’est-à-dire tous les noms du monde, car tous les noms sont les pétales d’une unique fleur de songe, l’âme donc, s’abstrait, s’évade, s’ennuie. S’étiole.

Quelques semaines passent ainsi, trois, quatre tout au plus : l’éternité, celle qui gouverne le sommeil et les pierres. Je ne peux pas écrire pendant tout ce temps, pas même des lettres : la vérité me fait défaut. A quoi bon raconter des histoires, si soi-même l’on est devenu semblable à une histoire monotone et sans grâce ? Toujours j’ai connu ces absences, toujours je les connaîtrai. Elles ne m’inquiètent pas. Elles ne m’inquiètent plus. Ces heures-là, je les aime comme on peut aimer un enfant ingrat, réfractaire à nos désirs : d’un amour injustifiable, injustifié. En se dérobant à nos vœux, en échappant à nos appels, il nous enrichit à notre insu. Il nous contraint à développer en nous le  pur amour qui nous permettra de l’embrasser sans l’atteindre : un amour qui va à l’infini parce que son terme lui échappe, une attention qui s’accroît infiniment  pour être à chaque instant déçue.

 Oui j’aime ce temps stérile,peu glorieux. Il me protège d’être quelqu’un, il me met à l’écart, en retrait comme l’enfant qu’on envoie dans sa chambre, privé de dîner. C’est comme un temps de jeûne ou de fiançailles ; C’est comme veiller celui qui n’est pas là, et garder intacte la poussière sur son nom. Dans l’impossibilité d’écrire, dans la pénitence d’un temps qui perd ses heures comme un arbre perd ses feuilles, je lis. Je lis énormément et aucun mot n’est secourable. C’est une chose souvent éprouvée : cet abîme entre un savoir lourd, embaumé dans les livres ou les morales, et l’humeur aérienne de la vie qui va. On peut ainsi être instruit de tout et passer sa vie dans l’ignorance absolue de la vie. Ce ne sont pas les livres qui sont en cause mais la parcimonie d’un désir, l’étroitesse d’un rêve.

Au fond si la vérité nous fait parfois défaut, c’est parce que nous avons commencé à lui manquer, en prétendant la régenter et la connaître.

 

Christian Bobin, Le huitième jour de la semaine.

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