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Simone Weil, livrée pieds et poings liés aux fourches du réel...

18 Août 2017, 02:23am

Publié par Grégoire.

Simone Weil, livrée pieds et poings liés aux fourches du réel...

Les vrais penseurs, les seuls, sont ceux qui n’ont jamais pris la parole nulle part, dans aucune salle de séminaire aux tables vertes, aux lumières assassines. Personne ne leur a jamais demandé leur avis. Ils n’ont même jamais imaginé que ce qu’ils pouvaient sentir, espérer ou souffrir, avait quelques poids sur la route des astres, le cours du monde terrible. Ils se trompaient. Les pauvres, les mourants et les jeunes filles, tous ceux qui sont livrés pieds et poings liés aux fourches du réel, ceux-là sont les purs penseurs de l’éternel. Ils connaissent chaque carat d’une larme. Ils savent que le Dieu sans impatience est endormi dans un quignon de pain sec. Ils ne croient pas aux fables des moralistes et sentent que tout succès dans le monde repose sur un nombre prodigieux de meurtres et d’oublis. Simone Weil a parlé pour ces gens-là. Je crois qu’elle est la seule.

C’est mon père qui m’a appris à penser. Il me l’a appris sans s’en rendre compte, par la générosité sans protection de sa vie. Ma mère par sa mort a aussi taillé le marbre de mon cerveau, une hémorragie de pensée s’est répandue. La pensée c’est quand la gorge vous serre, quand soudain vous comprenez n’avoir presque jamais été à la hauteur de cette vie banale qui est à chacun de nous somptueusement donnée. 

J’ai la gorge sèche en lisant l’insupportable Simone Weil. Quand mes parents m’abandonnaient, car tous les parents, un jour ou l’autre, abandonnent leurs enfants, quand je mourais du monde dans un bus qui me déportait en vacances forcées, les virages de la route me faisaient mal au coeur. On me donnait, pour atténuer la nausée, un sucre imbibée de la liqueur de la grande Chartreuse. Chaque pensée de Simone Weil a ce goût de résine de sapin, de très haute et fière montagne de la grande Chartreuse. 

J’ai loupé ma vie comme tout le monde. Est-ce que vous croyez qu’on peut la réussir? Même le Christ a échoué et ses amis lui ont échappé comme l’eau entre les doigts. La pensée guérisseuse de Simone Weil invite tout à la fois au détachement absolu et à l’amour fou. Tenir ces deux choses en même temps serait réussir sa vie. Mais qui le peut? 

Dans les derniers jours Simone Weil demande qu’on lui fasse une purée comme sa mère lui en faisait « à la française ». Ce souhait misérable, qui ne sera pas exaucé, est pour moi le sommet cristallin de toute pensée, sa montagne magique. C’est par la misère d’avoir faim et froid que nous sommes nobles et que nous commençons à réfléchir vraiment. C’est par ce cri à la mère qui manque. Tout le reste est illusoire. 

Je suis ébloui par Simone Weil. C’est une amoureuse qui me fait peur. Je la vois traverser les champs d’Egypte; les ciels de Grèce. Je la vois dans les usines, ces bagnes très modernes. Elle cherche quelque chose qui résiste à notre besoin incurable d’être comblé. Ce quelque chose c’est la mort. La mort est un amour aux yeux sans fond qui a regardé mon père, puis ma mère, et qui un jour me dévisagera. Un masque d’or qui très lentement se tourne vers chaque nouveau-né. Le jour où je verrai le masque en face, j’aurai l’âme ensanglantée de soleil et je connaîtrai alors ce qui traversait le silence des pauvres et des colères de Simone Weil -cet amour épuisant, non voulu, inaccessible et seul désirable. 

 

Christian Bobin, Cahiers de l'herne.

 

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