Ce qui nous incite à chercher c'est l'espérance et elle est inépuisable même chez le
plus désespéré des hommes. Personne ne peut vivre une seconde sans espérer. Les philosophes qui prétendent le contraire, qui parlent de sagesse et ne font entendre que leur résignation à vivre
une vie sans espérance, ces philosophes se mentent et nous mentent. (...)
L'espérance, dans l'âme, est au principe de la respiration comme de la nourriture. L'âme a,
autant que le corps, besoin de respirer et de manger. La respiration de l'âme c'est la beauté, l'amour, la douceur, le silence, la solitude. La respiration de l'âme c'est la bonté. Et la parole.
Dans la prime enfance tout rentre par la bouche. L'enfant en bas âge prend l'air, la parole, le pain, la terre, il prend tout ça avec ses doigts contre sa bouche et il engloutit
l'air, le pain, la terre. Et la parole. Il y a une immédiateté charnelle de la parole. Il y a une présence physique de l'âme, donnée par la parole quand elle est vraie.
On peut reconnaître quelqu'un à la nature des mots qu'il mange. J'ai toujours vu les gens des
milieux culturels, à quelques exceptions bienheureuses près, comme des personnes qui ne se nourrissaient plus que de noms propres, quand ces noms avaient atteint une certaine maturité de gloire.
La culture et l'intelligence sont de deux ordres différents. On peut avoir l'une et être dépourvu de l'autre. On peut être cultivé et d'une bêtise épouvantable. L'intelligence cela vient de l'âme
et c'est donné à tout le monde par le seul fait de naître, même si tout le monde n'en use pas, n'ose pas user de sa capacité personnelle à la solitude, de l'intensité de la solitude de son âme
propre. L'intelligence ce n'est rien d'autre : une manière personnelle de se tenir devant soi et devant le monde, une manière propre à la personne de se laisser altérer par ce qui vient et de
chercher son bien à elle, rien qu'à elle, dans ce qui la traverse et parfois la tue. Lire par exemple c'est une des manifestations les plus simples de l'intelligence, cela n'a rien à voir,
absolument rien à voir avec la culture. Lire c'est faire l'épreuve de soi dans la parole d'un autre, faire venir de l'encre par voie de sang jusqu'au fond de l'âme et que cette âme soit
imprégnée, manger ce qu'on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n'est rien, n'a pas eu lieu, n'est même pas du temps perdu, est moins
que rien. Toute vie qui n'est pas bouleversée par la vie et qui ne va pas, seule, sans le réconfort d'aucune leçon, trouver son bien dans ce bouleversement, est morte. Ce qui est le bien d'une
personne c'est à la personne seule d'en décider, en ne s'appuyant que sur la lumière suffisante de sa propre solitude, au plus loin des convenances de pensée ou de morale.
L'intelligence cela ne s'apprend pas -cela s'exerce. La culture, oui, cela s'apprend- ça sort peu
à peu de l'entassement des longues études, ça s'ajoute à soi-même avec le temps et c'est aux mains de quelques-uns. Si on ne vit plus que dans la culture on devient très vite analphabète : il y a
un temps où, dans les milieux culturels, les œuvres ne sont plus méditées, aimées, mangées, un temps où on ne mange plus que les noms d'auteurs, leur nom seul, pour s'en glorifier ou pour
le salir. La culture quand elle est à ce point privée d'intelligence est une maladie de l'accumulation, une chose inconsommable que l'on ne sait plus consommer.
Christian Bobin, L'Epuisement.