Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
QUE CHERCHEZ-VOUS ?

Je n'aime pas le luxe

2 Janvier 2020, 05:11am

Publié par Grégoire.

Je n'aime pas le luxe

Chaque fois qu'on lui parle d'un soleil couchant, la petite fille lâche tous ses jeux et court le voir. À 3 ans, à une cousine qui lui offre une bague, elle répond : « Je n'aime pas le luxe. » La réponse fait rire la famille aux éclats. Les familles se trompent toujours sur les anges qu'elles hébergent. La petite Simone Weil n'aimait en vérité que le plus grand luxe - celui de la contemplation.

Les premières années de notre vie sont plus chargées de visions qu'une vieille Bible de Gutenberg. En vacances à Penthièvre au bord de la mer, chaque soir, du haut de ses 9 ans, Simone Weil contemplait le soleil d'or fondu dans le néant des eaux. Accompagnant de sa pensée le dieu mourant, elle recevait en retour une leçon de courage - ne rien retenir près de soi, simplement saluer ce qui s'en va après nous avoir frôlés de son amour. Sa pensée peu à peu s'éleva comme un deuxième soleil. Les jeunes mères attentives au lumineux ruisselet du souffle de leur nouveau-né le savent d'instinct : il n'est pas nécessaire de mourir pour connaître un autre monde. Aimer et se taire suffisent. Le silence est le cadeau des anges dont nous ne voulons plus, que nous ne cherchons plus à ouvrir. Faire de son cœur un vitrail qui extrait de la lumière des jours les couleurs de l'Éternel : la petite fille de 3 ans exerçait déjà cet art supérieur de l'attention. Que reste-t-il de tous les livres lus ? Leurs cendres retombent sur le cerveau, un courant d'air les chasse.

Nous n'avons besoin pour traverser la nuit du monde que de quelques étincelles - quelques paroles d'un proche ou d'un inconnu, même pas des paroles, juste une intonation de bienveillance, assez pour y voir clair une seconde et continuer d'avancer. Lorsque quelqu'un est mort, on l'entend mieux. Le mardi 24 août 1943, vers dix heures et demie du soir, Simone Weil meurt et rejoint le soleil couchant de l'autre côté de l'horizon. Sa mort fleurit à Londres, ville aussi dépaysante pour un Français que l'Orient extrême. Trois jours avant, alitée, elle demande à une amie de lui préparer, quand elle reviendra la voir, une purée de pommes de terre à la française - « comme en faisait ma mère », précise-t-elle. Les mères enfièvrent jusqu'à la fin du monde le sang de leurs enfants. La nourriture est chose divine. Simone Weil n'eut pas le temps de goûter à la réconfortante purée.

Cette mort anglaise ressemble à l'extinction d'une étoile qui a donné jusqu'à son dernier gramme de lumière. Une petite fille saute à la corde dans le ciel rouge. Cette corde est un rayon de soleil. Ce rayon est une pensée. La fraîche attention à la vie fuyante vaut toutes les sagesses. J'ai été ébloui, presque aveuglé, quand j'ai vu hier cet homme et son enfant traverser la place de la Poste au Creusot : il portait sa petite fille sur ses épaules et j'ai cru voir les pyramides d'Égypte, l'élévation d'une prière jusqu'au soleil.

Christian Bobin

 

Commenter cet article
F
Quel texte magnifique.
Répondre