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Les vivants absolus

2 Janvier 2018, 03:08am

Publié par Grégoire.

Les vivants absolus

Vite, j'allume une bougie pour toi dans le jour pluvieux. Vite parce que tu es morte en 1886 et que les morts se déplacent à la vitesse de la lumière. J'ai un peu de retard sur toi, Emily. Emily Dickinson, mademoiselle nerfs d'acier, coeur d'ambre avec un ange pris dans la résine. La droiture de la flamme, le bloc intraitable de la cire avec sa base de ténèbres : pas de doute, cette bougie brille dans ta chambre à Amherst en même temps que dans le salon ici, dans la forêt. Mais comme tu es rapide. Les chevaux noirs de tes poèmes, à peine on les regarde, ils se cabrent, ruent, s'enfuient. Pourquoi je t'écris : parce que tu m'as cassé le coeur - comme une petite fille saisie par l'orage brise net le jouet d'un petit garçon, exactement comme ça. Je lisais un long poème méconnu de toi. Et à force de peser sur lui, de le mâcher et remâcher en son anglais et dans ses diverses traductions, comme ce jus guérisseur que les dents indiennes arrachent aux herbes - je t'ai vue. Aussi présente que cette bougie. Aussi folle de clarté. Ce qu'il montrait, ce poème : toi. Toi allongée sur un lit, avec les astres de tes morts tournant autour de ton âme. Emily.

Il faut tellement de silence pour être vivant, une puissance presque inhumaine de refus. Les peuples ont leurs diables et leurs anges. Ils ont aussi leurs poètes qui sont un peu des deux. À toi seule, tu sauves toute l'Amérique. Ce que tu découvres est si pur que tu dois à chaque seconde le taire. Les plus sensibles perdront toujours, mais quelle gloire leur défaite. Les roses par monceaux les acclament. L'air se souvient d'eux, pas du nom des vainqueurs. Emily, si adorablement violente. Malade, sans doute. Hystérique, sûrement. Sainte, peut-être. Mais quel joyau en robe blanche, ce corps qui vieillit à Amherst, ta manière de passer la vie comme une fleur, plantée dans ton enfance, la terre de tes terreurs, indéracinable. Les anges t'ont élue plus belle fleur d'Amérique. Tu craignais de mourir, tu avais hâte de mourir, tu pressais le raisin du langage, tu regardais couler le long de tes doigts ce vin de vigueur, les mots de la hache et du tendre. La bougie cligne de l'oeil à ton corps allongé dans le sous-bois du salon. Une bougie fait ton âme. Les pauvres dans la rue ont une main longue de dix kilomètres, qui vous décapite. Mais dans leurs yeux tu as ta chambre, un je-ne-sais-quoi de vivace, brillant mille fois plus que toutes les preuves du désastre. Emily, c'est péché d'écrire aussi vrai. Avant de sortir, je soufflerai sur la bougie mais je sais que tu resteras là, à m'attendre. D'ailleurs tu es partout. Nous sommes entourés de vivants absolus. Nous ne les voyons pas. Les autres, ceux que nous voyons, ce sont ceux qui croient vivre. 

Par la porte ouverte de la grange, deux hirondelles jouent à Pearl Harbor. 

Tu as raison : ne parlons jamais de ce qui est le plus précieux. On nous le volerait, ou cela mourrait d'être dit. 

Christian Bobin.

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